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3.1 Le champ normatif de l'éthique de la croyance

3.1.1 Sur la normativité des données probantes

3.1.1.1 Objection par notre rôle de croyant

Une première objection à la suggestion de Leite serait d'avancer qu'une telle suggestion nie les obligations épistémiques que nous avons en tant qu'entités possédant des croyances. Pour certains auteurs, tel que Feldman, nous possédons des obligations qui découlent des rôles que

48 Leite, Adam. (2007). « Epistemic Instrumentalism and Reasons for Belief: A Reply to Tom Kelly's "Epistemic

Rationality as Instrumental Rationality: A Critique" ». Philosophy and Phenomenological Research 75 (2). p. 458- 461.

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nous endossons.49 Un individu qui endosse le rôle d'enseignant acquiert certaines obligations

liées à ce rôle, tel que celui d'expliquer le contenu de son enseignement de façon claire. Ces obligations sont liées à ce que nous attendons d'une bonne performance de la part d'un individu endossant ledit rôle. Pour Feldman, les obligations épistémiques fonctionnent de la même manière que ces obligations de rôle. Le simple fait que nous endossons le rôle d'individus formant des croyances nous impose une obligation de mener une bonne performance quant à la formation de nos croyances. Dans le contexte plus large de la théorie évidentialiste de Feldman, il est largement sous-entendu qu'une bonne performance quant à la formation de nos croyances est la formation d'une croyance vraie, ou, à tout de moins, soutenue par les données probantes.

Ce genre d'argument, typique des positions évidentialistes, pourrait être employé contre la suggestion de Leite. Toutefois, il semble avoir plusieurs failles qu'il m'apparait important de souligner. La plus évidente est qu'il est d'entrée de jeu présumé qu'une bonne performance quant à notre rôle de croyant consiste à former des croyances qui s'accordent avec nos données probantes. Dans le cadre du présent débat, attaquer la suggestion de Leite en avançant qu'une bonne performance (à laquelle nous sommes contraints en vertu de nos rôles de croyants) consiste nécessairement à former une croyance s'accordant avec nos données probantes donne sérieusement l'impression d'être une pétition de principe.

L'hypothèse comme quoi une bonne performance quant à la formation de nos croyances consiste nécessairement à former une croyance qui s'accorde avec nos données probantes pourrait toutefois être défendue en invoquant le débat sur la cible de la croyance que nous avons discuté dans le chapitre précédent. La cible de la croyance est la vérité, et, puisque les obligations de rôle se définissent par ce qu'on attend d'une bonne performance de la part de quelqu'un qui assume un certain rôle, il pourrait être avancé qu'une bonne performance de la part d'un individu qui a un rôle de croyant est de ''bien performer'' dans l'acte de former une croyance qui cible la vérité. Une telle défense demanderait à être plus étoffée (du moins, bien plus que ne le fait Richard Feldman). Le débat concernant la cible de croyance est, comme nous l'avons vu, extrêmement bigarrée et il pourrait tout à fait être défendu qu'une bonne performance quant à notre rôle de croyant est constituée par le fait d'acquérir des croyances qui nous guide efficacement au travers de notre vie (ce qui n'implique pas systématiquement de ne posséder que

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des croyances vraies, mais plutôt des croyances qui nous sont utiles). Il apparait néanmoins pertinent de souligner que les obligations doxastiques cadrent mal avec la notion de rôle que veut proposer Feldman. Comme le souligne Matthew Chrisman, le fait que nous soyons contraints à certains types de rôle n'explique pas nécessairement le fait que nous ayons des devoirs catégoriques de croire ou de faire certaines choses.50 Imaginons, comme semble le supposer

Feldman, que le fait de croire ce qui est indiqué par les données probantes constitue un devoir catégorique. Il n'est pas clair que le fait que nous soyons contraints au rôle de croyant constitue la base d'une explication du caractère catégorique de ce devoir doxastique. Chrisman souligne à titre d'exemple que le kleptomane est contraint de voler autrui, toutefois, ceci ne fait pas de l'action de voler un devoir catégorique en ce qui le concerne (au contraire, il pourrait être avancé qu'il possède malgré sa condition un devoir catégorique de ne pas voler). Il apparait que le simple fait que nous soyons contraints à certains rôles n'explique pas nécessairement le caractère catégorique des devoirs que nous accomplissons dans le cadre des rôles en question. Cette remarque de Chrisman semble enjoindre les tenants de la notion de rôle doxastique à expliquer davantage le lien explicatif entre le fait d'être contraint à un rôle et le caractère catégorique de certains types de devoirs.

Le dernier reproche qu'il m'apparait important de noter à l'endroit de la notion d'obligation de rôle en ce qui concerne les croyances est qu'une telle conception de nos devoirs épistémiques s'agence bizarrement avec nos autres obligations de rôle. Il est tout à fait concevable que d'autres rôles exigent de posséder certaines croyances et ce, indépendamment de la question de savoir si ces croyances s'accordent ou non avec les données probantes. Prenons le cas du prêtre. Un individu qui endosse le rôle de prêtre endosse un certain nombre d'obligations liées à ce rôle. L'une d'entre elles, selon toute vraisemblance, est de posséder la foi. Or, la foi est une croyance qui n'a pas à être soutenue par des données probantes concluantes qui sont possédées par le prêtre. L'individu qui endosse donc le rôle de prêtre et celui d'individu formant des croyances se retrouve forcément en situation de conflit au sein de ses obligations de rôle. À partir d'ici, un tenant des obligations de rôle peut avancer qu'il s'agit simplement d'un conflit standard lié au fait d'endosser plusieurs rôles en même temps et répondre que l'agent résout le conflit en privilégiant l'un des deux rôles en fonction de divers facteurs. Notons qu'une telle

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réponse satisferait certainement quelqu'un qui veut adopter la suggestion de Leite: en cas de conflit entre vos obligations, ce ne sont pas les données probantes qui déterminent ce que vous devriez croire, mais plutôt le rôle que vous décidez d'endosser. La décision d'endosser tel rôle plutôt qu'un autre (par exemple, le rôle de croyant religieux plutôt que celui de croyant) fait appel à des raisons qui ne sont, vraisemblablement, pas des données probantes. Une autre réponse que peut offrir un tenant des obligations de rôle face à la question des conflits est de nier tout simplement qu'il existe une solution tout bien considérée et que l'agent se retrouve devant une pluralité de prescriptions normatives. Il en sélectionnera une et sera objet de blâmes et de louanges selon la nature du rôle relativement auquel nous évaluons la situation. Bref, le tenant des obligations de rôles peut opter pour la thèse de l'incommensurabilité des raisons de croire (comme c'est justement le cas de Feldman). Puisque ce mémoire traite justement de la justesse de cette thèse, affirmer que la suggestion de Leite est fausse en vertu de la thèse de l'incommensurabilité reviendrait encore une fois à faire pétition de principe. Il suffit pour notre propos de noter cette incompatibilité entre la suggestion de Leite et la thèse de l'incommensurabilité sur laquelle doit s'appuyer la notion d'obligation de rôle (si elle veut s'opposer à la suggestion de Leite).