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CHAPITRE 3 : L’AUTRE LECTURE : UN ROMAN EN TRANSITION : URBANITÉ, BOURGEOISIE ET FÉMINISME

1. La naissance d’un roman urbain canadien-français

1.2 Une nouvelle représentation urbaine

Même si l’espace urbain est fortement exploité dans les textes littéraires des années 1930, mais surtout 194021, il faut concéder le fait que ce n’est pas un lieu totalement nouveau en littérature québécoise. On le retrouve déjà dans certaines œuvres régionalistes, comme dans Jean

Rivard, le défricheur ou encore dans Maria Chapdelaine. Il serait donc faux d’affirmer que la

présence de la ville chez Maillet est une caractéristique moderne, car après tout, elle n’est pas un lieu si marginal. La nouveauté, dans les romans des années 1930 et ceux de la romancière, c’est plutôt la façon dont est abordée la ville.

Autrefois, Montréal était « [d]écrite comme une “monstrueuse ville”22 », voire « hostile, menaçant[e] », par les tenants de l’idéologie de conservation. Elle ne subit pas le même sort dans les romans d’Adrienne Maillet. Dans ceux-ci, la ville est mise en scène sans être dénaturée par une représentation péjorative. Tout comme dans les « Romans de la jeune génération » dans lesquels « les personnages, généralement de jeunes bourgeois, participent à la modernité urbaine ambiante, cela au moment où les villes connaissent une croissance démographique23 », les personnages de Maillet évoluent dans les grandes villes de Montréal et de Québec, et participent activement à la vie urbaine. L’espace urbain n’est presque jamais dénigré; on n’y parle ni du bruit, ni de promiscuité, ni même de la modernité industrieuse qui dénature les environs et voue les ouvriers à un travail servile. Auparavant présente dans les romans de la terre, dans les romans

21 Une étude statistique de l’espace dans les romans produits entre 1934 et 1945 montre en effet que la ville est

loin d’être un espace marginal : près du quart des romans publiés dans cette décennie s’y déroulent. Les romans urbains occupent presque la même part que les romans de la terre : sur 114 romans, 28 se déroulent en ville, dont la plupart à Montréal, alors que 30 romans campent leurs personnages en campagne ou en forêt.

D. DÉCARIE, « Du roman urbain bourgeois au roman populaire, 1934-1947 […] ».

22

D. SAINT-JACQUES et L. ROBERT (dir.), La vie littéraire au Québec […], p. 386. Propos tirés de L’appel de la terre de Damas Potin (1919), p. 134-135.

de mœurs et dans certains romans populaires des éditions Édouard Garand24, l’opposition insécable ville/campagne, est déconstruite dans les récits de Maillet. On ne retrouve pas la thèse « où la géographie détermine l’identité collective25 ». De plus, si les espaces ruraux sont parfois visités par les protagonistes pour des vacances au bord de la mer26 ou pour une partie de sucre (OJP : 45), ce n’est que pour une rapide visite avant de retourner à leurs occupations citadines.

Même si la ville n’établit pas ses valeurs dans la diégèse et ne constitue pas un arrière-plan indissociable de l’action comme dans les romans urbains des années 1940 (il n’y a qu’à penser à

Bonheur d’occasion ou Au pied de la pente douce), il n’en reste pas moins que la production de

Maillet tranche avec la production précédente, davantage marquée par le régionalisme. Jadis plus ou moins bien accueillis par les critiques littéraires, les lieux urbains sont favorablement critiqués chez Maillet. La critique de l’époque mentionne effectivement que la romancière « sait […] conserver la couleur locale » dans ses romans qui ont « tout l’intérêt des lectures françaises27 ». Elle salue le fait que la romancière dépeigne un décor d’inspiration nationale et qu’elle mette en scène des compatriotes canadiens. À ce propos, le Père A. Saint-Pierre, dans la Revue

dominicaine, met l’accent sur le fait que Peuvent-elles garder un secret? « est d’inspiration

exclusivement canadienne; [et que] la trame s’enlace sur les plages laurentiennes pour se dénouer dans les salons québécois et montréalais28 ».

Loin des faubourgs et des quartiers populaires29 qui seront les espaces privilégiés de

Bonheur d’occasion, la ville chez Maillet est semblable à celle des romans urbains et bourgeois

24

Ibid., p. 387.

25 Selon La vie littéraire au Québec, l’opposition idéologique entre la ville et la campagne servait surtout à appuyer

cette thèse dans les romans régionalistes des années 1920. Ibid., p. 386.

26

La première histoire d’amour de Peuvent-elles garder un secret? débute au bord de la mer, à Charlevoix, où Yolande et Raymond sont respectivement en vacances. Ce n’est pourtant qu’une fois revenu en ville, à Québec, que Raymond réussit à séduire Yolande qu’il visite souvent en faisant affaire avec son père de qui il est l’avocat. Le travail entraîne par la suite le jeune couple à Montréal, où ils élèvent leur fille chérie, Thérèse.

27

Anonyme, « Amour Tenace », Le Canada, 3 décembre 1945, p. 9.

28 A. Saint-Pierre, « “Adrienne Maillet — ‘Peuvent-elles garder un secret’ ” — Roman. Montréal 1937. (Prix :

1.00 $) », La Revue dominicaine, Montréal, mars 1938, p. 121.

29

Les faubourgs ne sont pas des endroits que les personnages de Maillet fréquentent. Le seul roman dans lequel une héroïne s’y retrouve est l'Ombre sur le bonheur. Par ailleurs, si Maillet y campe son héroïne, ce n’est que pour les bienfaits de la morale qu’elle veut transmettre, c’est-à-dire que les pauvres peuvent avoir autant de cœur et d’esprit que les riches. Ainsi, pour faire connaître l’âme élevée de son héroïne, l’auteure amène ses lecteurs dans le faubourg des pauvres gens, — qui n’est d’ailleurs pas nommé — où Christine vit avec son père, cordonnier devenu savetier, et sa mère. La famille ne reste pas tout le long du roman dans ce quartier. En effet, elle le quitte à la suite du mariage entre Christine et Alain. Ce dernier ayant gagné un gros montant avec son bon de Panama, il leur achète un commerce et un bel appartement neuf. En outre, même si elle désire dénoncer la division des classes sociales, Maillet ne transforme pas moins ses personnages plus pauvres en bourgeois…

de « la jeune génération ». Elle est le lieu de la bourgeoisie, des bureaux d’avocats et des compagnies, des restaurants et du cinéma et, bien entendu, des soirées mondaines. Peu décrite, elle semble avant tout servir de décor aux tribulations amoureuses d’une classe bourgeoise francophone que Maillet décrit avec un « réalisme de bon ton30 ». Tout comme chez Harvey ou chez Senécal, ce n’est pas l’espace urbain qui est central dans l’histoire, mais les individus et de leur évolution psychologique. De sorte que la représentation de différents lieux, tramway, grands magasins, cinéma et salons mondains, est un prétexte aux péripéties des romans de notre corpus. On peut dire que par leur inspiration urbaine, les romans de Maillet font état d’une transition entre l’espace rural et l’espace citadin, préparant de ce fait le terrain aux romans urbains de Roy et de Lemelin qui paraîtront quelques années plus tard.