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VI.1 Point de vue général :

D'une manière générale, les médecins accordent de l'importance à la visite médicale (135) et y sont

très attachés (76), en France comme à l'étranger.

Ainsi, selon une enquête allemande (140), 52% des médecins regretteraient l'arrêt des visites

médicales, tout comme 71% de médecins canadiens interrogés en 1995 n'étaient pas d'accord pour les interdire (141).

La principale raison de l'attachement des médecins à la visite médicale est due au fait qu'elle donne accès rapidement à des informations pratiques et utiles (140, 142, 143). Elle est même en France, d'après

une enquête IPSOS pour la HAS menée en 2009 (59), la seconde source d’information qu'évoquent

spontanément les médecins (à 65%) après la presse médicale.

Cette source d'information est principalement utilisée par les médecins pour les nouveautés dans le domaine du médicament (65, 107). Dans certaines études, les médecins estiment même que dans

l'ensemble, les interactions avec les visiteurs médicaux sont bénéfiques pour la prise en charge des patients et pour la pratique de la santé (144).

Des différences d'appréciation semblent toutefois se dessiner entre les médecins, notamment en fonction de leur expérience et de leurs spécialités.

Ainsi, une étude canadienne publiée en 1995 note que les résidents de première et deuxième années accordent un rôle pédagogique plus important à la visite médicale que leurs aînés de troisième et quatrième années (141).

Selon une étude australienne de 2008, les généralistes accordent plus d'importance à la visite médicale que certains spécialistes. Cette différence n'est pas retrouvée en France par l'enquête IPSOS cité plus haut (59).

Certains médecins généralistes refusent toutefois de recevoir les visiteurs médicaux. En France, des thèses de médecine récentes estiment leur proportion entre 10% et 19% (60, 76, 133, 143).

VI.2 Crédibilité scientifique :

Si les médecins attachent de l'importance à la visite médicale, ils n'en sont pas moins conscients de ses défauts structurels.

Le principal reproche fait à la visite médicale est d'apporter une information orientée et non

objective (107, 143). Les médecins français sont ainsi plus de 90% à reconnaître que la visite médicale a

un but commercial (60, 76).

En conséquence, la crédibilité de ce moyen d'information est globalement médiocre. Ainsi, l'étude canadienne citée plus haut rapportait que moins d'un tiers des médecins en formation étaient d'avis que les représentants de sociétés pharmaceutiques étaient une source fiable d'information sur les médicaments (141). Cette opinion se retrouve en France (69), et un travail de thèse récent montre que

seuls 22,77 % des médecins généralistes jugent « très crédible » ou « crédible » la visite médicale, alors qu'ils sont plus de 88% à accorder leur confiance au Vidal®, aux guides élaborés par la HAS, aux FMC organisées par les associations de formation, et à l’avis des confrères spécialistes (60).

Ce manque de crédibilité s'étend d'ailleurs aux autres vecteurs d'information utilisés par l'industrie pharmaceutique. Toujours selon la référence précédente, la FMC organisée par l’industrie

pharmaceutique, la presse gratuite, et les sites Internet créés par l’industrie pharmaceutique sont ainsi jugés bien moins crédibles que, respectivement, les FMC organisées par des associations de formation, la presse sur abonnement, et les sites Internet issus de structures indépendantes.

D'autres études retrouvent à l'étranger ce discrédit. Pour l'étude allemande de 2010 déjà citée (140),

les médecins estiment généralement que la visite médicale et les événements éducatifs financés par l'industrie pharmaceutique ne délivrent pas une information objective, au contraire des événements non financés.

Enfin, pour une étude anglaise (145), 40% des médecins pensent que le financement des conférences

et des congrès de FMC par l'industrie est susceptible d’entraîner un conflit d’intérêt.

VI.3 Influence :

Dans l'étude allemande de 2010 (140), si une grande majorité des médecins interrogés estiment que

les visiteurs médicaux ont pour objectif d'influencer leurs habitudes de prescription, seulement 6% considèrent être souvent ou toujours influencés.

Ce sentiment de n'être pas influençable par la visite médicale se retrouve dans les résultats des études à ce sujet. Des internes consultés aux Etats-Unis en 2001 considèrent par exemple à 61% que les contacts avec l'industrie n'influencent pas leurs prescriptions (146).

A nouveau, cette opinion est valable pour les autres vecteurs de l'industrie pharmaceutique, comme les conférences et des congrès de FMC financés par les laboratoires qui, selon une majorité (86%) de médecins anglais n'influence pas le choix de leurs prescriptions (145).

Si les médecins sont globalement conscients de la finalité commerciale de la visite médicale et ne lui accorde que peu de crédit scientifique, ils estiment être suffisamment armés pour ne pas se laisser influencer. Dans les différentes études, les médecins généralistes se sentent aptes à évaluer les preuves qu'on leur apporte (142), estiment pouvoir corriger les biais de l'information qui leur est

apportée grâce à un esprit critique, au recours à des sources sans finalité commerciale, et à leur expérience personnelle (143). Ainsi, malgré la prise de connaissance d'études prouvant le contraire,

les prescripteurs d'une étude américaine (144) pensent qu'ils sont équipés pour évaluer l'information

délivrée par les visiteurs médicaux de manière indépendante, et déclarent qu'ils sont capables de gérer ces relations de manière à ce que leurs propres prescriptions ne soient pas défavorablement influencées.

Allant encore plus loin l'étude canadienne montre que plus un médecin en formation a reçu d'argent et d'articles promotionnels, plus il aura de chances de croire que les entretiens avec des

représentants n'affecteront pas ses habitudes (141).

Toutefois, lorsque la question est posée de manière indirecte, les médecins reconnaissent l'influence des visiteurs médicaux. Dans sa thèse de doctorat de médecine en 2010 (60), Anaïs MAUVAIS

proposait à 101 médecins une liste de 10 nouvelles spécialités, et leur demandait « Quel support ou

quelle personne a selon vous le plus influencé votre choix de prescrire les médicaments suivants ? ».

Une liste de source d'information leur était proposée, et les médecins pouvaient cocher jusqu'à 2 cases. La source d’influence la plus souvent citée était alors la visite médicale (398 citations), devant l’avis des confrères spécialistes (302 citations).

A l'aide d'interviews semi-structurées, des auteurs britanniques sont arrivés à la conclusion que la visite médicale était la principale raison de prescrire un nouveau médicament, avant même l'échec d'une thérapie en cours ou les profils d'effets indésirables (45).

ces éléments : « les médecins (français) estiment qu’ils sont capables d’exercer leur esprit critique à l’égard de la visite médicale et faire la part des choses entre publicité et information

scientifiquement étayée. Les faits démontrent le contraire : la visite médicale a un impact sur les prescriptions au profit des médicaments nouvellement commercialisés, au détriment de thérapies anciennes dont l’efficacité est pourtant équivalente et les prix souvent inférieurs mais surtout dont les effets secondaires sont connus » (91).

VI.4 Ambiguïtés :

Un élément très intéressant ressort des études sur l'influence ressentie de la visite médicale ressentie par les médecins. Si ceux-ci ne considèrent pas être influençable, ils estiment en revanche que leurs confrères le sont...

Dans l'étude américaine de 2001 (146), si 61% pensent donc que les contacts avec l'industrie

n'influence pas leur propres prescriptions, seulement 16% pensent également que les prescriptions de leurs collègues ne sont également pas affectées.

Cette opinion est également retrouvée dans l'étude allemande de 2010 (140) puisque si seulement 6%

des médecins interrogés considèrent être souvent ou toujours influencés par la visite médicale, ils estiment que 21% de leurs collègues le sont.

Seconde ambiguïté, si les médecins n'ont pas une très haute opinion de la visite médicale, elle reste une des principales sources d'information, notamment en ce qui concerne les nouveautés. Pour les auteurs d'une revue de la littérature effectuée pour l'OMS (107), l'honorabilité d'une source ne reflète

pas donc sa fréquence d'utilisation.

Ainsi, une étude irlandaise de 2001 (147) démontrait que les sources d'information notées comme

étant les plus importantes en théorie (articles presse médicale, revue indépendante - Drugs and Therapeutics Bulletin -) n'étaient pas celles utilisées en pratique (à savoir la visite médicale), surtout chez les généralistes (par rapport aux spécialistes).

Des auteurs américains (148) ont interrogé des médecins à propos de l'influence que pouvaient avoir

la publicité et la visite médicale sur leurs habitudes de prescription. Pour une majorité d'entre eux, cela n'avait qu'une importance minime, et ils estimaient que les sources universitaires étaient beaucoup plus importantes.

Ils les ont ensuite interrogés sur leurs connaissances au sujet de vasodilatateurs et d'antalgiques. Ils se sont alors rendu compte que les connaissances de ces médecins étaient conformes aux messages diffusés par la publicité de l'industrie pharmaceutique et non aux connaissances universitaires. Leur conclusion était que les médecins dont les connaissances sont celles véhiculées par la publicité sont généralement inconscients d'être très influencés par des sources non scientifiques.

VI.5 La dissonance cognitive :

Comment expliquer ces contradictions entre, avoir recours à des sources d'information que l'on pense biaisées et peu crédibles, ne pas se sentir influencé même lorsque la preuve est apportée que ces informations ne sont pas sans conséquences, et même estimer que si l'on est pas influençable, les confrères, eux, le sont ?

Pour répondre à cette question, des auteurs américains se sont servi du concept de dissonance cognitive élaborée par Leon Festinger (149).

Cet auteur, après avoir infiltré un culte qui prédisait qu'un déluge allait détruire la Terre, a analysé les réactions des membres de ce groupe après que cette prophétie ne se soit pas réalisée

(Festinger L. A Theory of Cognitive Dissonance. Stanford, CA: Stanford University Press; 1957, cité par référence 149). Il a découvert que plus les membres étaient convaincus par la véracité de la prophétie, plus ils réinterprétaient les preuves pour réaffirmer leurs croyances. En se basant sur cette observation et sur des expériences ultérieures, Festinger a alors établi un postulat affirmant que les gens ont besoin que leurs croyances, ou cognitions, soient cohérentes entre elles. Lorsque les cognitions sont dissonantes, ils ne sont pas à l'aise et essayent de réduire cette dissonance. Plus la dissonance sera grande, plus l'effort pour l'atténuer sera important. La dissonance est plus forte lorsqu'elle se rapporte à l'image de soi.

Partant de ce postulat, les auteurs ont organisé des focus group sur ce sujet. Les médecins réunis comprenaient le concept de conflit d’intérêt et l'appliquaient à leurs relations avec les visiteurs médicaux. Néanmoins, ils maintiennent une opinion favorable de leurs relations avec ces derniers. Face à ces attitudes contradictoires, les médecins se retrouvent donc en position de dissonance cognitive. Pour résoudre cette dissonance, ils utilisent des dénis et de rationalisations.

Pour éviter de penser à ce conflit d'intérêt, ils réfutent ainsi le fait que leurs relations avec l'industrie puissent influencer leurs prescriptions, ne se sentent pas responsables de ce problème, énumèrent des techniques pour rester impartiaux, et raisonnent en se disant que la visite médicale est éducative et au bénéfice des patients.

Les auteurs concluent donc en disant que les médecins ressentent cette dissonance lorsqu'ils

rencontrent les visiteurs médicaux, puisqu'ils savent que le but de ces derniers est d'influencer leurs prescriptions et que ces relations peuvent compromettre leur exercice médical. Et parce que cette relation est susceptible de saper leur identité morale en tant que praticiens altruistes, ils gèrent cette dissonance par divers moyens.

VI.6 Conclusion :

Malgré son manque de crédibilité scientifique reconnue par les médecins, la visite médicale recueille largement leurs faveurs.

S'ils se disent conscients de sa finalité commerciale, les médecins se sentent suffisamment armés pour que leur jugement reste impartial. Dans le même temps, beaucoup estiment que si eux ne sont pas influencés, leurs confrères le sont plus probablement.

Devant ces ambiguïtés, les médecins réagissent par une sorte de dénégation. Y-a-t'il une part de mauvaise conscience dans ce comportement ?

C'est en tout cas l'hypothèse de la dissonance cognitive qui semble parfaitement adaptée à cette problématique