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par Pierre Tenne

Dans le document Ambroise 
de mille ans (Page 39-42)

AMBROISE DE MILLE ANS

fragrances indéniablement foucaldiennes (souci de soi, pouvoir et vérité, etc.). Il s’agit alors pour le lecteur de se frayer un chemin parmi ces traces laissées par Boucheron dans un livre dense mais ac-cessible, permettant des niveaux de lecture infinis.

Le premier chemin de lecture est bien sûr celui balisé par les engagements intellectuels et scienti-fiques de l’auteur. Pour le lectorat déjà au fait de ces derniers, il s’agit certainement du moins cap-tivant, ou de celui qui irritera à n’en pas douter les nombreux détracteurs du professeur au Col-lège de France. On imagine sans peine les re-proches d’hybris et de superficialité d’une dé-marche assez propice à être lue comme une


Histoire p. 39 EaN n° 74

Francisco de Zurbarán,
 Saint Ambroise (1627)

AMBROISE DE MILLE ANS

succession de recettes et de « trucs ». L’enchaî-nement des chapitres met ainsi en exergue une volonté hypnotisée de rompre toute continuité chronologique, baladant cahin-caha le lecteur à travers les douze siècles qu’envisage l’ouvrage, tout en proposant par endroits des périodisations régressives, remontant le temps à rebours des habitudes historiennes classiques. Ce tropisme de la démarche illustre avec éloquence l’apparte-nance historiographique dont Boucheron ne s’est jamais caché : histoire mondiale, connectée, in-terdisciplinaire, expérimentale si l’on veut, dés-inhibée sans aucun doute. Plus que ces dé-marches, on pourra regretter l’inscription limi-naire du propos dans un programme philoso-phique et interdisciplinaire que le livre ne pour-suit pas réellement, et c’est tant mieux : ainsi de l’enchaînement quelque peu indigeste de réfé-rences à Hegel, Derrida, Badiou, Milner, Bastide, qui à nos yeux traduit plutôt les familiarités intel-lectuelles de l’auteur que celles de son ouvrage.

Cet engagement de l’histoire faite par Patrick Boucheron étouffe souvent médiatiquement le reste de son travail, au risque de méprises et de déformations étonnantes. La trace et l’aura est ainsi l’occasion de rappeler la rigueur et la for-midable érudition du médiéviste, jamais prises en défaut dans un texte se donnant la tâche pourtant impossible de synthétiser tant d’histoires et de références en un peu plus de trois cents pages. Le défi est relevé avec brio et profondeur, par un auteur sachant pointer lui-même les limites de ses compétences sans craindre d’en proposer des transgressions possibles. L’essai invite ainsi à repenser sous l’angle d’une archéologie ambro-sienne bien des domaines historiographiques avec lesquels il dialogue : de la question de l’his-toire du communalisme italien qui permet de re-trouver les travaux de Cinzio Violante ou plus récemment d’Élisabeth Crouzet-Pavant à celle des Patarins mis en regard avec l’histoire ita-lienne des Guelfes et des Gibelins, Patrick Bou-cheron chevauche les mémoires de son Père de l’Église dans un parcours qui interroge de larges domaines de recherche, sachant les problématiser et les aiguillonner de façon stimulante.

De ce point de vue, les chapitres consacrés à la liturgie – territoire oublié par la recherche fran-çaise de la Renaissance – sont parmi les plus en-thousiasmants de l’ouvrage et en synthétisent bien des ambitions. La capacité de La trace et l’aura à percevoir dans la réforme tridentine de l’Église et

la liturgie ambrosienne, sous la férule du cardinal Charles Borromée (archevêque de Milan entre 1564 et 1584), les traces de toutes ces mémoires et de tous ces fantômes, laisse espérer que d’autres recherches viendront compléter ces esquisses. Seul bémol à cet enthousiasme, facilement explicable par les spécialisations et périodisations du champ historique : l’absence de références à certains tra-vaux sur la réforme catholique venus souvent d’Italie (on pense aux ouvrages d’Adriano Prospe-ri, Paolo Prodi ou encore Massimo Firpo) ou plus rarement de France (Alain Tallon).

Ambroise de Milan se démultiplie sous la plume de Boucheron, se fige dans les pierres mouvantes de l’architecture milanaise, dans les chants des églises lombardes et les querelles politiques ita-liennes. Le goût de l’auteur pour l’analyse histo-rique de concepts exogènes à la discipline confronte alors le saint catholique à des termes qu’on lit peu dans la littérature patristique ou théologique ; fantômes et spectres côtoyant sans ambages l’aura de Benjamin et la mémoire de Mona Ozouf, ici réévaluée. Cette capacité d’ac-climatation proprement interdisciplinaire, en dé-pit des réserves précédentes, n’a rien d’un ressort convenu et permet de tisser le fil rouge d’his-toires apparemment disjointes autour d’Am-broise, dont on découvre au fil de la lecture qu’il les noue pourtant toutes.

Réussir un parcours historique si virtuose sans tomber dans une quelconque superficialité est une gageure qui justifie à elle seule qu’on lise La trace et l’aura. Les détracteurs de Patrick Boucheron, souvent horrifiés par sa volonté d’enfin émanciper l’histoire du roman national, ont pu le grimer en

« fossoyeur du grand héritage français » (Alain Finkielkraut) ou en preneur d’otages de la disci-pline historique (Pierre Nora) quand ce n’est pas l’extrême droite qui fait de lui le grand dissolvant de la France éternelle… Ces incontinences réac-tionnaires n’ont pas d’autre intérêt que de révéler les artifices d’un air du temps à l’intellectualité factice, et on espère qu’entre autres réussites La trace et l’aura pourra, sur un sujet moins clivant, convaincre ses lecteurs que Boucheron est un his-torien majeur de notre temps, qu’on devrait lire avec moins d’émotion militante et plus de rigueur et d’honnêteté. Au crédit de l’historien, ses zéla-teurs ont de quoi mettre en avant l’exhumation à nouveaux frais et pour un public élargi de la figure d’Ambroise de Milan, restituée à travers l’archéo-logie des vies posthumes et des mémoires sédi-mentées sur tant de siècles.

Histoire p. 41 EaN n° 74

Masha Cerovic


Les enfants de Staline.

Dans le document Ambroise 
de mille ans (Page 39-42)