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par Caroline Douki

Dans le document Indian Renaissance (Page 35-38)

CORPS PERDUS

l’identification d’un mort a de multiples raisons et de cruciales implications.

Raisons symboliques, bien sûr : refuser aujourd’-hui de laisser sans nom les cadavres des migrants engloutis dans les flots et dans les abysses de l’oubli, c’est continuer, pour les personnes ve-nues de loin, à agir comme pour les disparus eu-ropéens, en réaffirmant le sens universel de l’existence et des droits humains quelles que soient les distances, la diversité des nationalités et des cultures. Implications sociales et juridiques également. Car, comme l’exercice de leur métier dans le cadre d’affaires criminelles ou de catas-trophes naturelles et aériennes l’a maintes fois démontré, l’identification des morts est indispen-sable pour prendre soin des vivants, afin qu’ils échappent à l’incertitude sur le sort de leurs proches, fassent leur deuil et puissent avancer sans entrave supplémentaire dans une vie sociale et économique où, sans même parler de franchis-sement des frontières, partout et sans cesse sont demandées les preuves administratives du décès de ceux qui manquent dans les familles : pour éventuellement adopter leurs enfants, se remarier, obtenir quelques aides ou indemnités, transmettre des biens même de valeur modique.

En outre, depuis de nombreuses années déjà, dans le cadre de leur laboratoire milanais, ces médecins légistes s’étaient souvent retrouvés au cœur des enjeux liés à la protection des migrants.

Souvent sollicités par l’appareil judiciaire pour des expertises médicales sur la personne de de-mandeurs d’asile, ils avaient pu éprouver com-bien, dans le maquis souvent inextricable de l’application des droits théoriquement reconnus aux réfugiés, le sort d’un individu ou de sa fa-mille pouvait tenir à un acte médico-légal venant objectiver certains signes corporels (indiquant notamment l’âge d’un mineur, l’existence de blessures ou de traumatismes subis avant l’exil) et certifier une identité sociale appelant protec-tion.

On sait depuis longtemps que le laboratoire du médecin légiste, carrefour de maintes failles de l’humanité, constitue un espace où peut se dé-ployer une conscience aigüe de ce qui dysfonc-tionne dans la société et met en péril les valeurs qui la fondent. Cristina Cattaneo nous montre jusqu’où peut mener cette conscience à vif : à un engagement humanitaire en direction des mi-grants les plus vulnérables, sans hésitation et

contre tout atermoiement. Car les objectifs de cette équipe qui opère des mois durant sur deux naufrages, l’un près de Lampedusa, l’autre au large de la Sicile, dépassent le cadre local et consistent à mettre au point un protocole d’action reproductible et applicable partout où c’est né-cessaire.

Tel a été le choix de cette équipe : agir tout de suite, sur le terrain, pour contrer les arguments ou arguties des réticents ou des indifférents et s’al-lier avec ceux qui, peu nombreux, ont l’opiniâtre-té des convaincus. L’inl’opiniâtre-térêt particulier de Nau-fragés sans visage tient donc aussi à ce que ce livre nous apprend sur les façons de se mobiliser dans une conjoncture politique et géopolitique très fluctuante et souvent contraignante. Il montre comment une poignée de scientifiques est parve-nue à utiliser tous les espaces d’action dispo-nibles dans son habituel cadre administratif et académique et, à force de ténacité et de rationali-té minutieuse, a pu les élargir et forger de nou-velles chaines d’action humanitaire. C’est ainsi qu’ils ont rapidement été rejoints par d’autres volontés venues de la société civile italienne et internationale ou, ce qui peut sembler plus inat-tendu, déjà présentes et mobilisables dans cer-taines institutions italiennes, qui ont fourni les appuis logistiques indispensables, notamment le Commissaire pour les personnes disparues nom-mé par les gouvernements italiens de ces années-là et la Marine militaire italienne qui, à cette époque aussi, avait déjà été mobilisée pour le sauvetage en mer des migrants, dans le cadre de la très officielle opération « Mare Nostrum ».

Actuellement, les changements politiques en Ita-lie rendent peu probable la perpétuation d’appuis gouvernementaux pour de telles opérations. Ce témoignage résonne donc comme un plaidoyer, qui en appelle à l’engagement des institutions internationales dont le soutien est indispensable à l’ampliation du protocole d’identification des noyés et à la diffusion des informations en direc-tion des familles.

Dans l’attente de ce qui n’est toujours pas d’ac-tualité, Naufragés sans visage contribue, à sa fa-çon, à la composition d’un mémorial pour les victimes d’une situation migratoire désastreuse.

Précisément parce qu’il ne se limite pas à racon-ter les étapes d’un combat humanitaire fait d’élans, d’attentes, d’avancées et d’inévitables retours à l’incertitude, mais veille aussi à rendre à ces corps noyés, victimes de la géopolitique et de la politique bien autant que des flots, quelques

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éclats de vie. Cristina Cattaneo y parvient, dans une démarche à mi-chemin entre l’anthropologie et le récit du quotidien des gens ordinaires, en décrivant, au plus près des formes et des textures, les vêtements et les objets trouvés dans les poches ou à même le corps des noyés. Patiem-ment rassemblés, minutieusePatiem-ment briqués et scru-tés, systématiquement classés et photographiés, ces vêtements et objets ont d’abord servi d’in-dices pour les procédures d’identification et de reconstitution des réseaux géographiques ou fa-miliaux.

Mais vestes et tee-shirts encore colorés, cas-quettes, téléphones, stylos, bijoux, objets de piété de toutes confessions, livres ou sacs à dos ex-priment aussi la remarquable proximité entre les migrants et les sociétés qu’ils tentent d’atteindre, contredisant tant de discours qui les renvoient à une altérité indépassable. Tandis qu’un sachet de

terre ramassée avant le départ, des papiers admi-nistratifs ou des certificats scolaires cachés et efficacement protégés dans la doublure des vête-ments suggèrent les craintes, les espérances, les atouts aussi, qui accompagnaient la décision d’émigrer. Redonner vie à ces corps et à ces es-poirs fracassés au milieu de la Méditerranée, re-donner corps aux valeurs de l’accueil et au mot d’humanité, c’est toute la force de ce témoignage inoubliable.

1. Notamment le livre du Collectif Babels, publié par Carolina Kobelinsky et Stefan Le Courant, La mort aux frontières de l’Europe. Retrouver, identifier, commémo-rer, Le passager clandestin, 2017. Voir aus-si Françoise Lestage, « Comment les ca-davres des migrants sont devenus des ob-jets sociologiques. Notes sur quelques tra-vaux en sciences humaines et sociales (2012-2018) », Critique internationale, 83, 2019/2, p. 193-203.

La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois Représenter l’Amérique noire au tournant du XXe siècle

Sous la direction de Whitney Battle-Baptiste et Britt Rusert

B42, coll. « Culture », 144 p., 29 €

On connaît mal en France le père des Black Stu-dies, sans doute parce que jamais aucun éditeur n’a pris le risque de traduire sa biographie écrite par l’historien David Levering Lewis et publiée il y a dix ans aux États-Unis (W.E.B. Du Bois: A Biography, Henry Holt and Co., 2009). Aussi, le sociologue W.E.B. Du Bois est un quasi-inconnu des lecteurs de sciences sociales en France.

Publié pour la première fois en 1899, The Phila-delphia Negro : A Social Study est le résultat d’une recherche lors des deux années précédentes commandée par l’université de Pennsylvanie au jeune Du Bois. Associé à la jeune chercheuse blanche Isabel Eaton, Du Bois livre une analyse « magistrale » de la question raciale en menant une recherche de sociologie urbaine de ce qui devient au XXe siècle le célèbre ghetto noir de Philadel-phie. Il utilise mais aussi invente des outils de description historique, économique, des outils spatiaux, pour peindre un tableau de ce quartier de la ville de Philadelphie. C’est dans cette étude qu’il introduit la notion controversée de « dixième submergé » (« the submerged tenth ») pour qualifier la classe la plus acculturée de la population noire issue de l’esclavage.

L’année de la publication de cette étude est aussi pour Du Bois celle de la confrontation à la vio-lence dont les Africains-États-Uniens sont

vic-times avec la découverte en pleine ville d’Atlanta d’une partie du corps supplicié de Sam Hose, torturé, brûlé et pendu. Cet événement fut décisif dans le souci de Du Bois de ne pas produire un savoir pour les Blancs et les seuls chercheurs mais de produire un savoir de résistance en s’ap-propriant les lieux de savoir et leurs supports. Du Bois devient l’un des acteurs du Niagara Move-ment (1906) et cherche à promouvoir une presse noire pour les Noirs. C’est ainsi qu’il fonde, en 1907, le périodique The Horizon: A Journal of the Color Line.

Les auteurs du volume qui paraît chez B42 ont repris et détourné ainsi ce titre de Ligne de cou-leur pour publier les planches exposées à Paris puis dans plusieurs villes américaines. À les bien regarder, ces graphiques et autres diagrammes cir-culaires ou en bâtons ne sont pas exceptionnels : ils constituent les modes de représentation utilisés par la sociologie contemporaine de Du Bois pour rendre compte de données collectées. Si belles que soient les planches – et c’est à nos yeux la limite de l’ouvrage –, l’essentiel réside surtout dans ce qu’elles disent des Noirs aux États-Unis en ce début de siècle et de la terrible actualité de ces données, comme l’a montré encore très ré-cemment Caroline Rolland-Diamond dans Black America (La Découverte, 2016), à savoir la mi-sère de la condition sociale noire : le diagramme sur la situation de 300 fermiers noirs après une année d’activité est, de ce point de vue, sidérant, comme cet autre graphique montrant la propor-tion de « propriétaires fonciers nègres dans plu-sieurs États » ou encore le schéma sur « le pau-périsme parmi les noirs américains ».

Les figures de Du Bois dessinent la réalité noire du début du XXe siècle et expliquent en partie la

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