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Les lacunes analytiques explicitées dans les pages précédentes témoignent de la nécessité de s’outiller théoriquement par rapport au régime kirghize. De notre revue des perspectives théoriques, on peut par ailleurs arriver à trois constats. Premièrement, nous avons identifié quatre théories applicables au Kirghizistan. Quoique la production théorique portant sur ce régime politique puisse être bien plus large et nuancée, il apparaît que seules ces quatre approches aient été répétées à plusieurs reprises dans l’analyse de la politique kirghize, et ont vu leur attribution au régime justifiée par une argumentation suffisante basée sur des observations empiriques. Pourtant, peu de littérature théorique a été produite sur l’organisation du pouvoir politique depuis 2010. Les études qui se sont penchées sur les questions du régime ont soit abordé des dynamiques très locales66,

omis de mentionner leurs données de manière satisfaisante67 ou abordé quelques concepts

théoriques de façon parcellaire68, limitant l’utilisation d’un cadre théorique englobant tous les

aspects du régime politique.

63 Engvall, Johan, « Kyrgyzstan’s revolt: Prospects for Stability in a Failing State », The Central Asia Caucasus

Analyst, 14 avril 2010, consulté le 24 février 2020, URL http://www.cacianalyst.org/publications/analytical-

articles/item/12035-analytical-articles-caci-analyst-2010-4-14-art-12035.html

64 Cummings et al, « State, regime, and government in the Kyrgyz Republic (1991–2010): disaggregating a

relationship », 443-444.

65 Bader, Max, « Democracy Promotion and Authoritarian Diffusion: The Foreign Origins of Post-Soviet Election

Laws », Europe-Asia Studies, vol. 66, no. 8, 2014, 1351.

66Voir Radnitz, « Networks, localism and mobilization in Aksy, Kyrgyzstan », 406; Reeves, Madeleine, « The time of

the Border: Contingency, Conflict, and Popular Statism at the Kyrgyzstan-Uzbekistan Boundary », dans Madeleine Reeves, Johan Rasanayagam et Judith Beyer (dir.), Ethnographies of the State in Central Asia, Performing Politics, 2014, 203.

67 Fumagalli, Matteo. « Semi-Presidentialism in Kyrgyzstan », dans Robert Elgie et Sophia Moestrup (dir.), Semi-

Presidentialism in the Caucasus and Central Asia, Palgrave Macmillan, 2016, 174.

68 Cummings et al, « State, regime, and government in the Kyrgyz Republic (1991–2010): disaggregating a relationship

Le deuxième constat porte aussi sur la littérature sur les régimes politiques. Celle-ci n’a pas procédé à la comparaison des approches de la première et de la deuxième vague dans l’analyse des régimes postsoviétiques69. Autrement dit, quoique la théorie de la transition démocratique et celle de la

consolidation aient été comparées, il n’en est pas de même pour le néopatrimonialisme et l’autoritarisme compétitif. À notre connaissance, aucune comparaison n’a été effectuée pour ces deux approches des régimes hybrides et les théories de la démocratie. Le travail nécessaire d’objectivation des théories n’a par ailleurs pas été fait, à notre opinion, de manière suffisante par les auteurs. Ainsi, pour reprendre Bourdieu, il existe un risque réel que ces théories n’aient pas subi l’exercice qui consiste à « objectiver l’objectivation, à faire la théorie l’effet de la théorie »70.

Enfin, il existe pour toutes ces théories une absence de consensus scientifique quant à l’opérationnalisation des concepts qui orientent les modèles. En effet, il apparaît que le débat sur l’opérationnalisation des concepts démocratiques ne soit toujours pas clos; l’opposition entre une définition libérale plus exclusive et une définition pratique plus inclusive étant encore présente dans la littérature71. De plus, il a été démontré dans la littérature que les concepts de domination

issus du néopatrimonialisme n’ont pas été bien identifiés ni correctement utilisés par la plupart des chercheurs qui s’y sont intéressés72. Deux questions principales émergent donc de ces constats.

Premièrement, comment peut-on comparer les cadres théoriques du néopatrimonialisme, de l’autoritarisme compétitif, de la transition démocratique et de la consolidation démocratique? En effet, la production scientifique à propos du régime kirghize et de ses transformations est si vaste que les ancrages théoriques ne sont pas toujours évidents à cerner. Les objets politiques constituant le régime peuvent différer. Ainsi, la variété de des objets interrogés par les chercheurs multiplie les perceptions subjectives de la transformation du régime, amplifiant ainsi le nombre d’approches théoriques.

69 Moldalieva et Heatherstraw, « Playing the “Game” of Transparency and Accountability: Non-elite Politics in Kyrgyzstan’s Natural Resource Governance », 174.

70 Bourdieu, Homo Academicus, 31.

71 Bernhagen, Patrick, « Measuring Democracy and Democratization», dans Christian W. Haerpfer et al.,

Democratization, Oxford University Press, 2009, 26-29.

72 Erdmann, Gero et Ulf Engel, « Neopatrimonialism Reconsidered: Critical Review and Elaboration of an Elusive

La seconde question porte sur les concepts qui définissent les différentes théories exposées. Nous devons tenter de les identifier et de synthétiser l’ensemble conceptuel formé par ces cadres théoriques. La pertinence de cette question se retrouve dans la possibilité d’établir la complémentarité ou l’exclusivité relative des cadres théoriques suite à la réponse. Par ailleurs, l’utilité de la démarche se retrouve dans l’objectif de systématiser l’analyse du régime kirghize, en évitant la simple description; et ce afin d’ancrer les concepts identifiés dans la démarche d’identification des transformations du régime.

C’est à ces deux questionnements que les prochains chapitres tenteront de répondre. À cette fin, il faudra effectuer une analyse synthétique des dynamiques intrinsèques à chacune des quatre théories. Après en avoir dressé le portrait et le fonctionnement, il sera question de l’identification des concepts utilisés par les cadres théoriques. Afin d’être en mesure de comparer ces concepts; nous tenterons de trouver les points communs et divergents des différentes approches théoriques afin de définir un outil conceptuel multidimensionnel qui permet de mieux définir le régime. Il sera donc nécessaire de créer des catégories analytiques afin de comparer les cadres théoriques. Enfin, le cadre conceptuel wébérien permettant de définir l’État sera utilisé, dans l’objectif de clarifier les différents aspects de l’organisation du régime. Les cadres théoriques seront ensuite comparés et appliqués au cas kirghize, afin de repérer leurs paradigmes et d’évaluer leur pertinence spécifique au cas étudié.

Chapitre 3 : Le néopatrimonialisme 3.1 Néopatrimonialisme : une expression à préciser

Si plusieurs auteurs décrivent le Kirghizistan comme un État néopatrimonial, les définitions offertes pour ce concept sont souvent floues. Dans un article critique du manque d’approfondissement théorique sur le sujet, Erdmann et Engel l’ont défini comme suit :

Le néopatrimonialisme est un mélange de deux types de domination coexistant, partiellement entrelacés, à savoir : la domination patrimoniale et rationnelle-légale. […] Sous le néopatrimonialisme, la distinction entre le privé et le public, au moins formellement, existe et est acceptée, et la référence au domaine publique peut être faite en fonction de cette distinction. Le pouvoir néopatrimonial prend place dans le cadre de […] la bureaucratie rationnelle-légale ou l’État « moderne ». Les structures et les règles formelles existent, cependant, la séparation entre les sphères privées et publiques n’est pas toujours observée en pratique. En d’autres mots, deux systèmes ou logiques existent l’une à côté de l’autre, le patrimonial dans les relations personnelles, et le rationnel-légal dans la bureaucratie. […]

1.

Trois concepts principaux sont énumérés ici, soit ceux de la domination, de la séparation entre la sphère publique et privée et de la structure (framework) organisant le pouvoir. Abordons premièrement les notions de domination patrimoniale (ou traditionnelle) et rationnelle-légale (ou simplement légale), déjà mentionnées aux pages 17 et 18. Ce concept de double-domination pose toutefois problème lorsqu’on s’y attarde. En effet, la coexistence des deux types de légitimité du régime politique peut se décliner en trois cadres conceptuels différents :

- La légitimité légale obtenue via les processus démocratiques sert de façade au pouvoir issu de la légitimité traditionnelle;

- Les deux types de domination sont associés à une organisation du pouvoir différente, en lutte constante pour l’appropriation des moyens d’exercer la violence légitime; ou

- Les deux types de domination sont associés à la même organisation du pouvoir, obtenant ici une double légitimité et opérant de manière simultanée ou interchangeable.

1 Traduction libre de l’auteur. Erdmann et Engel, « Neopatrimonialism Reconsidered: Critical Review and Elaboration

Le premier cadre, possiblement le plus utilisé dans la littérature, est critiqué par les auteurs ayant théorisé le néopatrimonialisme. En effet, dans la mesure où la légitimité légale est une façade, son origine n’est pas très pertinente. La manipulation de la légitimité légale par les détenteurs monopolistiques du pouvoir se rapporte à assumer que l’origine monopolistique est uniquement traditionnelle, et ne tombe donc pas sous le couvert du néopatrimonialisme2. Le traitement de l’État

en tant qu’outil pour la domination patrimoniale réduit donc celui-ci à un réseau clientéliste structuré sous une mise en scène bureaucratique.

Ce cadre est plutôt faible. En étudiant le régime, Von Soest et Grauvogel ont démontré l’origine légale de la légitimité de l’État kirghize3. En parallèle, Judith Beyer a étudié l’intégration des

normes légales comme processus légitimant les autorités traditionnelles. En étant soumises aux lois, celles-ci se trouvent encore plus légitimées4. Toutefois, l’existence de lois légitimatrices

contraignant les autorités traditionnelles, à tout le moins sur papier, démontre l’existence d’une double légitimité plutôt que l’appropriation des processus bureaucratiques par ces autorités. Ainsi, le premier cadre sera écarté, puisqu’il suppose d’un État patrimonial plutôt que néopatrimonial.

Le second cadre, où les deux types de domination sont associés à une organisation du pouvoir différente, pose un autre problème. On doit en effet supposer de la multiplicité des sources de pouvoir au sein d’un même régime pour considérer cette duplicité, ce qui élimine la thèse où le pouvoir se rapporterait à une source unique de monopole et un processus unique de légitimation5.

Ce cadre nous renvoie à la définition du monopole établie par McFalls en tant « qu’arène » de compétition pour le pouvoir6, une structure constitutive de l’origine hiérarchique de la domination.

Ce monopole serait contesté par une multiplicité d’acteurs tenant leur légitimité d’origines différentes et différencierait les lieux de pouvoir en fonction du type de domination entretenue avec

2 Erdmann et Engel, « Neopatrimonialism Reconsidered: Critical Review and Elaboration of an Elusive Concept »,

103.

3 Von Soest, Christian et Julia Grauvogel, « How do Non-Democratic Regimes Claim Legitimacy? Comparative

Insights from Post-Soviet Countries », German Institute of Global and Area Studies working papers, vol. 277, 2015, 18.

4 Beyer, The Force of Custom: Law and the Ordering of Everyday Life in Kyrgyzstan, 33.

5 Erdmann et Engel, « Neopatrimonialism Reconsidered: Critical Review and Elaboration of an Elusive Concept »,

103.

6 McFalls, Construire le politique : Contingence, causalité et connaissance dans la science politique contemporaine,

la population. On peut, par exemple, citer les Aksakal et les tribunaux « conventionnels » selon les standards occidentaux. Même s’ils sont différenciés par le cadre légal, ces tribunaux jouent en fait des rôles similaires dans l’administration de la justice, à tout le moins au niveau local, étant donné l’intégration des différentes sources de légitimité par la population7.