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3 La prospective, un détour par le futur pour donner corps à une nouvelle action régionale

3.1 Un outil qui accompagne les métamorphoses du pouvoir aménageur

Le néologisme « prospective » est introduit en 1957 par le philosophe Gaston Berger, dans un article de la Revue des Deux-Mondes. Le terme commence à acquérir une certaine visibilité, au début des années 1960, mais il reste le fruit d’une entreprise intellectuelle associée à deux hommes : Gaston Berger et Bertrand de Jouvenel92, pionniers et théoriciens de la prospective en France.

Cette situation se modifie à partir de 1963, alors que la pratique de la prospective se diffuse à l’échelle nationale avec la mise en place d’un groupe de prospectives au sein du Commissariat général du Plan (CGP). Celui-ci publie en 1964 le premier rapport de prospective menée par une institution publique en France : Réflexions pour 1985. Quatre ans après, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) se saisit à son tour de cette activité, avec la mise en place d’une structure dédiée : le Système d’étude du schéma général d’aménagement de la France (SESAME). Durant ses premières années d’existence, le SESAME produit un grand nombre de travaux à dimension prospective et tente de positionner la prospective comme la forme d’expertise propre de l’aménagement du territoire. De la sorte, la DATAR s’intronise comme l’institution en charge du long terme.

Avec l’appropriation de la prospective par la DATAR, celle-ci devient plus opératoire. Ce processus se caractérise par la volonté de scientificiser la prospective pour en transformer le statut par une entreprise de légitimation de la prospective comme expertise du long terme. Ce changement se traduit par une tentative de formalisation méthodologique et par une adaptation des outils mobilisés. C’est aussi à cette période qu’est introduite la technique des scénarios. Associée à la simulation quantifiée, la prospective s’éloigne de la notion chère à Gaston Berger de « faits porteurs d’avenir » pour être considérée comme un outil permettant d’éclairer les implications à long terme des différentes options politiques possibles.

85 L’âge d’or

L’âge d’or de la prospective française est symbolisé par la parution du « Scénario de l’inacceptable93 » en 1971. Celui-ci doit alors servir de cadre théorique préalable à l’élaboration

du Schéma général d’aménagement de la France. La prospective produit ainsi un scénario « repoussoir » dont le but semble avant tout de provoquer une prise de conscience des inégalités territoriales générées par le boom économique des Trente Glorieuses. Ce scénario montre ainsi vers quels abîmes se dirige la France si rien n’était fait pour corriger les tendances : désertification, déclin des régions industrielles, hypertrophie urbaine et hégémonie parisienne. Les conditions sont alors réunies pour qu’émerge une volonté de rééquilibrer le territoire national.

Figure 35 - La carte du Scénario de l’inacceptable

Source : DATAR, 1971

Ce scénario tendanciel considère la régionalisation, entendue comme une décentralisation du pouvoir, comme le principal facteur de régulation de l’évolution de la société. Elle est présentée comme la réponse au développement de conflits économiques et sociaux spatialisés.

« Seule solution, la régionalisation paraît susceptible de diminuer les tensions. On n’entrevoit guère d’autres politiques possibles, capable de constituer dans l’immédiat une solution positive aux problèmes institutionnels. La création d’instances régionales, dotées d’un pouvoir décisionnel suffisant, peut susciter un développement économique plus équilibré. Elles peuvent catalyser les mouvements d’hostilité et

permettre à l’État de dégager sa responsabilité directe94 . »

93 Le Scénario de l’inacceptable. Une image de la France en l’an 2000, DATAR, 1971 94 Id.

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Le Scénario de l’inacceptable souligne ainsi l’intérêt d’une régionalisation plus poussée. Il le fait d’ailleurs peu après l’échec du référendum de 1969, dont la mise en place d’institutions régionales renforcées était une proposition phare.

Par ailleurs, cette prospective incarne de manière exemplaire le règne d’un État aménageur et puissant. De plus, le fort retentissement de l’exercice permet à la toute jeune DATAR d’affirmer sa légitimité.

Les années de reflux

À partir de 1972, la prospective subit des critiques de plus en plus nombreuses sur ses méthodes et ses contenus. Son caractère ambigu, entre analytique et normatif, et sa proximité avec le pouvoir politique, se retournent contre elle en procès de scientificité.

Le choc pétrolier de 1973 et la crise économique qu’il provoque sont souvent considérés comme la cause principale du déclin de cette activité à partir du milieu des années 197095 : la

prospective aurait été durablement décrédibilisée par son incapacité à prévoir la fin des Trente glorieuses. Mais c’est également la remise en cause du projet planificateur de la DATAR qui provoque une profonde recomposition du champ de la prospective.

Le déclin de la prospective au cours de la décennie soixante-dix résulte donc d’un double processus : l’affaiblissement des institutions planificatrices et la décrédibilisation de la prospective comme forme d’expertise légitime.

Dans ce contexte de malaise économique, l’Etat agit dans l’urgence et renonce à une vision à long terme. Les années 80 constituent donc une période de reflux de le prospective, après qu’elle ait été accusée de ne pas avoir su prévoir les chocs pétroliers et la crise économique. Dans le même temps, l’offre de prospective se recompose pour s’ajuster à de nouveaux usages. Michel Godet, à partir de la fin des années 70, formalise progressivement une méthode, dite de prospective intégrée, qui s’appuie largement sur la modélisation. Il s’agit de construire des variables permettant de mesurer le degré de probabilité des différentes tendances identifiées. Il tente alors d’imposer une définition plus « positiviste » de la prospective, en délaissant les techniques des sciences sociales pour se rapprocher de celles de la prévision économique. La rapprochant de la planification stratégique alors en plein développement dans les grandes entreprises, il transforme la fonction assignée à la prospective.

Le retour en grâce

Le retour en grâce de la prospective s’opère à partir des années 1990. Dans un contexte de multiplication des acteurs territoriaux. La prospective devient alors avant tout un outil au service du débat public, et s’ouvre à de multiples visions.

Les années 2000 voient la mise en place d’un Etat stratège et animateur de réseaux d’acteurs, dans un contexte où l’aménagement du territoire national devient une compétence partagée par un nombre croissant d’acteurs et de collectivités.

C’est dans ce contexte que la DATAR lance, en 2009, une démarche inédite et novatrice de prospective à l’échelle nationale : Territoires 2040, aménager le changement. Avec ce cycle de réflexion tourné vers la stratégie et l’action, la DATAR renouvelle ses méthodes de prospective96

. Le projet est construit sur trois postulats structurants :

- Les territoires sont des opérateurs de changement qui disposent de capacités endogènes pour conduire le changement et non le subir ;

- Un système spatial constitue un mode d’analyse du territoire dont il s’agit de prendre en compte les logiques fonctionnelles et la dimension réticulaire ;

- La représentation est conçue comme un concept opératoire central, formant une matière à fort impact pédagogique et communicationnel.

95 Godet et Durance 2011

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Cette prospective a permis de qualifier sept systèmes spatiaux : des Métropoles françaises insérées dans l’économie monde aux Espaces de faibles densités, en passant par les Territoires industriels ou encore les Villes intermédiaires. La démarche a ainsi permis d’interroger les problématiques rencontrées par ces systèmes et leurs évolutions au regard d’un ensemble de processus et de facteurs de changement.

L’originalité de Territoires 2040 tient à l’association d’une grande diversité d’acteurs permettant notamment de tester sur le terrain les hypothèses prospectives formulées par les « experts » nationaux. De plus, une attention est portée à organiser un lien avec le politique afin que ce matériau prospectif puisse nourrir l’action des ministères concernés.

Ce retour en grâce se produit dans un contexte de concurrence croissante entre les institutions locales, notamment entre Régions et Métropoles. La proximité devient une ressource clé dans la justification de ces institutions et de leur pertinence : la prospective sert ainsi de démonstration de leur capacité à être en phase avec les habitants et leurs besoins. L’accent mis sur la proximité renforce la tension de l’action publique, prise entre un impératif de compétitivité économique et la prise en compte des attentes des habitants davantage formulées en termes de qualité de vie. La nouvelle génération de démarches prospectives se caractérise ainsi par la volonté d’établir un contact direct avec les citoyens, sans passer par les échelons traditionnels de la démocratie locale (la commune et le département). Ainsi, en donnant une large place aux valeurs et aux aspirations subjectives des habitants, ces démarches réaffirment le rôle de l’élu dans sa fonction de représentation des citoyens. La démocratie participative ne se limite plus à la mise en débat d’un projet d’infrastructure controversé : elle devient un espace de délibération collective sur le futur. Un tel constat ne signifie pas que la place du citoyen se renforce : cette prospective participative ne conduit à aucun engagement de la part de la collectivité. En mettant l’accent sur les valeurs communes, elle contribue aussi à la neutralisation des oppositions.

La prospective, vecteur d’appropriation de la régionalisation fonctionnelle Source : Rio Nicolas, 2015

Analysant les processus de diffusion infranationale de la prospective en France dans sa thèse

Gouverner les territoires par le futur (2015), Nicolas Rio montre que sa diffusion territoriale

s’observe dès les années 1960 (bien que de façon plus confidentielle que la prospective d’Etat). Cette diffusion concerne essentiellement les niveaux régional et métropolitain, en raison du lien entre prospective et aménagement du territoire.

La réorganisation du paysage institutionnel place les collectivités territoriales en situation de devoir justifier leur existence et démontrer leur utilité, afin de mettre à distance les éventuelles menaces qui pèseraient sur elles ou même d’étendre leurs prérogatives. Dans cet affrontement, les Régions et les Métropoles sont souvent présentées comme le futur de l’organisation territoriale. Face à la faiblesse de leur ancrage historique et politique, ces institutions en émergence ont su mobiliser la prospective comme ressource pour trouver leur place au sein de l’organisation territoriale. Cela expliquerait le faible recours à la prospective aux niveaux communal et départemental jusqu’aux années 1990.

La thèse de Nicolas Rio tend également à démontrer que les énoncés prospectifs ne cherchent pas à construire de toute pièce un sentiment d’appartenance à l’espace régional ; ils reconnaissent même souvent la faiblesse des identités régionales. Et le détour par le futur est alors mobilisé pour construire un discours unifié sur l’espace régional, en mettant l’accent sur les tendances exogènes (l’intensification de la concurrence territoriale, la place croissante de l’innovation dans l’économie…) et sur les recompositions territoriales à l’échelle européenne. Ainsi, souligner les enjeux communs permet aux régions d’atténuer la fragmentation départementale, tout en restant attentives à l’équilibre entre les territoires qui les composent. Les champs de la prospective publique sont donc vastes et pluriels. Ils recèlent une grande diversité de thèmes et d’approches. En effet, plus nos sociétés changent, et plus l’anticipation est utilisée pour tenter de réduire les incertitudes de l’avenir. La prospective accompagne

88 l’évolution des systèmes sociaux et elle se ramifie au fur et à mesure que ces derniers se complexifient.

3.2 Un outil au service du changement et une aide à la décision : les usages de la