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par Pierre-Antoine Fabre

Dans le document Promesses du dehors (Page 26-29)

UNE VIE EXTIME

Il aura fini par réduire tout l’espace du ghetto […] Sur les photos de cette époque, seul émerge d’un paysage de rocaille le clocher de l’église la plus proche ».

Mais Pour commencer encore est, lui aussi, tout entier travaillé par cette insistance du passé dans le présent : « je voudrais mener grâce à toi une sorte d’anamnèse […] qui servirait moins à iden-tifier une cause passée de mon statut présent qu’à faire lever une chose présente de mon désir, c’est-à-dire la cause future d’un travail » ; « faire lever une ressouvenance […] Je ne me souviens pas […] Je me souviens ».

Or tout cela, ce passé impossible, c’est parce que, en exil de lui-même, comme sa ville natale était un lieu hanté par ses ailleurs – l’Algérie de son père, la Pologne de sa famille maternelle –, Didi-Huberman n’a cessé de devoir exhaustivement conquérir des territoires qui n’étaient par défini-tion pas les siens, puisqu’il n’en a pas. Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus « bouleversant » – pour reprendre ce mot, qui est celui d’une conversion sans terme – dans l’hétérographie de Pour commencer encore ; car surgissent dans ces pages tant de milliers d’autres qui, depuis qua-rante ans, ont construit l’habitat d’une intelligence acharnée – comme en témoignent d’ailleurs, dans Éparses, de nombreuses références à des livres antérieurs qui ne sont pas des rappels à l’œuvre mais les stations presque sacrificielles d’une mi-gration permanente, dans laquelle il a pu inquiéter autant de lecteurs qu’il en a séduit.

Le second effet de l’écriture de ces deux livres, au-delà du maintenant, c’est – et je viens déjà d’en dire quelque chose car on ne peut les distin-guer que pour l’analyse – le « hors-je » par lequel s’amorce Pour commencer encore : « Il faudra accepter, écrit Didi-Huberman à Philippe Roux, que je te réponde souvent avec des hors-je, des choses, des images ou des pensées qui viennent d’ailleurs que de moi […] sujet […] mis en pièces, épars, ouvert par tous ses hors-je » (p. 13, je souligne) ; ou encore : « le “hors-je” : quand le travail lui-même prend la parole ».

On peut lire dans le même sens de ce « hors-je » tout ce qui relève, dans Éparses, de la citation, de la transcription, de la réécriture : toutes ces bribes échappées à la destruction et pour lesquelles Didi-Huberman fabrique un autre tabernacle, par lequel elles voyagent au-delà du bidon de lait

rouillé où elles ont été retrouvées. Lettres échan-gées entre les ghettos de Pologne, lettres jetées depuis les trains, fragments de journaux, tout ce qui, dès le départ de l’entreprise d’Emanuel Rin-genblum, que Didi-Huberman ne fait que « com-mencer encore », a voulu être un « testament », c’est-à-dire aussi une nouvelle arche, ou arca, caisse, tombeau ouvert un jour mais dont rien n’est ressuscité : seules ces lettres mortes et qu’il faut déchiffrer ; seules ces « archives », sédimen-tation d’une tradition et invention d’une origine ; seules ces photographies qu’il faut interroger, comme des cartes déposées, mais pour quelle divination ?

Récrire, et rephotographier : au plus intense peut-être de l’intimité ou, mieux là encore, de l’extimi-té qui est la leur par le reflet de chacun d’eux dans l’autre, il y a les photographies, dans les marges de Pour commencer encore, ou en forme de frontispice de chacune des entrées d’Éparses.

De ces images, à l’expérience desquelles on peut renvoyer le « lecteur », deux choses seulement.

D’une part, ce sont, pour Éparses, des « photo-graphies de photophoto-graphies », comme le souligne l’auteur, et c’est une autre manière de « commen-cer encore » ; et ceci d’autant plus que le docu-ment original devient souvent presque invisible et que nous sommes donc face à face avec le main-tenant de cette re-production, la fenêtre s’étant comme brouillée, opacifiée, et ce qu’il y a à voir étant lui-même peut-être « déjà flou ». D’autre part, ce travail, cette peine du regard à tenter le déchiffrement de ces clichés furtifs ou alors des très petits formats des marges de Pour commen-cer encore, ou au contraire des plans trop rappro-chés du cahier de photographies qui fait la fin de cet autre livre, ce travail force à un ajustement constant de la distance – cet ajustement à la « distance » auquel Didi-Huberman consacre par ailleurs plusieurs pages d’Éparses (p. 108-109 et 115, au sujet de la « prise de vue », contact et des images, de façon à laisser chaque fragment dans sa singularité ».

Jean-Marc Lévy-Leblond Le tube à essais.

Effervesciences

Seuil, coll. « Science ouverte », 304 p., 23 €

Ils y trouveront une vulgarisation scientifique – centrée sur la physique mais avançant avec une extrême liberté, « à sauts et à gambades » comme la prose de Montaigne – de problèmes difficiles, devenus accessibles sous la plume du directeur de la collection « Science ouverte » aux éditions du Seuil. Ils pourront lire des sortes de contes pour adultes sages, voire des récits d’anticipation où Jean-Marc Lévy-Leblond nous amuse en s’amu-sant et aborde néanmoins des questions cruciales.

Tout est sérieux en effet dans cette suite efferves-cente de textes qui regroupent des tentatives réussies d’éclaircissement de points restés obs-curs dans l’histoire récente de la physique (par exemple, la disparition d’Ettore Majorana, éminent spécialiste italien du nucléaire, en mars 1938) et des essais portant sur certaines notions un peu trop vite considérées comme comprises (celle de vitesse notamment).

Jean-Marc Lévy-Leblond n’est pas un physicien comme les autres. Sa culture littéraire et surtout philosophique lui permet de s’évader heureuse-ment hors de toute démarche académique et de reprendre, de plus loin et de plus haut, souvent sur un mode ludique, l’exposé de ce qui, pour le profane, demeure fondamentalement opaque dans les acquis toujours provisoires de la physique contemporaine, qu’il s’agisse des paradoxes ap-parents de la relativité einsteinienne (cas de la vitesse) ou, plus malaisées à éclairer encore, des interprétations quantiques de la fameuse

expé-rience mentale du chat de Schrödinger (passage entre tous jubilatoire, pages 79 à 103).

L’art de rendre, sinon limpide, du moins aussi clair qu’il se peut pour la raison commune, des affaires aussi embrouillées que les rapports entre Einstein et Bergson, ou que la lecture, dans l’en-semble erronée, de la mécanique quantique par Simone Weil, assurément c’est du grand art. Mais allez-y voir vous-mêmes, c’est un délicieux exer-cice de gymnastique intellectuelle et je vous ga-rantis qu’en cette pénible période d’enfermement vous ne vous ennuierez pas une seconde.

D’autres morceaux sont délectables, dont, pour les amateurs de poésie classique et de latinité, le remarquable article « Les atomes de Lucrèce, vingt siècles après », et justement parce que, por-tant non sur le lyrisme du poète mais sur les rai-sonnements scientifiques du vulgarisateur d’Épi-cure et de Démocrite, il revisite magistralement la validité actuelle de l’atomisme lucrétien, c’est-à-dire permet enfin d’expliciter des vers auxquels nos professeurs se gardaient bien de toucher et qui, lorsque s’y risquait notre curiosité pota-chique, nous paraissaient, au pire abscons, au mieux d’une beauté plus impénétrable que le plus outrenoir des Soulages.

Or c’est précisément sur un exemple comme ce-lui de la critique de Lucrèce qu’on mesure ce qui est le véritable enjeu des fantaisies de Jean-Marc Lévy-Leblond dans son livre. Loin de se conten-ter de ce qui est normalement la tâche des vulga-risateurs les plus brillants (rendre visibles les par-ties mal comprises de la discipline scientifique qui est la leur – tâche qui est déjà délicate et mé-ritoire), il entend nous faire réfléchir à la situation précise de la « culture scientifique » aujourd’hui en France.

Dans le document Promesses du dehors (Page 26-29)