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par Éric Loret

Dans le document Indian Renaissance (Page 60-63)

MORALE DE L’ESPACE PUBLIC

production. Et aussi ce que les auteurs appellent une « centralité », contre l’idée de « ghetto » ou de « communautarisme », mais également contre celle d’« assignation à résidence par les pouvoir publics » : à savoir que « la géographie résiden-tielle des familles populaires […] est aussi carac-térisée par une grande proximité résidentielle avec la parenté ». Ainsi, « Zoubida, dont la fa-mille nombreuse est ancrée à Roubaix depuis trois générations, n’a jamais envisagé d’acheter dans une autre ville », et de même « Soraya […]

vit et travaille aujourd’hui dans le quartier de son enfance, où vivaient déjà ses grands-parents

». Une stratégie économique fondée sur la solida-rité et la proximité dont on ne peut pas franche-ment dire qu’elles caractérisent un certain type de cultures ou de religions. Mais si cet espace popu-laire se perçoit comme « central » et comme « ancrage », il est aussi ouvert et « point de départ

», puisque « ceux qui parviennent à conserver un emploi s’installent dans les villes environnantes

».

Au-delà de l’enquête de terrain et de ses mille anecdotes éclairantes, le collectif Rosa Bonheur élabore une théorie de la « morale » de l’espace populaire : en cela, il donne un contenu possible à la morale qu’évoque Schwarte pour définir cer-tains espaces publics, mais sans tomber dans « une vision irénique des solidarités populaires ».

La ville vue d’en bas cherche en effet aussi à ex-pliquer l’échec de vingt-cinq ans de « politiques urbaines de métropolisation et de rénovation des quartiers populaires » avec leur « dogme de la mixité sociale ». C’est, arguent les auteurs, que ce type de politique bien intentionnée mine préci-sément la « centralité populaire » et détruit les structures d’ancrage, car « les dispositifs de res-ponsabilisation sont en réalité souvent des dispo-sitifs de culpabilisation ».

Ainsi le travail de subsistance sera-t-il par exemple jugé illégal ou encadré par des associa-tions pour devenir travail gratuit. Or « le senti-ment d’injustice attaché à la perception des dis-criminations provoque en retour un travail sur soi qui s’apparente à une forme de contre-inves-tissement symbolique, via l’attachement à des valeurs et des principes à même de restaurer une honorabilité et un prestige : le travail, sa division genrée, l’identification au quartier et à sa com-munauté d’origine, le sentiment religieux sont les supports de production d’appartenances respec-tables et ont des effets sécurisants ». Cette

mo-rale suppose également un « contrat implicite avec les administrations, enjointes à se compor-ter comme de ‟bonnes autorités” ». C’est préci-sément ce contrat que bafouent les politiques ac-tuelles fondées (dans le meilleur des cas) sur un schéma progressiste : en réalité, comme l’écrivent les auteurs, l’articulation de cette éco-nomie morale populaire et d’une « visée émanci-patrice demeure à l’état de potentialité ». S’il y a politique, elle est plutôt de résistance à des gou-vernances perçues comme ayant trahi le contrat moral.

Si l’essai des sociologues de Lille dit ce qui est, l’ouvrage du philosophe de Düsseldorf dit, quant à lui, ce qui pourrait être. Aussi bien, on pourra performa-tifs de toute nature, et pas seulement la manifes-tation de pouvoir ou la transgression de l’ordre.

Dans les espaces publics, les situations expéri-mentales les plus différentes peuvent se produire.

On peut y mettre en scène des parcours de la production d’expériences créatrices de collectifs.

Il faut donc considérer comme un modèle d’es-pace public la place urbaine dont l’élément ca-ractéristique n’est pas le construit, mais juste-ment ce qui n’est pas construit, non pas les enca-drements matériels, mais les possibilités de mou-vement, d’influence et de privation dans les-quelles peuvent apparaître de nouvelles configu-rations de la perception ». C’est peu ou prou le noyau de la démonstration de Schwarte, dans laquelle on retrouve des accents ranciériens, et qu’il énonce dès le début – dans une brillante analyse d’Anaximandre, proposant de penser l’arkhè comme ce qui « définit la frontière qui donne sur l’indéfini » : « l’architecture est aussi la négation collective des édifices ».

Philosophie de l’architecture s’ouvre sur une in-tuition forte : « Les principaux événements de la Révolution française se sont déroulés sur des emplacements et dans des lieux qui n’avaient pas encore cent ans d’âge : dans la cour intérieure du Palais-Royal, sur le Champ-de-Mars, sur les places urbaines, sur les boulevards et dans les parcs, dans les théâtres, les salles de variétés et les restaurants. Aucun de ces espaces physiques n’existait dans le Paris du milieu du XVIIe siècle.

Dans quelle mesure l’espace public a-t-il influen-cé la Révolution de Paris ? » La réponse n’est

Philosophe en méditation de Rembrandt (1632)

MORALE DE L’ESPACE PUBLIC

évidemment pas déterministe. Certes, il existe, comme l’a montré Foucault, des architectures de la discipline et du contrôle : ce que Schwarte, pour le dire très vite, propose d’appeler « l’archi-tectonique ». Mais, avant cela, le philosophe a déplacé le concept d’architecture, qui pour un bâtiment n’est « ni la structure interne, ni sim-plement la coque extérieure, mais au-delà ce en quoi un corps vient à apparaître et la manière dont il le fait ». Dans un sens leibnizien, l’archi-tecture « manifeste » s’expose toujours à « des forces de perception », elle est toujours un sys-tème dynamique comprenant « une face maté-rielle extérieure et une face perceptive intérieure […] pliées l’une dans l’autre ».

Ces thèses ne s’énoncent cependant pas aussi simplement et directement qu’on peut ici en don-ner le sentiment. Elles aussi sont dans les plis : l’ouvrage compte 528 pages et constitue, par-delà la réflexion politique qu’il propose, une somme historique sur la philosophie de l’architecture.

Schwarte dialogue avec presque tous les auteurs ayant évoqué de près ou de loin le sujet et analyse leurs thèses, de la philosophe Sylviane Agacinski à la sociologue Sharon Zukin en passant par Nelson Goodman ou Louis-Sébastien Mercier. Après avoir disséqué les formes de « l’architectonique du pouvoir », il en vient naturellement à son opposé, l’espace public comme « anarchitecture », avant de tenter une synthèse sous le titre « Les condi-tions architectoniques de la démocratie ».

C’est dans la section médiane, celle sur l’espace public, que se rêve le mieux la sortie d’un espace populaire vers un espace totalement démocra-tique. En examinant l’étymologie de « public », Schwarte remonte au grec « theatron », un lieu de rassemblement où se croisent ceux qui ne doivent pas se croiser selon l’architectonique de la relé-gation : femmes, esclaves, étrangers, enfants y trouvent une scène et la possibilité de l’expéri-mentation. Chez Platon, analyse Schwarte, c’est le lieu où « le mélange des genres et l’expérimen-tation du possible [font] vaciller la hiérarchie ».

Ainsi de la place urbaine, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à Tahrir ou Nuit debout : « les femmes et les hommes qui, jusqu’alors, n’avaient aucune signification politique, qui étaient anonymes et sans voix, ces gens que l’on discriminait en les présentant comme une plèbe faible d’esprit, prirent soudain conscience de leur puissance et définirent des formes de vie. Si elles le purent, c’est en raison d’ouvertures d’espace qui leur

permirent de se manifester, de se rassembler li-brement, de se mêler, de se comparer, de se dis-puter et de raisonner publiquement ».

L’espace public de Schwarte est donc un espace potentiel, au même titre que les sociologues du collectif Rosa Bonheur parlaient d’une «  poten-tialité » de la visée émancipatrice. Comment en-tendre cette potentialité ? Non pas comme le fruit d’une volonté (on sort du coup du concept d’émancipation) mais comme la rencontre for-tuite d’atomes durant leur chute, sans parier sur une perfectibilité ou non de l’être humain : « En tant qu’événements, dépendant de l’actualisation et de l’incarnation, les actes sont, pour l’essen-tiel, indéterminés. La capacité qu’a un homme à commencer signifie qu’il échappe à toute prévi-sibilité », conclut Schwarte. « Cette capacité de l’homme et la propension qu’ont les choses à s’engager dans ce commencement leur viennent par l’espace public. Cet espace les rassemble, ils forment en lui un collectif, sans être fabriqués et enchaînés conformément à une fin donnée. »

Isabelle Alfonsi

Pour une esthétique de l’émancipation Construire les lignées d’un art queer B42, coll. « Culture », 160 p., 22 €

Sous ses dehors de manifeste, Pour une esthé-tique de l’émancipation offre cet immense avan-tage d’être parfaitement discutable dans ses pro-positions tout en étant difficilement contestable dans l’état des lieux que dresse son autrice. En préférant l’articulation théorique à la digression polémique, Isabelle Alfonsi donne à son essai un ton qui accorde au lecteur la possibilité de réflé-chir et de discuter posément chacun des argu-ments qu’elle présente.

Dans le contexte actuel et sur de tels sujets, la pente était glissante, et la volonté de produire une littérature de combat eût été légitime. Mais c’est sur un autre plan qu’Alfonsi situe, dès son avant-propos, ses analyses, en se prévalant notamment de la pensée de sa préfacière, la philosophe Ge-neviève Fraisse, qui, écrit-elle, lui « a permis de comprendre comment transformer une réflexion sur la domination en réflexion sur l’émancipa-tion ». Transformation que l’autrice situe sur le terrain de l’histoire de l’art contemporain sans quitter pour autant celui du féminisme, en ména-geant un espace commun, celui de l’art queer dont elle se propose ici d’amorcer une histoire.

De manière récursive, l’art queer agit en effet aux yeux d’Alfonsi comme un révélateur de « ce sur quoi l’Histoire de l’art jette un voile pudique : les corps sexués et désirants, la création collective, les affects partagés à l’origine des œuvres, les effets d’exclusion ». Sur ce point, la pratique a précédé la théorie sans pour autant réorienter vé-ritablement « le grand récit de l’Histoire blanche, hétéronormative, validiste et bourgeoise » qui informe l’essentiel de l’histoire de l’art, fascinée par les génies individuels et soudainement

per-plexe, pour ne pas dire indifférente, face aux col-laborations artistiques.

C’est pourquoi, assure Isabelle Alfonsi, l’adop-tion d’« une pensée queer émancipatrice » per-mettrait de déjouer le mythe « de l’artiste isolé (au masculin puisque la figure du génie rejoue indéfiniment le système de la différence sexuelle), celui de la division de l’art en disciplines consti-tuées en bloc solides, et celui d’une différence fondamentale entre l’activisme et l’art ». Toutes distinctions qu’abolit la vision queer en tant qu’elle désigne, selon les termes de son théori-cien David Halperin, une « identité désessentiali-sée et purement positionnelle ».

Ce qui pourrait être un premier sujet de discus-sion. Comment la désignation d’une situation identitaire fluctuante (l’autrice déclarant elle-même : « j’aime être un flux », ce qui n’est peut-être pas la plus heureuse des formulations mais a au moins le mérite de la clarté), comment pareil rejet, donc, est-il ramené dans l’orbe de la nomi-nation par un mot-étiquette qui pourrait aisément se convertir en mot-fétiche ? Mais là n’est sans doute pas l’essentiel, ne serait-ce que parce que la question de la résistance à la convention se fera plus cruciale dans les passages que l’autrice consacre aux œuvres.

Avant cela, Isabelle Alfonsi, elle-même galeriste, examine les conditions d’exposition desdites œuvres, et s’en prend avec Thomas McEvilley au modèle du white cube qui s’est imposé dans la plupart des galeries d’art contemporain du monde, où le visiteur se trouve conduit – plus que séduit – dans « une chambre esthétique », selon l’expression de McEvilley, dans la mesure où « le white cube soutient le mythe que nous nous y te-nons essentiellement en tant qu’êtres spirituels ».

Certes, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir le loisir de se comporter en pur esprit après une rude journée de travail ; et déconstruire le

Dans le document Indian Renaissance (Page 60-63)

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