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Des outils conceptuels puérocentrés : la solidarité morale et intellectuelle conduit l’enfant de l’individuel

à l’universel

Plusieurs auteurs s’attachent désormais à théoriser la problématique de l’éducation à la paix et de l’éducation internationale. Tous se réfèrent à la science comme fondement de leur positionnement, certains proposant même la science comme modèle à la fois de coopération20 entre humains et d’attitude intellectuelle et morale de liberté.

Ferrière reprend son idée d’une « éducation totale » (1930). En plus de ses fervents plaidoyers pour la démocratie, Claparède (1928, 1930), quant à lui, s’investit de la responsabilité de cerner les causes psychologiques de la guerre, estimant qu’elles découlent des « méfaits de l’affectif » lorsque les affects prédominent sur la raison, comme en témoignent les excès du patriotisme :

« Le patriotisme, très différent selon les individus, subit les variations du sentiment personnel, et comme il touche à notre moi profond, comme il fait vibrer très intensément les individus, les phénomènes de suppression et d’addition s’ajoutent dans ce cas d’une façon très facile. Un nationaliste, c’est-à-dire un patriote aveuglé par un patriotisme excessif, voit difficilement les torts de son pays : il lui attribue un grand nombre de qualités qu’il ne possède peut-être pas, ou bien il exagère les qualités qu’il peut avoir » (1928, p. 37).

Bovet systématise ses considérations sur les instincts, élaborées déjà pendant la guerre pour cerner les soubassements psychologiques de celle-ci.

20 Rosselló privilégiera dès les années  1930 la démarche d’éducation comparée, contribuant par ses travaux empiriques et conceptuels à en faire une discipline académique.

Il démontre en particulier que l’instinct combatif est susceptible de multiples transformations, pouvant être canalisé, dévié, platonisé, objectivé et sublimé.

Pour y parvenir, l’éducateur peut se saisir d’autres instincts, précise Bovet (1927), à l’instar des « instincts sociaux », « eux aussi profondément enracinés dans la nature humaine en même temps que susceptibles d’évolutions » (p. 34), dont la solidarité, qui est la « forme […] supérieure de la socialité » puisque « la pensée en effet lui est indispensable » (p.  34). Une autre force encore peut et doit être mobilisée : celle du « sentiment religieux », qui se développe psychologiquement à partir du sentiment filial, puis se transpose sur différents niveaux du groupe, du clan, voire de la patrie. « Qui nous empêche

Participants du premier cours d’été pour enseignants organisé par le BIE intitulé « Comment faire connaître la Société des Nations et développer l’esprit de coopération internationale. » Devant le Palais Wilson, siège de la SDN, où s’installeront dès 1937 l’Institut Rousseau et le BIE.

Photographie : Archives du BIE, boîte 276.

d’étendre notre regard plus loin encore et de voir le moment où cette plus haute forme du sentiment social, la solidarité, se donnera pour objet non pas un État restreint, mais l’humanité tout entière ? » (1927, p.  36), questionne alors rhétoriquement Bovet. Ses convictions chrétiennes se répercutent dans ses credos pédagogiques, lui permettant de relier l’individu à une communauté fraternelle qui le transcende. Dans la plupart des textes examinés, le sentiment patriotique et national, qui définit l’identité de chacun et l’ancre dans une communauté, est pleinement compatible avec une citoyenneté mondiale, pouvant constituer une étape vers la conscience d’une solidarité transnationale.

Au moment même où Piaget prend le relais de Bovet à la tête du BIE, le jeune psychologue inaugure un nouveau champ théorique21, empoignant à bras-le-corps le problème du développement et de l’« éducation morale » – morale ayant alors une signification proche d’éthique et de valeurs (Xypas, 1997, p. 5-6). Piaget s’appuie sur son esquisse psychologique de la règle morale (1928) et publie une série d’études22 articulant développement et éducation. Il situe explicitement ce travail dans la lignée de ceux menés à l’Institut, dont les tests moraux de Descoeudres, la prise de conscience de Claparède et, surtout, les notions de devoir, de respect et de sentiment du bien en lien avec le sentiment religieux de Bovet (Piaget, 1932b). L’ouvrage intitulé Le jugement moral chez l’enfant (1932a) approfondit sa théorie du développement dudit jugement et la discute d’ailleurs en fonction de la théorie de Bovet, soulignant de nombreuses convergences.

Fondée sur des milliers d’entretiens, instrumentée par des récits de situations morales, la théorie piagétienne opère là une distinction fondamentale entre deux morales, toutes deux nécessaires, la seconde se superposant à la première, la transcendant. La première résulte de la contrainte, exemplifiée par le respect de l’autorité et aboutit à une morale réaliste, qui applique des règles sans en explorer – dans un monde restant égocentrique – les raisons d’être ailleurs que dans la parole de l’autorité, cela menant au verbalisme. La seconde repose sur la coopération entre enfants, une condition du sentiment du bien, et constitue la morale du respect mutuel, comme le montre Piaget :

« C’est en marge de la pression adulte, et souvent à ses dépens, que se constitue le besoin d’égalité, et, tant que la contrainte l’emporte dans

21 Sur les contenus théoriques élaborés par Piaget à cette époque, voir la contribution de Marc Ratcliff dans le présent ouvrage (chapitre 2).

22 Xypas (1997, p. 167 sq.) en a établi la série complète.

l’esprit de l’enfant sur la coopération, la justice ne parvient pas à se différencier de la soumission aux lois. Or, si même la loi est juste, il importe qu’un sens de l’équité et de l’autonomie permette à la conscience de juger cette loi. La coopération, par contre, engendre la justice » (1930b, p. 57).

Piaget prolonge l’analyse et l’expose publiquement dans Les procédés de l’éducation morale (1930a) lors du IIIe  CIEM à Paris ainsi que dans ses nombreux discours et écrits pour le BIE, reliant développement moral et éducation internationale. Il systématise cette articulation en appliquant le schéma de pensée dichotomique des deux morales aux « deux grandes notions » sur lesquelles repose « l’idéal contemporain de la coopération internationale » (1931, p. 11) : solidarité et justice. Examinons ce schéma à propos de la notion de solidarité pour l’analyse de laquelle Piaget adopte deux points de vue, moral et intellectuel. S’agissant de morale, les règles de jeu constituent un excellent modèle puisque, pour jouer, une solidarité entre joueurs s’impose, fondée précisément sur le respect des règles.

Solidarités externe et interne sont distinguées :

« La règle, dans le cas de la solidarité externe, demeure étrangère à la personnalité de l’enfant, parce qu’il n’a point participé à son élaboration.

Dès lors, l’obéissance reste extérieure et, par conséquent, tous les compromis demeurent possibles entre l’observance des lois et la fantaisie du moi individuel. Au contraire, dans le cas de la solidarité interne, la règle est le produit de la coopération même des individus, c’est-à-dire que le groupe l’élabore ou la reconnaît, en pleine autonomie, et que chaque enfant peut la considérer en partie comme sa chose : aussi fait-elle corps avec la personnalité des individus, et la discipline qu’elle exerce est acceptée par chacun » (1931, p. 16).

La solidarité intellectuelle, que Piaget a en point de mire, a trait aux modalités de compréhension mutuelle des êtres humains :

« Comment l’enfant apprend-il à comprendre autrui ? Deux sortes de rapports sociaux conditionnent les lois de cette compréhension : rapports avec les adultes et rapports des enfants entre eux. Chez les petits la solidarité intellectuelle est externe, c’est-à-dire que le premier de ces rapports l’emporte sur le second. Chez les grands, la solidarité est surtout interne, c’est-à-dire que le second rapport commence à primer. […]

Enfin et surtout, l’échange des points de vue entraîne la constitution de

cette logique des relations […] qui est l’instrument par excellence de la réciprocité intellectuelle » (1931, p. 22 sq.).

Les conclusions que Piaget tire de ces analyses ont une portée qui va bien au-delà du développement moral chez l’enfant et concerne de fait l’humanité tout entière23 :

« Ce qu’il nous faut, c’est la constitution d’un esprit nouveau de collaboration et de justice, qui rende les individus susceptibles de coopérer indépendamment des divergences de races et de nationalités.

[…] Cet esprit nouveau n’est autre chose qu’une méthode de réciprocité intellectuelle et morale permettant à chacun, sans sortir de son point de vue, de comprendre le point de vue des autres » (p. 26).

Du point de vue pédagogique, selon Piaget, cette solidarité morale présuppose d’appliquer le self-government dans les institutions éducatives, tel que Ferrière l’a décrit « avec cette chaleur d’apôtre » dans L’autonomie des écoliers, ouvrage qu’on ne saurait lire, reconnaît Piaget, « sans être saisi tout à la fois par l’espoir de voir se généraliser les expériences qu’il [Ferrière] analyse et par la satisfaction de retrouver, dans les principes propres aux républiques d’enfants, ce que nous savons grâce aux études psycho-sociologiques de la vie morale » (1932a, p. 329).

Quant à la solidarité intellectuelle, il s’agit de mettre en œuvre le travail par groupes « préconisé par Dewey, Sanderson, Cousinet et par la plupart des promoteurs de l’“école active” », terme par lequel il réfère aux travaux conduits au sein de l’Institut Rousseau (1932a, p. 328). Piaget estime que cela permet de : « conduire l’enfant de l’individuel à l’universel. Et le seul moyen de le faire, c’est de “diriger la nature en lui obéissant” c’est-à-dire d’utiliser la psychologie de l’enfant. Or, par une rencontre inattendue et presque émouvante, il se trouve que cette ascension de l’individuel à l’universel correspond aux processus mêmes du développement intellectuel et moral de l’enfant » (1931, p. 26).

Notons que Piaget tempérera ces paroles enthousiastes dans ses réflexions sur l’évolution sociale où il transpose ses analyses de l’évolution de l’enfant sur le chaos du monde, inversant en quelque sorte la théorie récapitutionnaliste : ce n’est pas l’enfant qui re-parcourt les stades de l’humanité, c’est cette dernière qui ne réalise pas les possibilités les

23 Il le montre notamment dans sa contribution au congrès de la LIEN à Nice (1932) et en fera le principe de fonctionnement du BIE en tant que directeur (Hofstetter, 2015).

plus élevées du développement psychologique, hiérarchisant ce faisant les différents types de société. « Pourquoi, sur le plan international, demeurons-nous des “primitifs”, des enfants ? [L’] esprit de coopération n’a donc pas encore pénétré dans la société tout entière. Pourquoi ? c’est à cause de l’éducation » (1932b, p. 312). L’écho des postulats de Ferrière résonne dans les conclusions qu’en tire Piaget : « Toute notre éducation scolaire traditionnelle repose sur le processus social que précisément notre société adulte24 [qu’il contraste avec la société des primitifs] tend à éliminer de son idéal, c’est-à-dire sur la contrainte opposée à la coopération » (p. 312).

24 Une « société adulte » qui n’est pas encore vraiment adulte comme le montrent le terme « idéal » et son analyse de l’état chaotique du monde. Les analyses des sociétés en termes de niveaux de développement (« primitif » versus « développé ») sont largement répandues à cette époque et prennent pour référence la

« civilisation » européenne.

Tour du Petit lac en bateau à vapeur : une activité récréative du sixième cours pour le personnel enseignant renforçant la solidarité entre participants provenant de tous les continents, 31 juillet 1933.

Photographie : Archives du BIE, boîte 89, dossier B.2.1.511-547.

Conclusion

Nous avons montré comment, dans un contexte qui fait de l’enfance la pierre de touche des mouvements internationalistes, les têtes pensantes de l’Institut Rousseau s’identifient aux valeurs de l’internationalisme wilsonien et reconfigurent leurs activités pour se présenter comme fer de lance de telles mobilisations. Tout en précisant se positionner d’abord comme scientifiques, ils relient plus étroitement encore élans réformistes et causes pacifistes et humanistes, tirant parti de leurs réseaux et de leurs expertises pour orchestrer depuis Genève, par leurs enquêtes et leurs agences, des échanges internationaux sur l’éducation.

La posture résolument expérimentaliste dont ils se revendiquent leur sert d’arguments pour prétendre à une stricte objectivité et neutralité, tout en instaurant une forme de symbiose entre leur institution familiale et le microcosme genevois, à l’heure où y convergent les nouveaux diplomates du monde et ceux qui militent activement pour la paix par l’éducation. C’est ce qui permet que l’une des écoles qu’ils contribuent à créer (l’Écolint) puisse être considérée comme une « Société des nations en miniature », et l’agence internationale qu’ils fondent (le BIE), comme une « station d’essais pédagogiques » de l’« esprit de Genève » (Traz, 1929, p.  120). Après Claparède, Bovet et Ferrière, c’est Piaget qui se positionne comme l’ambassadeur sur la scène internationale des causes embrassées par les protagonistes de l’Institut  Rousseau. Il en théorise les fondements et en relaie les principes pédagogiques sitôt qu’il devient directeur du BIE, principes d’action qu’il transpose non seulement aux rapports entre enfants, mais aussi entre éducateurs puis même entre ministres, tous conviés à pondérer leur égocentrisme pour accéder à une compréhension mutuelle.

Horrifiés eux aussi par les atrocités de la Grande Guerre, les représentants de l’Institut  Rousseau et du BIE, dont les textes ont été analysés ici, s’en tiennent à une approche psychologique des questions éducatives ; ils ne problématisent guère ou en pointillé seulement (Alice  Descoeudres, puis Robert  Dottrens) les contradictions sociales, économiques et politiques qui les traversent : l’éducation autoritaire, l’« école traditionnelle » en particulier, qui contrecarre les lois du développement naturel et, en cela même, assujettit et aliène l’individu, siège au premier rang des accusés. Précisons toutefois que derrière cette critique radicale de tout autoritarisme, c’est leur commune conviction dans les valeurs de la démocratie qui s’exprime aussi, au point même

que nombre de leurs textes rapportent éducation nationale à éducation démocratique. Tout en plaidant pour des contenus scolaires moins axés sur des symboles nationalistes et davantage orientés vers une compréhension et une collaboration entre peuples, ils se concentrent sur des solutions psychopédagogiques pour pacifier l’humanité, solutions en vogue dans les mouvements réformistes, pacifistes et internationalistes, dans lesquels ils œuvrent et dont ils s’enrichissent : self-government, autonomie des élèves, travail en groupe, échanges internationaux. Tout se passe comme si c’était en donnant à l’enfant lui-même l’espace de se développer que l’universel allait advenir, la collaboration internationale se construire, la paix sur la planète se réaliser. Le respect du développement naturel de l’enfant conditionne pour eux l’épanouissement des virtualités contenues en chaque individu et les possibilités de se relier à l’universel ; autrement dit, d’accéder au jugement moral, condition de l’aptitude à se positionner comme citoyen responsable. Leur focale reste quasi constante : c’est le sujet individuel, l’étude du développement de l’enfant en harmonie avec ses besoins et intérêts. Cette focale inclut, chez Piaget, la réciprocité des points de vue entre enfants, entre égaux, condition de la construction d’une logique capable de se décentrer : un social formel qui fait abstraction des contenus et qui peut subsumer les règles de la société, hétéronomes par définition. Au travers de cette focale, le développement de l’enfant se réalise en quelque sorte dans le vase clos d’un monde éducatif exempt des tensions qui marquent pourtant profondément une société fondamentalement inégale. Là aussi, le positionnement des pédagogues genevois reflète certaines des caractéristiques de l’esprit de Genève et de la SDN comme de ses agences, bâtis sur des idéaux universalistes, de fait européo-centrés et non dépourvus de missions civilisatrices (Gorman, 2011 ; Pedersen, 2015 ; Sluga, 2013), qui font pour partie abstraction des contradictions entre dominants et dominés (entre États, entre classes sociales, entre races).

Relue à l’aune de ces considérations, la citation prise comme titre de notre article et diffusée sur la place publique en 1927 par le Journal de Genève, un quotidien alors porte-parole de la Genève bien-pensante, peut être interprétée différemment encore : il est incontestable  –  et nous l’avons montré  –  que « le sang afflue et reflue sans cesse » dans les institutions éducatives étudiées ici de la Genève des années 1920. Si cela permet de la regarder comme « cœur pédagogique », remarquons qu’il s’agit du cœur « de l’univers civilisé » : une restriction pleine de significations.

Archives

Fonds général des Archives Institut J.-J. Rousseau Archives du Bureau international d’éducation

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