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DANS L'ENTRE DEUX GUERRES

3.3. Nouvelles règles du jeu et stratégies politiques

Pour conclure sur la période de l'entre-deux guerres on fera trois séries de remarques:

a) L'évolution des effectifs s'inscrit dans une période nouvelle par rapport à la période d'avant guerre: elle voit en effet la mise en place et la stabilisation d’un nouveau cadre réglementaire et de nouvelles règles du jeu tant au niveau local qu’au niveau national. Les statuts du personnel qui régissent le recrutement, les carrières et les rémunérations, le dispositif de cogestion paritaire et la reconnaissance du syndicat du personnel comme partenaire privilégié en constituent les deux éléments essentiels au plan local. L'application des premières dispositions étatiques concernant les personnels des collectivités locales, les arrêts et la jurisprudence du Conseil d'Etat imposent de nouvelles contraintes qui limitent fortement la marge d’autonomie et le pouvoir discrétionnaire des élus. Une des conséquences les plus manifestes de ce nouveau cadre et de ces nouvelles règles du jeu est la quasi disparition de l’épuration idéologique systématique et des formes les plus brutales de spoil system. On observe en effet que les changements politiques de 1919 et de 1925 ne sont pas suivis d'une vague de licenciements ou d'embauches comme celle de 1908 et 1912. Les révocations - ou mise à la retraite anticipée - sont plus tardives, plus étalées dans le temps et surtout moins nombreuses (graphique 2). Ces pratiques sont devenues contre productives et coûteuses pour les finances municipales avec le versement d’indemnités de licenciement. Les pratiques clientélistes ne disparaissent cependant pas. Les sources manquent cependant pour évaluer leur importance réelle dans la création d'emplois et dans le recrutement des nouveaux employés.68 Mais un nombre suffisant d'informations convergentes permet d'affirmer que de fortes pressions s'exercent dans ce sens au niveau du recrutement, de la titularisation des auxiliaires et des promotions. Même si les employés municipaux ne sont pas comme le répète

68 L'homogénéité politique de l'équipe municipale, l'absence d'une minorité opposante, la généralisation de pratiques de travail en commissions et en séances officieuses réduisent les séances publiques du conseil municipal à une fonction d'enregistrement très formelle.

à satiété la presse conservatrice, ces « sbires » ou ces "janissaires" dévoués corps et âme au maire, il est certain que le parti socialiste dispose dans les services d'une solide implantation et d'une large influence, symbolisées par le fait que celui qui devient en 1935 secrétaire général de la mairie est à la fois ancien secrétaire particulier du maire, l'un des principaux responsables du syndicat des employés communaux et un des dirigeants locaux du parti socialiste! Il est en outre maire et conseiller général dans un canton rural! Il n’est probablement pas exagéré de dire que dans l'administration municipale, fonctionne une sorte de « clientélisme partisan » diffus qui permet à l'équipe dirigeante, très stable depuis 1912, de tisser de multiple réseaux d'influence et d’appui qui s'étendent aux organisations para- municipales et qui constituent un facteur essentiel d'unification et d’efficacité de son dispositif d'intervention. Le contrôle politique (et syndical) exercé par le parti socialiste sur les employés est cependant loin d'être absolu. A plusieurs reprises, on voit des représentants syndicaux intervenir pour contester la régularité d'un concours de recrutement ou d'une promotion. La note rédigée par le responsable du syndicat, citée plus haut, dénonce le non respect du règlement en matière de recrutement en précisant: "les interventions des élus ou autres personnalités sont, dans presque tous les cas les causes directes de ce recrutement abusif".69 Quoi qu'il en soit des relations entre le syndicat du personnel et les élus, relations qui ont varié selon les conjonctures politiques et syndicales, elles n'en baignent pas moins dans un univers de valeurs communes et d'objectifs partagés. Il existe, autant que l'on puisse en juger, dans l'ensemble du dispositif municipal, une sorte de "culture politisée d'entreprise" qui, du reste, peut être analysée à la fois comme une forme de solidarité et d’identité collective face à l’hostilité déclarée des milieux conservateurs et comme l'expression d'une adhésion aux valeurs et aux finalités d’un « socialisme municipal », facteur de mobilisation des employés et probablement, de performativité si on en juge par l’importance des réalisations accomplies en une douzaine d’année.70

b) La période de l'entre-deux guerres est caractérisée par la succession de plusieurs phases dans la politique municipale en matière d'emploi. Ces changements sont fortement dépendants de l'évolution économique globale et des problèmes urbains locaux. Il serait cependant réducteur de voir dans ces changements un effet direct et mécanique des

69 Rapport sur l'indemnité d'attente demandée par le syndicat des travailleurs municipaux, note dactylographiée, signée par le Secrétaire du Bureau de la Commission Administrative du Syndicat, non datée (estimation: septembre 1936).

70 Les attaques contre l’administration municipale socialiste ne viennent pas que de la Droite ; le parti communiste et la CGTU mènent aussi une campagne rude contre la gestion socialiste. Sur ce front, la SFIO déploient deux mesures : la non reconnaissance du syndicat CGTU comme interlocuteur et partenaire, le refus d’une alliance électorale avec le parti communiste, y compris lors des élections de 1936.

conjonctures économico-financières et de la croissance des besoins et des demandes sociales. Celles-ci n'agissent qu'indirectement: en déplaçant les contraintes, elles changent le contenu des enjeux et la configuration des intérêts sociaux et des rapports de force et obligent les acteurs à modifier leurs stratégies. Par exemple, la conjoncture de l'immédiate après guerre où les contraintes financières sont très fortes s'accompagne d'une poussée conservatrice qui devient le support d'un projet cohérent mettant en cause l'élargissement de l'interventionnisme municipal et qui "systématise" les critiques libérales qui avaient commencé à s'exprimer avant la guerre. Par opposition, dans une conjoncture de croissance urbaine et d'extension du salariat, le "socialisme municipal" se présente comme une réponse cohérente et globale aux demandes et besoins sociaux des diverses couches de salariés liés aux nouvelles conditions de vie urbaine. C'est en effet dans l'entre-deux guerres que se précisent, se fortifient et dans une certaine mesure (qui reste à évaluer) se concrétisent des grands "projets stratégiques" concernant la gestion des administrations municipales. Jusqu'en 1900 le débat sur l'administration locale était plutôt politico-idéologique et juridico-institutionnel dans la mesure où il était focalisé sur le problème de la décentralisation /centralisation et sur l'opposition entre républicains et antirépublicains. Après 1900, l'affirmation progressive de stratégies cohérentes et en concurrence concernant directement les orientations et le contenu de la gestion municipale et des politiques locales, devient la donnée essentielle. Sans doute les débats sur le "municipalisme" sont-ils déjà anciens, mais ils sont restés jusqu'en 1900 limités à des enjeux locaux restreints (comme la création de boulangeries municipales) et sont très largement des débats d'idées, ayant une faible traduction pratique, en raison des fortes contraintes, financières, juridiques et politiques qui pèsent alors sur les municipalités.71 C'est au tournant du siècle que prend corps réellement l'opposition entre un modèle de gestion "libéral" visant à freiner l'interventionnisme municipal et un modèle de gestion interventionniste, avec ses variantes : radicale, la gestion Herriot à Lyon, et socialiste. Cette opposition qui s'accentue entre les deux guerres recoupe probablement assez bien une opposition d'intérêts entre d'une part, les milieux de la petite et moyenne bourgeoisie locale, hostiles aux prélèvements fiscaux et à la "concurrence" du secteur public municipal (services municipaux et organismes satellites comme les OPHBM) et d'autre part, les salariés et le patronat des grandes entreprises (un bloc industrialo-urbain en quelque sorte), favorables à

71 L'étude de Jean-Pierre Brunet sur Saint-Denis montre que la gestion de la première municipalité socialiste élue de 1892 à 1896 se différencie assez peu des municipalités appartenant à d'autres tendances politiques.

une politique interventionniste en matière d' équipements sociaux et d' infrastructures urbaines et à des changements dans la fiscalité locale, notamment par la suppression des octrois.

c) Dans le même temps et au-delà de ces modèles, s'affirme un autre clivage qui traverse les courants politiques et qui opposent deux types d'utilisation de l'appareil politico- administratif municipal ou si on veut, deux modalités de constitution et d'exercice d'une hégémonie locale à partir de la gestion du pouvoir municipal. On pourrait opposer les leaders politiques locaux qui privilégient une utilisation directement politique de la municipalité selon une logique clientéliste classique, en exploitant les ressources qu'elle offre (emplois, marchés publics, politiques distributives) et ceux pour qui la rentabilité politique du contrôle de la mairie n'est qu'indirecte et passe par une gestion plus efficace et moins coûteuse des services, impliquant leur rationalisation et bureaucratisation.

IV – CONTRAINTES ET REGRESSION DE L’INTERVENTIONNISME