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L'ordination de Dom Jacques de Chastonay, moine bénédictin

N ous traversons D ourgne et nous arrivons au m o­ nastère d ’E n-C alcat. Il est tout en brique jaune pâle, d ’une sobriété qui n ’est pas sans grandeur. O n entre dans l’église. C ’est l’heure des vêpres ; d evant le chœur, les moines en robe noire sont à genoux. A intervalles réguliers, deux d ’entre eux se détachent de chaque côté et viennent se m ettre debout dans l’allée du milieu, en attente, puis tous se plient en deux. Au loin, l’autel est dans une profondeur obscure où seuls pétillent les cierges, le tapis rouge et, sou­ dain, les trois prêtres en rouge.

Ensuite, nous nous rendons dans une charm ante hôtellerie où les invités, d’autres Valaisans, parents et amis, se trouvent déjà. O n se salue, on b avarde un peu, émus à l’idée de la grande cérémonie du lende­ main.

L'om bre fu it, le jo u r p o in t D ans un ciel calme et p u r ; L’aube n’hésite plus,

M ais v ie n t, belle et parfaite.

J ’ai o uvert le livre des Occitans et je suis tombée sur 1’« Aube mystique », de Folquet de Marseille.

— C ’est curieux, ai-je dit à M aurice Chappaz, la plu p a rt de ces troubadours, après avoir fait les quatre cents coups, ils s’em barquaient p our la Terre sainte ou se faisaient moines : Jaufle Rudel, Bertran de Born, Bernard de V entadour, A rn a u d Daniel, Gaucelm Faidit et bien d ’autres...

— Est-ce vrai ?

— O h ! c’est peu vérifiable. P o u rta n t il est certain que Folquet de Marseille, après une vie très agitée, abandonna le monde et se rendit à Citeaux. Il devint abbé du Thoronet dans le Var, puis évêque de Toulouse en 1205. Il s’est, p ara ît-il m ontré im pitoyable dans sa lutte contre les Albigeois. Mais il a écrit cette m er­ veilleuse « Aube ».

V rai D ieu, en vous n om m an t, vou s et sainte Marie, Je m ’éveille au jo u rd ’hui ! C a r l ’étoile d u jou r D e vers Jérusalem se lève, et m e fa i t dire :

Sus, d e b o u t, le vez-vo u s,

H o m m e s qui a im ez D ieu ! C a r le jou r est venu, La nuit suit sa carrière ; D ieu de to u t soit loué P ar nous et adoré. D em an don s-lu i la p a ix Pour tou te notre vie.

Loin de moi le désir absurde de faire d ’indiscrètes comparaisons ! Si j ’évoque ici les troubadours, c’est que nous venons d ’errer dans leur pays et que Jacques

de Chastonay, aussi, vécut un temps de poésie. Il écrivait.

A vrai dire, l’aube dans le T a rn est venteuse et toute mouillée. N ous m ettons tricots sur tricots. Je m ’emmitoufle encore dans une grande écharpe de laine, j’ajoute même des socquettes par-dessus mes bas ! T an t pis pour l’élégance. Quel froid en ce 27 mai, samedi de la Pentecôte ! Dans la cour de l’hôtel, la fidèle petite 2 CV. d ’A lbert C havaz, lassée de son voyage, refuse de re p a rtir ; c’est une autre voiture qui nous prend.

U ne campagne feuillue, verdâtre, et nous voilà de nouveau d evant la grande église de l’abbaye d ’En- Calcat. A u jourd’hui nous irons jusqu’au fond de la basilique et nous ferons le to u r du chœ ur p a r l ’espace libre entre les pilliers et le mur. Nous sommes tout près de l ’autel. S’avance la procession des enfants de chœur qui tendent l’un après l ’autre leurs mains sur lesquelles un diacre dépose les ornements du culte p our les ap p o rte r à Son Exc. M gr Marqués, archevêque d’Albi, qui s’en revêt. La messe commence. N ous le voyons de face, avec sa m itre et ses gants rouges, entouré des diacres. N ous cherchons à voir aussi les deux ordinands. Ils sont assez loin, au premier rang de la foule noire des moines et l’on ne peu t distinguer leur expression ; mais malgré la distance, on devine leur émotion, leur attente.

La nôtre est grande aussi, c’est la première fois que j’assiste à une ordination et celle-ci sera particulière­ m ent impressionnante. C e fu tu r prêtre est un poète, un poète qui renonce à la poésie, car on ne peut à la fois se donner tout entier à D ieu et à la poésie telle que nous la comprenons, mais p a r là même il nous touche davantage, il est un de nos frères.

Les voici, tous les deux, qui s’avancent p our répon­ dre à l’appel : « A dsum ! Me voici ! » Ils v ont vers l’autel, ten an t à la m ain droite un cierge allumé et p o r ta n t sur le bras gauche la chasuble pliée. D evant l’archevêque, ils s’agenouillent. Jacques de C hastonay a un visage clair et beau, une attitu d e fervente et fière à la fois ; l’autre o rd in a n d n ’a pas sa prestance, mais il a dans ses traits une rudesse rom ane très ém ouvante aussi. D ’ailleurs tous deux, leur vêtement, leur m ain­ tien, leur air d ’innocence, leur petite couronne de che­ veux au to u r de la tête, c’est le M oyen Age qu ’ils res­ suscitent ! C ’est la Légende Dorée.

L ’heure de la question est venue, reste des temps d ’autrefois. L ’archevêque interroge le diacre d ’abord : « Savez-vous s’ils sont dignes ? » E t le diacre répond : « A u ta n t que la faiblesse hum aine perm et de le con­ naître, je sais et j’atteste qu ’ils sont dignes de rece­ v o ir la charge d e cet office. » U ne seconde fois, l’arche­ vêque dem ande au peuple de venir Péclairer. Il y a un instant de silence. Puis les chants reprennent. Le chœ ur des jeunes enfants que nous voyons là-bas au centre de la nef est dirigé p a r le neveu d ’A lain- Fournier, fils d ’Isabelle Rivière, moine en cette abbaye.

L’archevêque rappelle aux futurs prêtres les obli­ gations graves qui découlent de leur élévation à un si gran d honneur : « C ’est donc avec crainte et trem ­ blement que vous devez m onter jusqu’à ce h a u t degré de la hiérarchie sainte ; et nous ne devons, nous, vous y adm ettre que si vous vous êtes rendus recomman- dables p a r une sagesse toute céleste, p a r des mœurs irréprochables, et p a r une longue p ratique de la sainteté. » Il insiste à plusieurs reprises sur la chasteté et la pureté e t leur d it q u ’ils seront les dignes succes­ seurs des « vieillards » vénérables de l’Eglise.

N ous sommes arrivés au m om ent le plus boulever­ sant : la prostration. Les deux o rd in an d i atten d e n t et nous aussi nous attendons. E t soudain ils se prosternent, s’étendent de tout leur long sur le tapis, le fro n t appuyé sur leur avant-bras replié, en un total anéan­ tissement d ’amour. Longtemps. P en d an t q u ’une voix chante la litanie des saints à laquelle le chœ ur répond. J ’aime ces invocations et leur mélodie, toujours la même, qui interroge, qui supplie ; c’est la plus prim i­ tive des prières et sa forme très ancienne est un héri­ tage de la liturgie hébraïque. « S ancta Caecilia, Sancta C atharina... » Puis la litanie de Jésus-Christ, où on lui dem ande de nous délivrer de to u t mal : de la fou­ dre, des tremblements de terre, de la m ort éternelle... A h ! ces litanies je les entends encore ! E t p our forcer sa miséricorde, on lui rappelle les grands mystères de sa vie : « P a r v o tre naissance, p a r v otre C roix et votre Passion... » E t les grâces : « P o u r que nous ne soyons pas châtiés, p o u r que nous soyons pardonnés, pour que nos esprits s’orientent vers les désirs célestes ! D e grâce, écoutez-nous ! »

Les deux ordinands sont toujours étendus p a r terre, comme morts. Mais ils se relèvent e t se rapprochent de l’autel, p o u r le rite originel de l’im position des mains. Je connais peu de choses plus solennelles. Dans le pro fo n d silence, l ’archevêque pose ses mains sur leur tête qu ’il doit toucher ph ysiqu em en t comme de­ v ro n t le faire, les uns après les autres, toujours dans le silence tous les moines qui défilent d evant eux. Mais le sublime dans ce geste, c’est que leur main droite reste ensuite levée jusqu’à la fin de la cérémonie. Plus d ’une centaine de mains levées, une ram pe de mains, un salut d ’éternité.

C ette im position et la prière qui suit semblent bien constituer les deux éléments de l’essence du sacrement de l’ordre ; ce qu’en style scolastique on est convenu d ’appeler la matière et la forme. Mais les ordinands ne sont pas encore prêtres...

A rrive m a in te n an t la cérémonie de l’investiture. C ’est d ’abord l’étole qui est croisée sur leur poitrine : « Recevez le joug du Seigneur, car ce joug est doux et son fardeau léger. » Puis la chasuble d ont la partie postérieure demeure encore repliée sur leurs épaules. Ce n ’est q u ’à la fin de l’ordination q u ’elle p o u rra se dérouler sur to u t le corps. Suivent la longue invoca­ tion, l’hym ne des grands appels, et la consécration de ces mains qui désormais tiendront tous les matins le Corps adorable du Verbe fait chair :

Vous êtes la source des sep t dons, Le d o ig t de la d ro ite du Père, L ’o b je t de sa promesse, E t l’âm e de nos discours.

Jusq u ’à la fin nous serons là, les amis, les parents, sans perdre une miette du spectacle sacré. E t le len­ demain, dimanche de la Trinité, nous y serons encore p o u r la première messe de D om Jacques de Chastonay.

U n passage d ’ange, semble-t-il, remue la retombée de la nappe d ’autel. Les chasubles tissées à la main sont en belle laine blanche avec, sur la longueur de l’épaule, des damiers, des zébrures gris sombre. Tous les gestes sont d ’une lenteur et d ’une précision adm i­ rables, et nous sentons le nouveau p rêtre entouré de la fraternelle tendresse des autres moines. U ne joie intense et grave illumine les visages. C ’est l’amour.

Il y eut ensuite un repas à l’hôtellerie du couvent. Mme de C hastonay nous reçut avec sa grâce simple et souriante de grande dame ; il convient ici de rendre hommage à bien des mères valaisannes. M. le R d Père de Riedm atten, dominicain, p a rla avec esprit et savoir ; M. Oscar de C hastonay avec son vrai, viril cœ ur de père. N ous étions tous heureux, détendus, réunis pour deux jours aux confins de la France, comme une seule et grande famille.

L ’om bre fu it, le jo u r p o in t D ans un ciel calme et p u r ; L ’aube n ’hésite plus,

M ais v ie n t, belle e t parfaite.

Valais

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