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CHAPITRE 3 : L’AUTRE LECTURE : UN ROMAN EN TRANSITION : URBANITÉ, BOURGEOISIE ET FÉMINISME

2. Une œuvre bourgeoise

2.1 Illustration d’une élite économique montante chez Maillet

Tout comme ses contemporaines, Adrienne Maillet développe cette vision élitiste de la société québécoise dans son œuvre. L’auteure, nous l’avons vu, était réputée pour ses romans d’amour à l’image de ceux de ses consœurs françaises. Or, si on veut faire du Delly ou du Magali, quoi de plus normal que situer les péripéties dans les salons bourgeois! Le fait que les scénarios se déroulent dans les sphères de la haute société canadienne-française était donc prévisible, mais il reste néanmoins que c’est une caractéristique qui rompt avec la tendance régionaliste encore bien présente à ce moment en littérature québécoise. Maillet est parmi les premières écrivaines québécoises à avoir mis en scène une élite qui occupait un rôle considérable dans l’économie québécoise des 1920 et 193035.

Le milieu bourgeois dans lequel les protagonistes évoluent est décrit avec attention par la romancière. Si, comme nous l’avons vu, elle s’attarde peu à représenter les villes où se déroulent ses récits, le portrait qu’elle fait de la bourgeoisie et des lieux qu’elle côtoie est beaucoup plus élaboré. L’auteure apporte un soin particulier à la description de quelques demeures de ses personnages ainsi qu’aux trésors artistiques qui s’y trouvent36. Elle met aussi de l’avant les

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Daniel Chartier mentionne dans son chapitre « Le théâtre d'Yvette Ollivier Mercier-Gouin : égarement et désorganisation du système de réception » que Mercier-Gouin avait puisé dans le motif bourgeois afin d’y faire se dérouler ses pièces de théâtre, Cocktail et Le jeune dieu. Ces pièces, acclamées par la critique comme par le public, montrent qu’il y avait de la place et un public pour le théâtre bourgeois. Selon Chartier, « [l]'auteure réussit à produire un théâtre qui répond aux aspirations de cette classe en respectant les critères de la vraisemblance, du bon goût et de la mondanité ».

D. CHARTIER, L’émergence des classiques. La réception de la littérature québécoise des années 1930, coll. « Nouvelles études québécoises », Montréal, Fides, 2000,p. 247.

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Selon Linteau, dans l’Histoire de Montréal depuis la Confédération, la moyenne bourgeoisie francophone a connu un essor considérable dans les années 1920 : en « poursuiv[ant] la poussée d’entrepreneurship francophone qui s’était manifestée dans les dernières décennies du 19e siècle et qui atteint un sommet au début du 20e »; les membres francophones de la moyenne bourgeoisie sont, dans les années 1920, beaucoup « plus nombreux et leurs entreprises, plus importantes » (p. 171), car « les possibilités d’ascension sociale y sont encore nombreuses en ce début de siècle. Les membres de ce groupe profitent, eux aussi, des perspectives d’enrichissement qu’offre une économie en croissance rapide et participent à la frénésie spéculative de l’époque. » (p. 171) P.-A. LINTEAU, « Une population renouvelée », Histoire de Montréal depuis la Confédération, 2e édition augmentée, Montréal, Boréal, 2000, p. 171-177.

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Les lieux présentés par Maillet sont parsemés de trésors artistiques qu’elle décrit avec précision. Par exemple, le bureau de Paul Barnes, président de l’Iroquois Airplane, regorge d’œuvres d’art qu’admirent Françoise, sa secrétaire et future femme :

Trois grandes peintures d’artistes de chez-nous intéressaient tout particulièrement Françoise. « Le Coucher de soleil dans la forêt », de Suzor-Côté, la ravissant; l’astre se reflète dans une petite

nombreux loisirs et les réceptions mondaines qui occupent les temps libres de ses personnages, de même que les voyages qu’ils entreprennent en Europe ou aux États-Unis.

Les romans de Maillet dépeignent avec force de détails le monde bourgeois du début du 20e siècle. Selon Linteau, les familles bourgeoises d’avant 1929 ont « un train de vie luxueux […]. Disposant de nombreux domestiques, elles mènent une vie insouciante, ponctuée par un grand nombre de bals et de réceptions.37 » La vie des personnages est représentative de celle de la bourgeoisie des années « folles » : elle est ponctuée de sorties en tout genre, de ventes de charité et de réceptions mondaines. Il faut toutefois noter que malgré les sorties et les bals qui jalonnent la vie des protagonistes, l’auteure insiste sur leur grande moralité (elle rappelle d’ailleurs le plus souvent possible que l’alcool est néfaste par le biais de morales peu subtiles38). La vie de deux héroïnes vivant une partie de leur histoire en France, Lise d’Amour tenace et Suzanne de Trop

tard, est l’exemple parfait pour illustrer le rythme de vie bourgeois des personnages de la

romancière : elles visitent « les grands magasins […] Le Louvre, les Galeries Lafayette, le Printemps » (AT : 31-32 et TT : 84), « les musées », « les matinées théâtrales » et « le Grand

mare qui dort au milieu d’arbres, dont les feuilles colorées par l’automne se font rares. « L’Arrivée d’un transatlantique dans le port de Montréal », d’Adrien Hébert, la charmait aussi; on y voyait le navire de trois quarts, en arrière, toué par un remorqueur, cependant qu’au quai, un autre remorqueur vient d’accoster et qu’un homme traîne le câble qui va l’amarrer. Toute la scène baigne dans une atmosphère de pluie, trouée par un rayon de soleil. « La Beauté victorieuse du Temps », de Charles Gill, retenait toujours l’attention de la jeune fille. (UE : p. 62)

La demeure des deux tourtereaux n’est pas en reste : « tendue au-dessus de la cheminée, [il y avait] une tapisserie de Beauvais d’après un dessin de Watteau » (UE : p. 125), puis « de chaque côté de la cheminée, une peinture : “Sous-bois” et “Coin de Jardin”; sur l’autre pan, deux beaux “Effets de neige” de Maurice Cullen. Trois aquarelles, de proportions moindres, mais de qualité égale, plus deux miniatures françaises complétaient la décoration des murs » du salon. Un « buffet d’acajou datant du siècle de Louis XIV » (UE : p. 125), « un très beau Lawrence » (UE : p. 126), « un devant de cheminée de pierre, sculpté avec un art raffiné, et qui provenait d’un vieux château de France » (UE : p. 126), « une gravure ancienne de la ville de Jérusalem » (UE : p. 127) et « une copie de la chaise du Doge de Venise » ((UE : p. 127) ne sont que quelques-uns des éléments de décor de la villa des Barnes.

37 P.-A. LINTEAU, Histoire de Montréal depuis la Confédération […], p. 333. 38

Tout en valorisant les bals et réceptions de toutes sortes auxquels participent tous ses personnages, Maillet critique vivement l’abus d’alcool. Les personnages qui consomment de l’alcool sont effectivement souvent du côté des mauvais et il leur arrive les pires péripéties : le premier mari de Marcienne, dans Cœur d’or, cœur de chair, meurt en tombant dans les escaliers dans lesquels Marcienne l’a poussé, Riguault, le premier mari de Denise (la femme qu’aime l’oncle des jumeaux Pomponnelle), est interné parce que l’alcool a déclaré chez lui la démence et finalement Marc Sandoux, qui a violé Françoise, perd sa place de président d’une compagnie aérienne pour se retrouver comme subalterne du mari de celle qu’il a abusée. Seul Fernand, de Peuvent-elles garder un secret?, connaît un sort meilleur : après avoir abusé, puis voler les sœurs Charlevoix, il se repent et devient prêtre. Nous pouvons avancer l’hypothèse que c’est sans doute pour cette raison que la critique n’a jamais dénoncé son œuvre, nonobstant les écarts de conduite de ses personnages.

Opéra39 ». (AT : 46 et TT : 95) Les personnages féminins qui évoluent au Québec, pour leur part, fréquentent les grands magasins (PGS : 266) de Montréal, le Monument national (PGS : 238), les bals et les rencontres mondaines.

Comme le soutient Casimir Hébert dans sa préface de Peuvent-elles garder un secret?, le roman « est la peinture d’une époque, le portrait d’un milieu40 ». Ceux de Maillet sont sans aucun doute le portrait du milieu bourgeois, mais ils ne sont pas tout à fait la peinture d’une époque. Écrits entre 1937 et 1952, ils ne représentent pas la réalité de la vie à Montréal après 1930. En effet, les grands bouleversements qui caractérisent les décennies 1930-1940 ne sont pas présents dans l’œuvre de Maillet; qu’ils appartiennent à la grande ou à la moyenne bourgeoisie, les protagonistes ne semblent pas touchés par la crise économique qui sévit. Il n’y a aucune allusion à la Crise41 et un seul roman mentionne la Deuxième Guerre mondiale : De gré ou de force. Le conflit mondial sert de disjonction à l’histoire d’amour entre Monique et François, car ce dernier est porté disparu à la suite d’un combat aérien au-dessus de la mer42. Cependant, dans aucun cas, même dans De gré ou de force, ces éléments historiques ne se répercutent sur le cadre de vie des personnages. Ces derniers ne se privent de rien, ils se font construire ou s’achètent de grandes villas et leur vie se caractérise surtout par le faste et le luxe.