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CHAPITRE 1 : LA NUTRIGÉNÉTIQUE : ATTENTES, OBSTACLES ET

1.5 La nutrigénétique et le biohype

L’analyse sociologique proposée par Brown (2003) permet d’identifier les intérêts des acteurs concernés par le développement de la nutrigénétique vers la pratique clinique afin de définir si ce domaine de recherche se développe dans un contexte qui est propice à l’émergence d’un phénomène de biohype. Nous retrouvons parmi les acteurs concernés par le développement de ce domaine qui pourraient contribuer à la mise en place d’un contexte propice au développement de biohype, la population générale, les nutritionnistes, les compagnies impliquées dans le développement des tests nutrigénétiques ainsi que les chercheurs œuvrant dans la recherche clinique en nutrigénétique.

La population générale est un premier acteur qui pourrait avoir un rôle à jouer dans le développement d’un contexte propice à l’émergence de biohype autour de la nutrigénétique. L’organisation mondiale de la Santé prévoit que 73% de la mortalité en 2020 sera attribuable à des maladies non transmissibles, soit des maladies chroniques (World Health Organization, 2001). Cependant, 80% des maladies chroniques peuvent être prévenues par l’amélioration de la diète et du style de vie (Alwan, 2011). Un des bénéfices de la nutrigénétique étant entre autres le développement d’outils permettant d’identifier la diète optimale de chacun (Godard and Hurlimann, 2009), ce domaine pourrait alors contribuer à la diminution de la mortalité associée aux maladies chroniques, un bénéfice touchant alors une grande majorité de la population. Outre ce bénéfice, différents sondages ont notamment démontré que la population attribuait au développement de la nutrigénétique plusieurs retombées positives. En effet, la nutrigénétique encouragerait la

consommation d’aliments meilleurs pour la santé et permettrait la réduction des coûts de santé associés aux traitements des maladies (Ronteltap, Van Trijp et al., 2007). Ensuite, il a été rapporté que la population canadienne attribuait à la nutrigénétique la capacité d’aider les individus dans la prévention de maladies ainsi qu’au moment d’un diagnostique précoce (Morin, 2009). Certains sondages ont rapporté que la population percevait la nutrigénétique comme un champ de recherche qui permettrait la mise en place d’outils qui donneront aux individus davantage de contrôle sur leur santé, leur permettant ainsi de l’améliorer (World Health Organization, 1986; Stewart-Knox et al., 2009). Notons ici que les tests nutrigénétiques semblent être populaires auprès du marché américain, plus de 35 000 tests de ce type ayant été vendus depuis leur entrée sur le marché en 2003 (Kutz, 2006). La population générale semble donc avoir plusieurs motifs pour promouvoir le développement de la nutrigénétique.

Ensuite, le développement de la nutrigénétique peut représenter une opportunité pour certains professionnels de la santé, plus particulièrement les nutritionnistes. Les outils issus de ce domaine de recherche, notamment les tests génétiques, aideront les nutritionnistes à déterminer quelle sera la diète optimale pour leurs patients (Ferguson and Barnett, 2012). Cependant, ces bénéfices ne sont pas encore visibles dans la pratique clinique. Une enquête a démontré que les nutritionnistes pratiquant actuellement avaient peu de connaissances en nutrigénétique et que ces dernières ne semblaient pas avoir été encore intégrées dans les programmes de formation (Fallaize, Macready et al., 2013; Collins, Bertrand et al., 2013). Par ailleurs, une étude a rapporté que les services de consultation en nutrition, lorsque joints à une analyse génétique, s’avèrent plus coûteux (Ronteltap, van Trijp et al., 2013) et seraient probablement plus rentables pour les professionnels concernés que les consultations en nutrition qui n’impliquent pas d’analyse génétique.

Quant au rôle que les compagnies qui commercialisent les tests nutrigénétiques pourraient jouer dans la mise en place dans un contexte propice au développement d’un phénomène de biohype entourant le développement de la nutrigénétique, celui-ci n’est plus à démontrer. Tous les individus sont susceptibles de bénéficier des recommandations issues du domaine de la nutrigénétique et non pas seulement les individus qui ont reçu un diagnostic ou qui sont génétiquement à risque de développer une maladie. Le marché potentiel pour les tests nutrigénétiques est particulièrement large, ce qui, du point de vue de

ces compagnies, peut s’avérer être un argument de taille pour encourager le développement de ce domaine de recherche. D’ailleurs, certaines compagnies commercialisent déjà certains tests nutrigénétiques en ligne (http://www.geneplanet.com/nutrifit-en.html). Par exemple, la compagnie Lifegenetics se spécialise dans la vente en ligne de tests nutrigénétiques, dont le prix varie entre 350 et 550 $US. Selon l’information trouvée sur le site de cette compagnie, leurs tests permettraient « to discover your body’s nutritional

needs for disease prevention, well being and to protect your health »7 (LifeGenetics,

2014). Plus spécifiquement, les tests développés par cette compagnie permettraient aux clients d’identifier un régime personnalisé pour perdre du poids, pour prévenir des maladies telles que le diabète, les maladies cardiovasculaires et finalement pour améliorer la santé et le bien-être des bébés et des enfants (LifeGenetics, 2014).

Cependant, ces tests nutrigénétiques révèlent des résultats concernant l’état de santé des « clients » qui ne sont pas prouvés médicalement, une observation qui a été rapportée par l’United States Government Accountability Office (GAO) (Kutz, 2006; Castle, 2007; Kutz, 2010). Ce rapport s’est basé sur quatre tests nutrigénétiques dont la visée n’était pas de diagnostiquer une maladie mais plutôt de créer un régime alimentaire personnalisé basé sur les caractéristiques génétiques des clients. Ces tests étaient disponibles sur internet et le prix variait de 89$ à 395$. Malgré la visée des tests nutrigénétiques déclarée par ces quatre compagnies, il s’est avéré que les résultats des tests nutrigénétiques contenaient des estimés concernant la prédisposition du client à développer certaines conditions médicales qui pouvaient s’interpréter notamment comme un diagnostic. Cependant, aucun des estimés n’était scientifiquement prouvé.

Afin de palier à ces prédispositions, les compagnies concernées recommandaient des suppléments alimentaires qui étaient « développés en fonction des particularités génétiques du client ». Le coût de ces suppléments alimentaires variait de 1200$ à 1880$ par année alors que, selon un expert consulté lors de l’enquête, ces suppléments étaient similaires à des multivitamines vendues en pharmacie au prix de 35$ par année (Kutz, 2006). De plus, les mêmes suppléments étaient recommandés pour trois différents clients. Ils n’étaient donc pas spécifiques aux particularités génétiques de chacun malgré le fait que les

77 Site accessible à l’adresse http://lifegenetics.net/. Ce site a été consulté le 9 mai 2014

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compagnies prétendaient recommander ces suppléments notamment pour aider à « compenser » les « déficiences génétiques » spécifiques des clients (Kutz, 2006). Cette étude a également démontré que ces compagnies révélaient aux clients des prédispositions génétiques à certaines conditions médicales qui ne pouvaient être médicalement prouvées. Par exemple, l’une des compagnies informait son client qu’il était sujet à une « faulty methylation patterns which may lead to an above average risk for developing cardiac aging, brain aging, and cancer» (Kutz, 2006). Ce type de déclaration suscite chez les clients d’une part la peur de passer de l’état de santé vers l’état de maladie et d’autre part, le besoin de maintenir leur état de santé. Les clients deviennent alors plus sensibles à la promotion de produits/suppléments alimentaires qui ont le potentiel de renforcer leur état de santé. Les bénéfices sur la santé, qu’ils aient été démontrés ou non, deviennent un outil de vente fort persuasif et par le fait même, fort lucratif. Ces tests - et les recommandations qui en découlent - s’appuyant sur des fondements qui n’ont pas encore été démontrés font qu’il devient légitime de considérer leur commercialisation comme étant prématurée.

Aucune régulation n’existe actuellement pour encadrer spécifiquement les tests nutrigénétiques vendus en ligne. Dans les pays faisant partie de l’Union Européenne, les tests nutrigénétiques vendus en ligne sont actuellement considérés comme des tests génétiques Direct To Consumers (DTC) faisant partie de la catégorie « mode de vie » plutôt que « médicale » puisque leur utilisation s’effectue davantage pour répondre à une problématique liée au mode de vie plutôt qu’à une problématique rencontrée dans un contexte médical (Ahlgren, Nordgren et al., 2013). Les DTCs médicaux sont encadrés par deux directives émises par le parlement européen, soit la directive sur les dispositifs médicaux de diagnostic in vitro ainsi que la directive sur les dispositifs médicaux de diagnostic. Quant aux DTCs situés dans la catégorie « mode de vie », tels que les tests nutrigénétiques, puisqu’ils ne sont pas utilisés pour des fins médicales, il existe un flou à savoir s’ils sont couverts ou non par ces deux directives (Ahlgren et al., 2013). Aux États- Unis, le directeur de la Food and Drug Administration (FDA),Steve Gutman, a affirmé en 2006 que les tests nutrigénétiques étaient encadrés par le même règlement qui encadrent les DTCs soit, le règlement sur les dispositifs médicaux (Hogarth, 2009). Cependant, il existe un flou à savoir lesquels des tests nutrigénétiques disponibles en ligne d’une part, sont passés par l’étape du « Pre-market review », l’un des éléments fondamentaux de la règlementation sur les dispositifs médicaux, et d’autre part, lesquels ont été approuvés par

la FDA (Tamir, 2010). Les tests nutrigénétiques vendus en ligne semblent donc peu encadrés d’un point de vue législatif.

Finalement, la recherche conduite dans le domaine de la nutrigénétique étant soumise aux mêmes conditions que celles décrites à la section 1.4.1, nous croyons que les chercheurs œuvrant dans la recherche clinique en nutrigénétique puissent être également des acteurs impliqués dans la mise en place d’un contexte propice au biohype notamment par le biais des articles scientifiques. L’objet de cette thèse étant l’étude du phénomène de biohype dans les publications scientifiques rapportant des résultats issus de la recherche clinique en nutrigénétique, les retombées de ce travail s’adresseront particulièrement aux chercheurs œuvrant dans ce domaine de recherche.

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