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par Pierre Senges

Dans le document Générations historiennes (Page 26-29)

R.I.P DON QUICHOTTE

découvre ceci en page 14 : « Cette nuit-là, San-cho Panza se dit que la vie était étrangement faite, car de toutes les nuits passées avec don Quichotte, dans des auberges, des châteaux ou à la belle étoile, c’était la première fois que lui, d’habitude si prompt à s’endormir, passait une nuit blanche, alors que son maître, qui avait pas-sé toutes ses nuits, ou presque, à veiller […]

dormait comme un bienheureux ». Puis ceci, page 29 : « Aussi, le jour même de sa mort, l’histoire du chevalier en réveilla-t-elle cent autres, en fac-tion à ses côtés, n’attendant que ça, d’être racon-tées, et qui sans lui seraient restées éternellement dans leurs limbes. » Puis page 142 : « Et là, par-dessus la grande table de cuisine qui les séparait, virevoltant d’une paire de lèvres à l’autre, les sous-entendus dansèrent la sarabande, s’embra-sant en l’air telles des flammèches et incendiant les joues. » Plus loin encore : « Antonia eût même juré que les battements agités de son cœur ef-frayaient les pigeons. Mais non. » Page 345, l’au-teur n’a toujours pas renoncé à son style, ce qui est au moins une preuve de persévérance : « Toute la grâce de ses dix-neuf ans s’échappait comme un bouquet de roses de son décolleté et ses yeux brillaient d’un tel éclat qu’il n’était pas facile de rester à ses côtés sans être ébloui. » Le livre nous offre également, page 45, une « date immarcescible » (il s’agit du 5 juin 1614) : sans doute le jour où l’éléphant irréfutable de Vialatte se rend au marécage définitif de Manganelli.

Bien sûr, il est trop facile de soupçonner Andrés Trapiello d’avoir emprunté quelques-unes de ses meilleures tournures au Prosper Brouillon d’Éric Chevillard (« le son lugubre des pelletées de terre sur le cercueil ne parvenait pas à couvrir le tremblotement des étoiles du soir à peine sorties de leurs repaires »). Ceci dit en passant, l’auteur signale au chapitre IV que don Quichotte avait promis à son écuyer le gouvernement d’un archi-pel : cet archiarchi-pel n’existe que dans la version française d’Aline Schulman, Cervantès parlant d’une île ; les noms « Tiretoidela », « Chevili-gneux » et « Sidi Ahmed » proviennent de la même source (traduction publiée au Seuil en 1997).

Il a fallu mille deux cents pages à Cervantès pour faire mourir son don Quichotte, le temps de quelques fugues et d’un dernier testament ; An-drés Trapiello a lui aussi visiblement un peu de mal à escamoter son chevalier, même s’il promet dès le titre de raconter un après tout aussi

pica-resque. Ainsi, don Quichotte ne cesse de trépas-ser au cours des premiers chapitres : page 9, page 20, page 24, page 30 (« Don Quichotte mourut par une journée d’une chaleur écrasante »), page 31 (« Don Quichotte mourut ce matin-là »), page 46 (« Don Quichotte mourut dans une chambre

»), et page 49 (« Après cela, don Quichotte ne dit plus rien, il s’éteignit en deux jours »).

Ces reprises d’un même motif pourraient per-mettre des variations, selon divers points de vue ; mais l’auteur préfère renoncer à la virtuosité fa-cile de Mankiewicz pour faire preuve, plus cou-rageusement, d’un art de la redite et de la confu-sion – et si Quichotte agonise tantôt en neuf jours, tantôt en trois, tantôt en deux, tantôt en l’absence du médecin, tantôt sous son regard ; si sa mort est constatée par le barbier au premier chapitre, par la nièce au deuxième, à nouveau par le barbier (mais avec le médecin) au chapitre V ; si Sancho Panza entre dans la chambre du défunt et tombe à genoux tout en restant recroquevillé dans un coin ; si on sait et on ne sait pas de quoi souffre Quichotte ; si sa mort ne prend personne de court page 15 (« ils s’étaient fait à l’idée ») et étonne tout le monde page 24 (« personne n’eût pu imaginer don Quichotte malade ») ; s’il fait les cent pas du matin au soir tout en passant la journée prostré au lit, s’il distribue son argent à tout-va mais doit en emprunter à tout le monde, et s’il donne par moments l’impression d’être une sorte de chat de Schrödinger à la fois mort et vi-vant, c’est sans doute parce que « dans cette his-toire, on n’a pas besoin de savoir comment les choses sont arrivées, elles s’enchaînent telles les cerises, peu importe l’ordre, elles arrivent comme ça, comme dans la vie, et une fois qu’elles sont arrivées, on ne peut plus revenir en arrière ».

Certes, mais on peut s’arrêter là ; c’est ce que ferait le lecteur paresseux – comme le chroni-queur abattu, d’autant qu’il a toujours eu du mal à enchaîner les cerises. Ce n’est pas ce qu’a fait Emmanuel Hecht, des Échos, puisqu’il nomme ce roman « une prouesse », avant de faire cette confidence : « il n’y a pas d’autre mot ». Preuve qu’on peut dire beaucoup avec un vocabulaire réduit.

Allons, encore un petit effort : au chapitre IV, Andrés Trapiello déclare ceci à propos de don Quichotte : « Les histoires de chevaliers errants et tout le tintamarre dont il a beaucoup été ques-tion ne furent qu’un prétexte » : hypothèse so-brement provocatrice dont on pourrait tirer un

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livre entier, ou bien un paragraphe. Au lieu de ça, l’auteur s’impose un devoir plus humble : consa-crer l’essentiel de son chapitre à une paraphrase du Quichotte : la première sortie, l’autodafé, la deuxième sortie (« des personnages sans histoire apparaissaient si soudainement qu’ils disparais-saient avec une histoire »), les premières ba-tailles, les coups donnés et les coups reçus. « Les aventures liées à cette brève sortie devinrent très célèbres, surtout celle des moulins à vent », pré-cise Trapiello, pour ceux qui auraient confondu jusque-là don Quichotte avec Sherlock Holmes.

On le sait, toute paraphrase est potentiellement une amélioration ; l’idée d’une faveur probable a sans doute incité Andrés Trapiello à tenter sa chance – après tout, c’est humain, et même si ça ne l’était pas, ce serait pardonnable.

Comparer le don Quichotte de Trapiello à celui de Cervantès est une révélation : Cervantès écrit par exemple : « Comme j’aime beaucoup lire, même les bouts de papier que je trouve dans la rue, je me laissais aller à mon penchant et pris un des cahiers que le garçon s’apprêtait à vendre. » Écrites distraitement, ces trois lignes ne sont là que pour justifier l’improbable achat d’un manuscrit. Trapiello écrit en revanche : « Cervan-tès avait une passion pour tout ce qui touchait aux papiers. S’il en trouvait un par terre, il

préfé-rait s’arrêter et le ramasser en pleine rue que de ne pas le lire. » À notre époque du livre numé-rique, cet éloge du papier est une audace dénuée de toute nostalgie ; par ailleurs, parler de ce qui touche au papier souligne avec tact la matérialité de la chose, ce que Cervantès néglige. De plus, Trapiello prend soin de signaler que l’amateur de papier s’arrête puis le ramasse avant de le lire : le lecteur d’aujourd’hui ne peut qu’être sensible à cette logique locomotive ; il faut noter enfin avec quelle subtilité le mot rue est doublé par les mots par terre, qui manquaient à l’original. Et là où Cervantès écrit : « Au nom de Dulcinée du Tobo-so, je restai frappé de stupeur », Trapiello choisit d’écrire : « Le cœur de Cervantès, à la seule mention de ce nom, se mit à battre à tout rompre

» – on en déduit que le progrès en art existe.

Pour le reste, le livre fait défiler l’ensemble des personnages des deux parties de Don Quichotte, y compris le duc et la duchesse ; Trapiello prouve qu’il sait son Quichotte, et semble avoir choisi l’exhaustivité comme un critère d’excellence ; au chapitre XX, un débat s’engage comme de bien entendu entre partisans du Quichotte de Cervan-tès et partisans du Quichotte d’Avellaneda ; de tout cela résulte un surcroît de pages conscien-cieusement remplies : la dramaturgie s’y dilue comme elle le fait au cours de ces séries télévi-sées en cent vingt épisodes – ce qui est naturel, s’agissant d’une suite.

Littérature étrangère p. 28 EaN n° 93

John Edgar Wideman Mémoires d’Amérique

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas Gallimard, 272 p., 21 €

John Edgar Wideman est un écrivain qui résiste.

Parce qu’il déploie une conception en partie poli-tique de la littérature, par les sujets qu’il aborde, par la violence de son œuvre. Parce que c’est un écrivain ardu aussi, qui ne fait pas de cadeau au lecteur et le confronte à l’opacité, à l’épaisseur de la fiction. Parce que c’est un écrivain qui pense, effectivement, le geste d’écrire dans l’existence.

Car tout l’enjeu de l’œuvre de Wideman se trouve dans l’intrication entre l’existence – ce qui est propre, intime, traumatique –, des enjeux poli-tiques et moraux et la forme de la littérature elle-même. Tous ses textes se lisent ainsi, comme en profondeur, à la manière dont un foret traverse des couches de terrain. Il faut que le lecteur ad-mette une lecture plurielle, dynamique, enchevê-trée, perturbante.

La forme brève – des cinq recueils de Wideman, Mémoires d’Amérique est le premier traduit en français – accentue la sophistication du dispositif narratif qui, à chaque texte, se rejoue, se reconfi-gure et se combine, faisant de ce livre une sorte de condensé de son travail. On y retrouve tous les thèmes centraux de son œuvre : la question ra-ciale, bien évidemment, l’histoire, la dimension autobiographique, la honte, la distinction sociale et un discours sur l’écriture elle-même. On y per-çoit aussi la variété tonale de l’écrivain, la virtuo-sité des dispositifs narratifs qu’il invente, la ma-nière dont les formes se répondent et se che-vauchent pour produire un discours nettement plus continu qu’il n’y paraît. C’est que ces nou-velles ne se lisent que les unes avec les autres, dans une sorte de superposition permanente. On y trouve des échos, des reprises, des contrepoints.

Tout s’y tient. Malgré une première impression de quelque chose d’hétéroclite, comme si certains discours ne pouvaient se rencontrer, Wideman parvient à composer un recueil d’une forte cohé-rence. Il impose une véritable lecture d’ensemble où chaque texte, quelles que soient sa forme, sa longueur, son thème ou son ton, semble répondre aux autres. C’est une sonate qui rencontre le free jazz.

À une époque où l’univocité des discours et l’emporte-pièce prédominent, où les fractures raciales aux États-Unis s’accentuent, où la ques-tion de l’identité est omniprésente, il faut lire Wideman : pour se défaire de clichés sur la litté-rature afro-américaine, pour se confronter aux contradictions profondes des discours identi-taires, pour réaliser, à proprement parler, la vio-lence sociale et mentale qui submerge les indivi-dus, pour se rappeler que la fiction, l’écrit, le tra-vail de la langue, demeurent essentiels. Wideman résiste aux facilités et oblige ses lecteurs à un effort, à une concentration continus. Il propose de traiter dans un même élan l’individu et le collec-tif, la mémoire et le présent, l’histoire et la fic-tion, le vrai et le faux, le blanc et le noir…

Ces Mémoires d’Amérique (on ne glosera pas sur cette traduction d’American Histories) consti-tuent tout autant une histoire matricielle qu’une introspection extraordinairement franche. Les sujets s’entrecroisent : on passe de Nat Turner qui soliloque avant d’être tué à une rencontre fictive et symbolique entre Frederick Douglass et John Brown mettant en perspective la nécessité de la violence politique et symbolique ; de divagations critiques à partir de Downton Abbey ou du film de Hong-jin Na The Murderer à un professeur noir de creative writing discutant d’un texte d’une étudiante blanche qui met en scène une noire ; d’un mari infidèle qui subit des tests sanguins à une réflexion sur la manière dont des enfants se débrouillent du crime de leur père… On pourrait trouver là une forme de juxtaposition, une

Dans le document Générations historiennes (Page 26-29)