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Origines et fondements idéologiques

La création d’un Centre européen de la culture est décidée au cours du Congrès de La Haye et de la Conférence européenne de la culture réunie à!Lausanne. A!l'origine, l'idée viendrait de Duncan Sandys qui, après une visite en Suisse en janvier 1948, déclare qu'il envisage "l'éventualité d'installer en Suisse un centre culturel international afin de promouvoir l'idée européenne dans les milieux intellectuel et spirituel à!travers le continent tout entier"!3.

Lancé par des militants européens, le Centre répond à!leur volonté d'agir concrètement. Ses actions tentent de mettre en œuvre

1 Le terme d'identité culturelle européenne n'apparaît dans aucun des écrits de Denis de Rougemont retenus pour cette étude.

2 Gérard de PUYMEGE, "Le rôle du Centre européen de la culture", Relations internationales, n° 73 (printemps 1993), p.!25.

3 Joint Committee, "Visit to Switzerland by Mr. Sandys", mémorandum con-fidentiel du 29 janvier 1948, traduit et cité par Mary J o DEERING dans Combats acharnés, p.!246.

une idéologie fédéraliste. Denis de Rougemont en témoigne :

"L'Europe ne se fera pas toute seule. Elle ne sera pas créée par des discours et des adjurations passionnées, ni par un soulèvement spontané de la masse, ni par des textes juridiques. Elle se fera par les hommes qui comprennent que son destin dépend de leur action d'abord"!4.

Un centre créé par des militants européens

La commission culturelle du Congrès de La Haye avait insisté sur la nécessité d’un Centre de propagande. Cette idée est reprise et affinée lors de la Conférence de Lausanne. L'organisme envisagé devra témoigner de l'unité européenne et agir dans trois domaines : faire l'inventaire des forces culturelles, coordonner les efforts dispersés et développer le sentiment européen et cela, dans la plus complète indépendance!5.

Il faut ensuite mettre en œuvre les idées énoncées de part et d'autre. D'après Gérard de Puymège, le Bureau d'études pour le Centre européen de la culture, créé en février 1949, est plus qu'une commission constitutive dépendant de la section culturelle du Mouvement européen. Ce Bureau, dirigé par Denis de Rougemont et Raymond Silva, a déjà!engagé une action concrète, notamment l'organisation de la Conférence européenne de la culture. Avant son inauguration officielle, le 7 octobre 1950, le Centre existait déjà!6. D'ailleurs, chacun conserve ses fonctions. Denis de Rougemont reste directeur, secondé par Raymond Silva au secrétariat général, tandis que Salvador de Madariaga, qui était président de la commission culturelle du Mouvement européen, devient président du CE C. Rougemont, avec l'aide de Silva, s'est complètement engagé pour la création du Centre et a su contourner les résistances du Comité exécutif international du Mouvement européen, notamment de Sandys. Il a aussi réussi à!trouver les fonds nécessaires auprès de donateurs suisses!7.

L'inauguration a lieu en présence des autorités suisses, de responsables du Mouvement européen et de délégués du Conseil de l'Europe. La présence de ces derniers témoigne des liens qui existent, nécessairement, entre deux institutions ayant un rôle en

4 "Habeas animam", allocution de Denis de ROUGEMONT, prononcée le 14!novembre 1953 à St-Germain-en-Laye pour la création de la Fondation euro-péenne de la culture!; reprise dans le Bulletin du CEC n° 1-2 (été 1970), p.!38, ainsi que dans Le cheminement des esprits!: l'Europe en jeu!II, Neuchâtel, La Baconnière, 1970.

5 Voir Chap. IV.

6 Gérard de PUYMEGE, "Le rôle du Centre", p.!15.

7 Mary JoDEERING, Combats acharnés, pp.!334-366 et 379-388.

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matière culturelle. Le 6 septembre 1949, l'Assemblée consultative adopta à!l'unanimité une recommandation sur la création du Centre, tandis que le Comité des ministres la rejetait en novembre. Ceci n'a pas empêché la création du Centre, puisqu'il émanait d'une initiative privée. En 1950, les militants européens, déçus d'avoir perdu l'initiative au Conseil de l'Europe, dirigé par les gouvernements, se rabattaient sur des initiatives moins ambitieuses, plus concrètes et plus indépendantes des Etats. Mais le CEC et le Conseil de l'Europe garderont toujours des liens privilégiés, grâce surtout à!Rougemont qui participera aux activités de l’institution de Strasbourg. De plus, aux débuts du Centre, le Conseil lui apporte un appui politique en l'acceptant comme une organisation satellite!8.

La mise en œuvre d'une idéologie fédéraliste

Denis de Rougemont est l'inspirateur de l'action du CEC, à!laquelle il applique ses convictions fédéralistes. D'après Gérard de Puymège, Salvador de Madariaga conçoit le Centre comme une institution conforme à!certaines académies nationales. C’est Rougemont qui lui imprime son caractère de véritable "foyer d'initiatives et de création, de petite cellule très souple et efficace, agissant en dehors des domaines privilégiés par les gouvernements, chargée de “voir plus loin” et de coordonner les efforts dispersés"!9.

Henri Brugmans, impliqué dans les débuts du CEC, explique la conception de l’écrivain : "Denis avait une conception intelligente de ce que le Centre pouvait accomplir. Dans un nombre appréciable de domaines culturels, des Européens étaient déjà!actifs —pensait-il— sans travailler avec des collègues, qui étaient actifs ailleurs. Il fallait donc les inviter à!s'asseoir à!la même table, coordonner leurs efforts, discuter d'expériences à!poursuivre ou à!éviter". Ainsi se créent de nouvelles associations transnationales. La Villa Moynier, siège du CEC à!partir de 1954, abrite les différents secrétariats et accueille les réunions. "Chacun rencontrerait régulièrement ses collègues, si bien que ces fédérations spécialisées seraient animées par un esprit interdisciplinaire. Rougemont se trouverait ainsi au centre d'un réseau de réseaux". Brugmans précise que cette idée correspond aux conceptions fédéralistes, puisque celles-ci supposent une association volontaire!10.

La réunion de Montreux, premier Congrès de l'Union européenne des fédéralistes, définit sa méthode : "Fédérer l'Europe, ce n'est pas

“mettre en ordre”, d'après un plan géométrique, à!partir d'un centre

8 Mary JoDEERING, Combats acharnés, p.!388.

9 Gérard de PUYMEGE, "Le rôle du Centre", p.!17.

10 Henri BR U G M A N S, A travers le s i è c l e, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1993, p.!318.

ou d'un axe, c'est tout simplement confronter, conjoindre et coordonner les réalités concrètes et hétérogènes que sont les nations, les régimes économiques, les traditions politiques de l'Europe. Et c'est les organiser selon leur caractères particuliers, qu'il s'agit à!la fois de protéger et de transfigurer"!11.

Rougemont a donc tenté de mener une action fédéraliste par l'intermédiaire du CEC, en ne tenant compte ni des frontières, ni des Etats-nations, et en s'appuyant sur les citoyens européens réunis en associations libres. Il restera fidèle à!ses idées. A!la veille de sa mort, il disait encore : "Il faut d'abord concevoir, imaginer, et ensuite réaliser de proche en proche une Europe basée sur des communautés réelles s'unissant peu à!peu, librement. C'est à!elles de choisir avec qui elles veulent s'unir, se fédérer, se confédérer [...]

pour créer un cadre à!l'intérieur duquel l'homme puisse être homme, un cadre de liberté et de responsabilité"!12. L'action du CEC a pris en compte le niveau régional plus que national, et repose sur la collaboration avec des associations plutôt qu'avec des organisations étatiques. Pour Rougemont, la région est un espace idéal de participation civique, de liberté et de responsabilité. Ainsi le CEC défendra-t-il une Europe des régions fédérées, "de dimensions sociales à!hauteur d'homme"!13. Cette fédération européenne est perçue comme un premier pas vers la fédération mondiale. Denis de Rougemont l'affirme en 1960 : "Nous travaillons ici pour la plus grande Europe, pour elle seule, à!son seul service, conscients de servir du même coup la cause de l'unité mondiale"!14.

Mais comment et par quoi commencer ? Pour Rougemont, la réponse est simple : "puisqu'il nous faut partir d'une finalité de l'homme et de valeurs les plus communes aux Européens, cela veut dire qu'il nous faut partir de la culture [...], c'est là-dessus qu'il faut bâtir"!15. Il défend la culture européenne et cherche à!faire reconnaître son importance. Dans son discours pour l'inauguration du CEC, il rappelle l'urgence de cette tâche : "On va me dire que les temps sont difficiles, qu'il faut courir au plus pressé. J'en tombe d'accord. Seulement le plus pressé, ce n'est pas nécessairement de nous écraser sous le poids des armes matérielles, mais c'est peut-être aussi de réveiller en Europe l'esprit de résistance et l'esprit

11 Cité dans Robert d'HARCOURT et al., Dix ans d'efforts pour unir l'Europe 1945-1955, Paris, Bureau de liaison franco-allemand, 1955, p.!26.

12 "Denis de Rougemont tel qu'en lui-même..." (entretien), Cadmos n° 33 (printemps 1986), p.!17.

13 Gérard de PUYMEGE, "Le rôle du Centre", p.!18.

14 Denis de ROUGEMONT, "Trois initiales, ou raison d'être et objectifs du CEC" (1960), dans le Bulletin du CEC n° 1-2 (été 1970), p.!31-32, ainsi que dans Le cheminement des esprits.

15 "Denis de Rougemont tel qu'en lui-même...", p.!17.

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d'invention sans lesquels tous les chars ne serviront à!rien, et seront bientôt démodés"!16. Il ne cesse de déplorer les sommes faramineuses dépensées pour l'armement, et de les comparer aux sommes dérisoires allouées à!la culture et à!l'éducation. Les actions du Centre témoignent d'une conception large de la culture. Pour Rougemont, elle ne se limite pas aux beaux-arts, mais doit s'entendre comme "un système de valeurs commun à!un groupe humain et orientant ses comportements". Ainsi, la culture euro-péenne constitue "l'unité de base sur laquelle bâtir l'union de l'Europe".!17

En 1984, une brochure destinée au grand public présente le CEC et ses actions 18. La première partie s'intitule "l'union de l'Europe nécessaire au monde autant qu'à!l'Europe". Elle explique que l'unité, qui devrait être fédérale afin de respecter les diversités, est rendue impossible par le dogme de la souveraineté des Etats-nations. Plus loin, on peut lire que "le CE C n'est pas là!pour favoriser l'instauration d'un “troisième Grand”, mais bien pour aider à!former dans les esprits la vision d'un modèle d'union dans la diversité, préparant les voies d'une fédération pour les libertés et dans la paix". Le Centre a donc une vocation militante. La même brochure rappelle néanmoins que "le CEC n'a cessé d'affirmer qu'il était là!pour servir, dans le domaine culturel, la cause d'une union fédérale de l'Europe, et non pour mettre la culture au service d'une politique, fût-elle “européiste” d'étiquette ou d'ambition". Appeler de ses vœux et agir en vue de l'avènement d'une fédération européenne ne serait donc pas une démarche politique ? En 1954, Rougemont déclarait : "Nous cherchons [...] à!créer une conscience commune de l'Europe et de sa situation actuelle dans le monde. On peut appeler ça politique, nous appelons ça éducation"!19. En 1986, Jacques Freymond, son successeur à!la présidence du CEC, tranche sur cette question. "La mission du CEC est politique"!20, affirme t-il.

Cela semble mieux correspondre à!la réalité de son action.