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Un obstacle : la description phénoménologique à la première personne

Dans le document Une exigence de réalité en perception (Page 47-50)

2. CHAPITRE PREMIER : Husserl et une exigence de réalité en perception

2.5 Examen de la conclusion : Husserl répond-il à une exigence de réalité en perception ?

2.5.1 Un obstacle : la description phénoménologique à la première personne

Commençons toutefois en problématisant notre position, et en considérant une approche alternative. Nous nous inspirerons ici notamment de l’argumentaire déployé par Andrea Staiti contre la lecture conjonctiviste de Husserl proposée par Claude Romano, qui insiste comme la nôtre sur le scepticisme sur lequel débouche la conception husserlienne de l’illusion95.

Nous avons soutenu que l’indiscernabilité inhérente à la perception et à l’illusion manifestait pour Husserl leur structure commune, ce qui signifie que la perception ne puisse être définie comme présentation du réel. À l’aune de nos développements, Husserl semble ainsi défendre ce que Claude Romano appelle une conception conjonctive (ou conjonctiviste) de la perception : la perception est toujours véridique ou illusoire, c’est-à-

95 Sur ce débat, voir Staiti, A. (2014). « On Husserl’s Alleged Cartesianism and Conjunctivism: A Critical

Reply to Claude Romano », in Husserl Studies, Vol. 31, pp.123-141 ; Romano, C. (2012). « Must phenomenology remain Cartesian ? », in Continental Philosophy Review, Vol.45, pp.425-445

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dire une illusion potentielle96. En effet, si l’acte perceptif véridique est en tout point

identique à l’illusion non démasquée, il semble que la perception en générale doive être définie comme l’appréhension d’un objet réel ou fictif, c’est-à-dire comme une expérience dans laquelle le sujet ne peut trancher définitivement en faveur de l’existence avérée de l’objet perçu.

On pourrait vouloir s’objecter à cette interprétation en insistant qu’elle ne correspond aucunement à la description en première personne que l’agent perceptif en fait. C’est essentiellement le point de vue mis de l’avant par A. Staiti, qui nous rappelle qu’illusion et perception ne se confondent jamais dans l’expérience du sujet. Au contraire, dans le procès qui mène à la désillusion, l’expérience du sujet peut être successivement véridique et illusoire, mais jamais les deux simultanément. Pour Husserl, l’illusion et la perception véridiques sont ainsi des phénomènes bien distincts, qui n’empiètent à aucun moment l’un sur l’autre, et c’est pourquoi Staiti croit que Husserl ne défend pas une analyse conjonctive de la perception97. Plus fondamentalement, Staiti souligne que la possibilité de

l’illusion ne remet jamais en cause la validité ontologique générale de la perception pour le sujet percevant, car le doute suppose un motif, et le retour à l’harmonie correspond à la suspension du doute.

En effet, le sujet adhère d’emblée à son expérience perceptive, précisément parce qu’à la donation en personne de l’objet est attaché la créance ou belief. En ce sens, la conscience de conflit est une condition nécessaire à la remise en question effective de l’existence du perçu. Sans elle, le doute est inopérant au sein de la perception, et laisse intact le belief en l’existence de l’objet98. Ainsi, comme nous l’avons constaté, le sujet

doute véritablement de l’existence de la dame uniquement lorsque dans le domaine perceptif apparait une alternative incompossible : la figure de cire.

96 La théorie conjonctive de la perception est caractérisée par l’indiscernabilité essentielle qu’elle conçoit

entre l’illusion, la perception et l’hallucination, c’est-à-dire elle adhère au principe du facteur commun que rejette la théorie disjonctive (cf., supra, note 1). Dans le contexte de notre analyse – qui aborde ici la valeur ontologique de la perception –, la théorie de Husserl est dite conjonctive en ce sens précis que la perception donne indistinctement le réel et l’irréel (l’objet illusoire). Cf., Romano, « Must phenomenology remain Cartesian ? », op. cit., p.439-440

97 Cf., Staiti, « Husserl’s Alleged Cartesianism », op. cit., p.130-133

98 Voir à cet effet Oskar Becker, qui insiste sur cette particularité (Becker, O. (2001). « Husserl and

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Plus encore, pour toute conscience de conflit, le sujet en vient toujours à adopter l’une des appréhensions alternatives. Le sujet croit – explicitement ou non – pouvoir distinguer la perception authentique de l’illusion, et le fait même effectivement. L’exemple du mannequin de cire témoigne de cette « décidabilité » du conflit perceptif : le conflit se solde par le belief en l’existence du mannequin, soit par une certitude qui n’est d’aucune façon entamée par le doute, précisément parce qu’il n’est pas réalisé par un conflit concordant99. Partant, malgré l’absence d’une distinction immédiate, structurelle séparant

la perception illusoire de la perception véridique, il est toujours possible pour le sujet de résoudre les conflits qui se présentent au sein de sa perception, rétablissant du même coup sa confiance en l’expérience perceptive.

Le doute est ainsi un phénomène transitoire, qui requiert un motif : la dissonance du flux perceptif100. En l’absence d’une dissonance permanente à même de supporter un

doute inextinguible quant à l’expérience perceptive du sujet, y a-t-il un sens phénoménologique – c’est-à-dire incarnée par la vie de la conscience – à parler de la perception comme d’un acte constamment « menacé » par l’illusion, et donc fondamentalement dubitatif ? À première vue, il appert qu’il s’agit là d’une hypothèse sans fondement phénoménologique. Une fois le mannequin reconnu comme réalité, le sujet n’a plus aucune raison perceptive, aucun motif phénoménologique de douter de son existence. Rien dans l’immédiateté de la perception ne présage son invalidation subséquente, d’où il s’ensuit la restauration de son intégrité ontologique. Soutenir que cette nouvelle perception soit une illusion potentielle est alors une hypothèse dissociée du vécu effectif du sujet. Elle suppose en effet une éventuelle conscience de conflit, laquelle constitue une donnée hors de portée du sujet percevant101.

La stratégie argumentative de Staiti consiste ainsi à récuser l’interprétation conjonctiviste de Husserl en rejetant la généralisation du doute à l’ensemble des

99 Cf., Staiti, « Husserl’s Alleged Cartesianism », op. cit., p.128

100 Ibid., p. 132. Cette analyse du doute comme phénomène transitoire peut également être retrouvée dans De la synthèse passive, où Husserl affirme que la perception normale est celle qui ne comprend ni la possibilité

du doute, ni de la négation : « Dans la vie naïve de la perception, l’arbre perçu est naturellement simplement une réalité existante pour nous : au moins dans le cas normal, que nous présupposons, où aucun motif

d’expérience n’agit en faveur d’un doute ou d’une négation. (Husserl, E. (1998). De la synthèse passive : Logique transcendantale et constitutions originaires. Trad. B. Bégout et J. Kessler, Grenoble, Millon, p.50,

nous soulignons) »

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perceptions. Certes, le sujet peut douter provisoirement et localement de son expérience perceptive, mais jamais définitivement et globalement. En effet, seule l’incohérence d’une perception donnée avec le contexte perceptif justifie le doute. Or, dans l’expérience du sujet, l’incohérence est toujours localisée (elle concerne un objet en particulier) et peut aussi toujours être résorbée (elle est temporaire).

Pour soutenir que la perception n’est pas toujours potentiellement illusoire, Staiti peut dès lors utiliser un argument analogue à celui que Husserl emploie pour surmonter le problème de la transcendance de l’objet. L’indiscernabilité de la perception véridique et illusoire engendre la possibilité logique du doute : tout acte perceptif peut en principe se révéler rétrospectivement illusoire, puisque toute nouvelle perception amène avec elle la possibilité d’un conflit au sein de la conscience102. Par contre, la présentation perceptive

demeure éminemment fiable. En effet, l’illusion est incohérente avec le contexte perceptif, et le sujet peut donc résoudre tout conflit particulier qui se déclarera effectivement en vérifiant la cohérence de son expérience. Par exemple : la dame est éventuellement reconnue comme illusoire parce qu’elle est incohérente à l’aune de nouvelles données perceptuelles. Par le même mouvement, la réalité du mannequin est confirmée, ce qui marque la restitution de la créance et la fin du doute. En définitive, le sujet est donc capable de reconnaitre la perception trompeuse au sein de son expérience.

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