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III.1.1 Objectifs

Notre objectif est d’examiner le rôle et le poids respectifs de deux paramètres (ou variables) du figement, que nous estimons susceptibles d’influer sur le traitement des expressions figées : le degré de figement et l’iconicité des expressions. Le figement est un phénomène scalaire dont le degré varie en fonction des possibilités de changement qu’offre la séquence concernée. Dans notre étude expérimentale des expressions figées, nous avons retenu deux modalités : le figement total et le figement partiel. A l’instar des études phraséologiques (Gross, 1982 ; Gross, 1988 ; Gross, 1996 ; Gross, 1997), nous considérons comme totalement figées les locutions nominales qui ne varient pas même en nombre. Ces séquences ne se présentent dans la langue que sous une seule forme : au singulier l’or noir, le

sixième sens, etc. ou au pluriel les cordes vocales, les petites gens, etc. Par contraste, les

locutions nominales partiellement figées sont celles qui admettent la variation du nombre. Elles s’emploient aussi bien au singulier qu’au pluriel un/des cordon(s) bleu(s), un/des

agent(s) secret(s), etc.

La deuxième variable introduite dans l’expérimentation est l’iconicité qui met en évidence les relations entre langue et réalité. Ce processus analogique représente une forme de motivation des signes linguistiques attestée par l’intervention tropique (métaphore ou métonymie). Les expressions auxquelles nous avons eu recours dans notre corpus expérimental opposent deux pôles : l’iconicité totale et l’absence d’iconicité. Dans les locutions nominales totalement iconiques, la présence de la métaphore ou de la métonymie couvre la totalité de la séquence. L’expression concernée ne se prête pas à une lecture analytique, compositionnelle du sens. Tel est le cas des locutions nominales un cordon bleu,

la mauvaise graine où il ne s’agit ni de cordon, ni de graine. D’autres locutions sont

sélectionnées parce qu’elles ne présentent aucune iconicité. Ces dernières se prêtent à une lecture sémantique analytique comme une note éliminatoire, un nouveau riche, etc.

Le choix de ces deux variables indépendantes répond à notre objectif principal : examiner l’impact et le poids respectif du figement et de l’iconicité sur l’encodage et la reconnaissance des expressions figées par les francophones natifs. Nos hypothèses sont plus précisément développées dans la partie suivante.

III.1.2 Hypothèses

Dans ce travail, nous cherchons à tester l’hypothèse selon laquelle le figement facilite le traitement des expressions. Cette hypothèse est liée au caractère global des expressions figées qui sont le résultat d’un apprentissage plus ou moins « par cœur ». Partant de l’idée de stockage holistique des unités polylexicales (Wray, 2002 ; Forsberg, 2006), nous considérons que le caractère figé agit sur le traitement de ces expressions au niveau du lexique mental. En effet, le traitement holistique est toujours préféré au traitement analytique en langue première (Forsberg, 2006). Nous partons de l’idée de Wray & Pekin (2000) qui considèrent les expressions préfabriquées comme un ensemble de mots qui semblent être stockés et récupérés à partir de la mémoire. Le préfabriqué s’oppose, ainsi, à la productivité, à la capacité d’utiliser le système structural de la langue (comme la syntaxe, la sémantique) d’une manière combinatoire pour créer des énoncés nouveaux. C’est l’idée de traitement global des unités figées. Une caractéristique psychologique, celle de la facilité, découle de l’inscription mémorielle d’une expression. L’appréhension d’une séquence préfabriquée impose un moindre coût cognitif au locuteur ou à son interlocuteur qu’une séquence semblable qui n’est pas mémorisée. Dans la logique de cette hypothèse, les expressions figées devraient être encodées plus rapidement et mieux reconnues que les expressions libres. Dans la même optique, plus une expression est figée, plus elle devrait être rapidement encodée et mieux elle sera reconnue. Notre hypothèse est aussi inspirée de la littérature sur le discours préfabriqué et sur les unités lexicales complexes présentée précédemment. Le modèle d’accès direct de Gibbs (1980) par exemple suppose que les expressions idiomatiques sont comprises directement c'est-à-dire avant même la construction d’une interprétation littérale.

La deuxième hypothèse testée concerne le rôle de l’iconicité dans ce processus. Cette hypothèse postule que l’iconicité facilite le traitement en raison de son caractère global. Nous partons de l’idée que le traitement des unités polylexicales se fait en fonction de certaines caractéristiques comme la transparence ou l’opacité sémantique. La notion de non compositionnalité des expressions renvoie à une stratégie d’appréhension d’ordre holistique et de traitement global dont l’expression idiomatique est l’exemple. Cette non compositionnalité est dans notre corpus le résultat de l’iconicité. Nous nous attendons à ce que les expressions figées plus iconiques soient mieux encodées et reconnues plus rapidement que les non iconiques.

Le croisement entre ces deux paramètres donne quatre catégories différentes de locutions nominales, répertoriées comme suit dans l’expérience:

A. Locutions nominales totalement figées et totalement iconiques (F+/I+) : la bête noire, l’or

noir, etc.

B. Locutions nominales totalement figées et non iconiques (F+/I-) : l’argent facile, l’esprit

vif, etc.

C. Locutions nominales moins figées et totalement iconiques (F-/I+) : le maillon faible, la

grosse tête, etc.

D. Locutions nominales moins figées et non iconiques (F-/I-) : la note éliminatoire, les

bonnes causes, etc.

Dans la perspective de l’hypothèse d’un traitement global, la combinaison entre le figement total et l’iconicité totale, c’est à dire les séquences offrant un degré fort de figement et d’iconicité (F+/I+) devraient être plus rapidement encodées et mieux reconnues que celles appartenant aux autres classes (mentionnées ci-dessus). Nous pouvons nous demander aussi si l’iconicité qui crée grâce à l’expression tropique une image, a plus de poids sur le traitement de ces séquences que le figement. L’iconicité serait ainsi inscrite comme telle dans le lexique mental. Les expressions totalement iconiques et dont le figement est partiel devraient être en ce cas mieux reconnues que les expressions totalement figées et non iconiques. Les séquences appartenant à la quatrième catégorie (F-/I-) devraient être les moins mémorisées et donc les moins rapidement encodées et les moins reconnues puisqu’elles se rapprochent des expressions libres.

Cependant, nous gardons à l’esprit que d’autres facteurs peuvent agir sur le traitement des expressions figées, comme la fréquence et la familiarité de la séquence concernée. La littérature sur le traitement cognitif du langage, a mis en évidence l’importance de ces facteurs dans la reconnaissance des mots et essentiellement des unités lexicales complexes. D’après Ellis (2002a) et Ellis (2002b), les combinaisons fréquentes ont un potentiel fort de devenir des séquences préfabriquées dans notre lexique mental. Cette idée est liée à celle de fluidité verbale. L’utilisation d’une séquence préfabriquée aurait comme conséquence une plus grande fluidité par rapport à la production d’une séquence semblable qui n’est pas préfabriquée. Ces caractéristiques font donc que l’emploi d’une séquence qui est mémorisée aura comme résultat la rapidité et la facilité. Ces caractéristiques psychologiques qui ne sont pas directement observables mettent en évidence les effets de fréquence et la notion de traitement holistique.