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L’ars notoria et les textes nigromantiques face à la censure : des traditions textuelles de magie rituelle aux destins divergents

1.2.1. État comparé des sources de magie rituelle à partir du XIIe siècle Un autre moyen d’évaluer l’attrait que l’ars notoria a exercé sur les clercs médiévaux aurait été de comparer la diffusion manuscrite des traités d’art notoire à celle de textes de magie dont le modus operandi est basé sur l’invocation explicite des démons66. Nous aurions pu ainsi nuancer les résultats chiffrés que nous avons obtenus par le biais de notre inventaire. Mais encore aurait-il fallu pour ce faire que la diffusion médiévale des traités de magie rituelle démoniaque ait été, de son côté, mieux connue qu’elle ne l’est. Or, les lacunes de la documentation sont ici quasi insurmontables. En

64 Pour les raisons qui expliquent cette disparité, cf. ch. suivant. 65 Cf. infra, Ière partie, ch. 2.4.

66 Nous parlerons par la suite de textes « nigromantiques » pour qualifier ces textes, car tous

transmettent, au-delà de leurs particularités, des rituels magiques dont l’efficacité repose en priorité sur l’invocation des démons. Certes la « nigromancie » stricto sensu renvoie à un mode de divination fondé sur l’invocation des démons au moyen de pratiques magiques, ce qui ne recoupe donc pas — étymologiquement — tous les objectifs pratiques que les différents textes en question se proposent de réaliser (illusions,

experimenta psychologiques, etc.) ; toutefois, dans le lexique médiéval, la seule invocation des démons

suffit pour qu’un individu soit qualifié de nigromanticus. Sur la question du vocabulaire utilisé au Moyen Âge pour qualifier les magiciens et les sorciers, cf. J.-P. Boudet, « La genèse médiévale de la chasse aux sorcières. Jalons en vue d’une relecture », dans Le mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, ss. dir. N. Nabert, Paris, 1996, p. 35-52, not. p. 37-38, qui réactualise R.-L. Wagner, « Sorcier » et

« magicien ». Contribution à l’histoire du vocabulaire de la magie, Paris, 1939. Sur la différence entre nécromancie et nigromancie, cf. aussi Boudet (2003), t. I, p. 61-63.

effet, seuls quelques manuscrits tardifs de ces différents textes ont survécu67 ; et, pour certains d’entre eux, le vide documentaire est pour l’heure rédhibitoire68. Voici quelques

exemples évocateurs qui ne sauraient prétendre à l’exhaustivité mais qui montrent le fossé qui sépare, sur le plan quantitatif, l’art notoire des nombreuses autres traditions magiques pseudo-salomoniennes qui ont circulé en Occident durant les derniers siècles du Moyen Âge :

1. Le manuel de nigromancie intitulé Clavicula Salomonis s’inscrit dans une tradition textuelle protéiforme dont on saisit encore très mal les diverses ramifications et qui présente divers rituels d’invocations d’esprits, d’anges ou de démons pour obtenir de multiples bénéfices ; il n’est connu sous sa forme latine que dans un seul manuscrit médiéval, un manuscrit relativement tardif (XVe siècle) conservé à Amsterdam69. Par ailleurs, seules ont pu être retrouvées une table des matières conservée dans le manuscrit latin 7162 de la Bibliothèque Nationale (fol. 141, XVe s.)70, et une traduction italienne incomplète (manquent le prologue et une partie du second livre) conservée dans le manuscrit italien 1524 de la Bibliothèque Nationale daté de 1446, étudié par Florence Gal71. La version latine serait apparue en Occident dans les dernières décennies du XIIIe siècle72, puisque les premières occurrences du titre Clavicula Salomonis apparaissent dans les sources au début du XIVe siècle : dans la prima differentia du Lucidator dubitabilium

astronomie (ou astrologie), ouvrage réalisé vers 1310 par le célèbre médecin-traducteur

Pietro d’Abano (1348/50-1315/16)73, puis, de manière moins fiable, dans une note

marginale à l’un des manuscrits du Liber introductorius de Michel Scot daté des années 1320-134074. Par la suite, l’ouvrage est encore cité à quelques reprises au Moyen Âge75,

67 F. Klaassen, Religion, Science, op. cit., p. 111-141 et p. 203-204 : Appendix IV : Manuscripts of

Necromancy and Other Ritual Magic of the Fourteenth and Fifteenth Centuries.

68 Boudet (2003), t. I, p. 12, dresse un très utile bilan à l’aide de la bibliographie des libri magici

réalisée en 1508 par Jean Trithème au ch. 3 du livre I dans son Antipalus maleficiorum : il note que 17 des 43 ouvrages répertoriés par l’abbé de Sponheim semblent avoir disparu.

69 Ms Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica, 114 (papier), p. 74-137.

70 J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », dans Il segreto nel

Medio Evo. Potere, scienza e cultura, Colloque international de Lecce, 24-26 octobre 2002, à paraître dans Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies. Cf. pièce justificative n° 2.

71 Cette version, découverte en 1999 par J.-P. Boudet, a été étudiée par F. Gal, La magie dans un

manuel italien du milieu du XVe siècle, Mémoire de DEA dactyl. de l’Université Paris X-Nanterre ss. dir. C.

Beaune et J.-P. Boudet, 2002, 2 vol. Une édition de la transcription de cette version, placée sous l’égide du groupe de recherche de l’Université Paris X-Nanterre dirigé par H. Bresc, est prévue.

72 J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques de la Renaissance et leurs ancêtre médiévaux »,

Médiévales, 44 (printemps 2003), p. 117-139, not. p. 123 ; Id., « Les condamnations de la magie à Paris en

1398 », Revue Mabillon, Nouv. Série, 12 (t. 73), 2001, note 26.

73 G. Federici Vescovini, Pietro d’Abano. Trattati di astronomia : Lucidator dubitabilium

astronomiæ, De motu octavæ sphaeræ e altre opere, Padoue, 1992, p. 117.

74 R. Mahut, Les Clavicules de Salomon. Étude du manuscrit latin 15127 de la BNF, Mémoire de

avant d’être catalogué au premier rang des libri magici condamnables dans l’Antipalus

maleficiorum (1508) de l’abbé de Sponheim Jean Trithème76.

2. Le cas du Liber consecrationum, texte majoritairement dédié à l’invocation des démons, est également éloquent. Outre les deux versions de ce texte présentes dans le manuscrit de Munich Clm 849 (mi-XVe) éditées par Richard Kieckhefer, il n’existe que deux autres copies en latin de ce texte, une conservée dans le manuscrit Rawlinson D 252 de la Bodleian Library d’Oxford77, et une conservée dans le manuscrit Plut. 89 Sup. 38 de

la Bibliothèque Laurentienne de Florence78. Il faut y ajouter une traduction-adaption en

français conservée dans le manuscrit de Cambridge Trinity College O.8.29, qui daterait des alentours de 1550. Le piètre état de conservation de ce texte est d’autant plus significatif que Jean-Patrice Boudet vient de démontrer récemment qu’il existait déjà selon toute vraisemblance au XIIIe siècle79.

3. Nous prendrons pour dernier exemple le cas de l’opuscule démoniaque qui porte le nom évocateur de Mors anime (La mort de l’âme), aujourd’hui perdu, mais mentionné par plusieurs auteurs aux XIIIe et XIVe siècles80. L’auteur du Speculum astronomie le présente comme une lettre d’Aristote adressée à Alexandre81 et le classe dans la catégorie

des ouvrages qui contiennent des images « détestables » et supposent l’usage de

Munich, Clm 10268. Sur ce manuscrit, cf. U. Bauer, Der Liber introductorius des Michael Scotus in der

Abschrift CLM 10268 der Bayerischen Staatsbibliothek München. Ein illustriert astronomich-astrologischen Codex aus Padua 14. Jahrhundert, Munich, 1983 (Tuduv Studien, Reihe Kunstgeschichte, 7). Cette notation

marginale est toutefois difficilement datable ; il s’agit donc d’une preuve sujette à caution. Sur Michel Scot et l’ars notoria, cf. infra, Ière partie, ch. 2.3.2.1.

75 Pour une mise au point sur l’histoire médiévale de la Clavicule, cf. J.-P. Boudet et J. Véronèse,

« Le secret dans la magie rituelle médiévale », op. cit. ; Boudet (2003), t. II, p. 260-264.

76 Johann Trithemius, Antipalus maleficiorum, I, 3, éd. dans Paralipomena opusculorum Petri

Blesensi et Joannis Trithemii, Mayence, J. Busæus, 1605, p. 292-311, réimpr. dans W.-E. Peuckert, Pansophie. Ein Versuch zur Geschichte der weissen und schwarzen Magie, Berlin, 1956, p. 47-55. Cf. aussi

Boudet (2003), t. III, p.j. n° I, éd. crit. qui confronte la bibliographie de Trithème aux sources actuelles.

77 G.D. McRay, Catalogi codicum manuscriptorum bibliothecæ Bodleianæ, partis quintæ,

fasciculus tertius, Oxford, 1893, p. 112.

78 Catalogus codicum latinorum bibliothecæ mediceæ Laurentianæ…, Florence, 1778, t. III, p.

305-306.

79 J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques… », op. cit. Le premier à mentionner un Liber

consecrationis est Michel Scot († 1235) dans la version longue de son Liber introductorius interpolée par

Barthélémy de Parme vers 1287. Cf. L. Thorndike, Michael Scotus, Londres, 1965, p. 120.

80 J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques… », op. cit. ; Boudet (2003), t. I, p. 132, note

que l’on peut même probablement remonter au milieu du XIIe siècle pour trouver la première mention de cet ouvrage. La Chronique du Pseudo-Turpin évoque en effet un Liber qui incipit Mors anime et desesperatio

vite. Cf. Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, éd. C. Meredith-Jones, Paris,

1936, réimpr. 1972, p. 226. Un mince fragment tardif aurait été retrouvé par Thorndike dans le ms Berne, Statbibliothek 260, fol. 227vb : Incipit mors anime et desperatio uite. Mais cette référence reste à vérifier.

81 C.B. Schmitt et D. Knox, Pseudo-Aristoteles Latinus, op. cit., Londres, 1985, p. 44. Pietro

d’Abano reproduit la même attribution dans son Lucidator dubitabilium astronomie. Cf. G. Federici Vescovini, Pietro d’Abano, op. cit., p. 117 : « […] fortunati libri quem Aristoteles attribuit Alexandro et quem nonnulli Mortem intitulant anime […]. »

« suffumigations, d’invocations, d’exorcismes et l’inscription de caractères »82, quand certains traités d’ars notoria (version A2, fin XIIIe-début XIVe siècle) le citent de manière plus nuancée comme l’un des deux ouvrages de « nigromancie » réputés « quasi sacrilèges »83.

Toutefois, aussi illusoire que puisse être, en raison de l’état des sources, une telle approche comparatiste, nous voudrions ici, en restant très prudent, avancer dans cette voie. La question à laquelle nous voudrions apporter désormais quelques éléments de réponse est la suivante : pouvons-nous déduire de la conservation d’un corpus très fourni de traités et du nombre non négligeable de références d’inventaires une prédominance de l’ars

notoria, à l’époque médiévale, sur les formes de magie rituelle nigromantique évoquées

précédemment ? Nous avons en effet affirmé plus haut, après avoir ébauché notre répertoire des manuscrits existants ou ayant existé, que l’ars notoria était l’une des principales traditions de magie rituelle parmi celles qui existaient en Occident dans les derniers siècles du Moyen Âge ; mais pouvons-nous aller jusqu’à affirmer que l’art notoire est devenue à terme, en raison de ses atouts spécifiques, la plus répandue de ces traditions textuelles ?

Bien que cette question soit difficile à trancher en l’état, il ne nous semble pas qu’il faille a priori déduire du très faible nombre de manuscrits de textes nigromantiques conservés une diffusion beaucoup moins importante de ceux-ci par rapport à celle de l’art notoire. Si un écart quantitatif entre les deux a certainement existé en raison des atouts dont pouvait se prévaloir l’art notoire, il ne faut pas en exagérer la profondeur. En effet, pour prendre un exemple qui n’a certes aucune portée générale mais nous livre une sorte d’instantané de la tendance en la matière, l’inventaire de la bibliothèque d’Amplonius Ratynck de Berka, réalisé en 1412, montre que l’humaniste allemand possédait au moins autant de textes que l’on peut considérer comme nigromantiques que de traités d’ars

82 P. Zambelli, The Speculum astronomiæ and Its Enigma. Astrology, Theology and Science in

Albertus Magnus and his Contemporaries, Dordrecht-Boston-Londres, 1992, cap. 11, p. 246 : « Hic est

quem quidam vocant Mortem animae. Isti sunt libri quos modo ad memoriam revoco, licet plures viderim ex illis, scilicet de imaginibus, quas dixi fieri cum suffumigationibus, invocationibus, exorcizationibus et characterum inscriptionibus […]. »

83 Version A2, ms Erfurt, Amplon. 8° 84 (= E3), fol. 106v, § 71 : « Nigromancia est de diuinacione

et de sacrificacione animalium mortuorum. Nigros enim mortuum est, piras dicitur ignis. Est enim nigromancia quasi sacrificium mortuorum qua sine peccato multi antiquorum magna misteria comprehendere consueuerunt. Unde Salomon precepit, ut quinque libri eius legerentur, quia sine peccato sunt ; duo uero quasi sacrilegium putantur. [§ Var. 4] Nam unus eorum Mors anime intitulatur ». Sur la version A2, cf. infra, Ière partie, ch. 3.

notoria, si ce n’est plus84. Conclure donc péremptoirement, à partir de notre seul inventaire, à une prédominance quantitative générale de l’art notoire sur les autres formes de magie rituelle en circulation en Occident dans les derniers siècles du Moyen Âge serait sans doute aller trop vite en besogne. Mais on ne peut pas nier que les textes nigromantiques ont eu à composer avec un environnement général plus hostile que celui auquel a dû faire face l’ars notoria durant les deux derniers siècles du Moyen Âge.

1.2.2. Nigromancie, magie théurgique et ars notoria : des degrés de censure différenciés ?

De fait, nos interrogations précédentes portent en elles la question du degré de censure auquel ont dû faire face respectivement les textes proposant des rituels d’invocation des démons et les textes de nature théurgique tels que l’ars notoria85. Quelle

attitude en effet les autorités ecclésiastiques ont-elles eu à l’égard de ces différentes traditions textuelles ? Et s’il y a bien eu entre elles une nette inégalité de traitement, jusqu’à quel point explique-t-elle l’écart que nous constatons aujourd’hui dans le volume de documentation disponible ?

Le problème posé, allons tout de suite à l’essentiel : même si nous ne pouvons nous appuyer sur aucun bilan chiffré digne de ce nom, il paraît difficilement contestable que les autorités ecclésiastiques ont fait preuve, envers les textes nigromantiques (ainsi qu’envers leurs utilisateurs), en raison du caractère explicitement démoniaque de ceux-ci, d’une plus grande dureté, et qu’en conséquence ces textes ont eu à pâtir sur le long terme d’un nombre plus élevé de pertes que les traités d’art notoire. Pour mieux nous en convaincre, retraçons les grandes lignes de l’histoire comparée de cette répression, ce qui

84 P. Lehmann, op. cit., t. II, p. 20-31. Par exemple, n° 54 : « Item liber magnus continens

experimenta multa in nigromancia ; alius quidem Gallice interpretatus ; liber Hermetis de ymaginibus nigromanticis ; liber Appolonii magi vel philosophi, qui dicitur Elezinus ; alius tractatus in nigromancia ; liber septem figuris septem planetarum et earum oracionibus necnon subfumigacionibus ; liber de prestigiis ; alius tractatus nigromanticus ; adhuc alius ; liber decem tractatum Job Arabis in nigromancia cum figuris et caracteribus ; alius quidam tractatus, et est totum volumen nigromanticum ». Il y a aussi de nombreux autres références à des ouvrages classés comme « abominables » par l’auteur du Speculum astronomie (par ex., n° 8 : « Liber Toz Greci, continens 50 capitula de stacionibus planetarum ; […]. » Il convient de préciser que la distinction entre ouvrages nigromantiques et traités d’ars notoria n’apparaît pas dans cet inventaire, puisque tous ces livres sont classés sans distinction sous la rubrique arts magiques et nigromantiques. Un autre exemple de la circulation d’un nombre sans doute non négligeable d’opuscules nigromantiques au bas Moyen Âge est donné par le contenu de la compilation n° 362 répertoriée dans la bibliothèque des frères augustins de York à la fin du XIVe siècle et dans laquelle se trouve un traité d’art notoire. Cf. supra, K.W. Humphreys, op. cit.

85 À propos de l’emploi de la notion de « théurgie » pour déterminer la nature de l’ars notoria, cf.

nous permettra en retour d’appréhender plus justement la spécificité de l’ars notoria. Cette histoire se déroule très schématiquement en deux temps :

1. Durant une première période (du XIIe jusqu’au début du XIVe siècle), les diverses traditions de magie rituelle qui se répandent progressivement en Occident n’ont pas à affronter, les unes en regard des autres, de destin rigoureusement différent. Pour toutes, la censure s’est avant tout exprimée sur le terrain du discours théologique, et au sein de ce cadre théorique, aucune différence décisive n’est jamais apparue dans la façon dont les docteurs de la foi en ont considéré les différentes composantes86. L’ars notoria,

dans le schéma de pensée alors en vigueur, ne pouvait, en tant que magie « destinative » (c’est-à-dire en tant qu’art recourant à des signes — noms, mots inconnus (ignota verba) et figures — adressés à des intelligences supérieures)87, qu’être perçu comme un art adressé aux démons. Sa nature théurgique et sa destinativité angélique n’étaient pas véritablement un atout, dans la mesure où les diverses formes de théurgies néoplatoniciennes en vigueur dans le monde méditerranéen durant l’Antiquité tardive (et desquelles l’ars notoria se rapprochent par un certain nombre des points) avaient été condamnées une fois pour toutes comme démoniaques par saint Augustin88. À partir de cet héritage, il ne pouvait qu’être difficile par la suite d’opérer des distinctions au sein du corpus des textes magiques recourant à l’invocation d’entités spirituelles.

Une césure entre ars notoria et textes de nature véritablement nigromantique — encore qu’elle n’aurait guère eu de conséquences pratiques durant cette première phase — aurait pu passer, dans ce contexte, par la formulation d’une distinction claire entre, d’un côté, une nigromancie caractérisée par le caractère explicite (expressum) du pacte démoniaque qu’elle induit, et, de l’autre côté, un art notoire, de nature théurgique, caractérisé par le caractère implicite (tacitum) dudit pacte. Or, une telle distinction n’a jamais été énoncée par Thomas d’Aquin, le grand codificateur de la notion de pacte démoniaque explicite et/ou implicite89. En effet si, d’un côté, le caractère explicite du

86 Pour un point de vue beaucoup plus développé sur la définition progressive de la norme

répressive en matière de magie et de divination au XIIIe siècle, cf. Boudet (2003), t. I, ch. V, p. 146-206.

87 Nous reprenons ici la dénomination commode chère à Weill-Parot, p. 36-37 et glossaire p. 905 ;

Id., « Astral Magic and Intellectual Changes. “Astrological Images” and the Concept of “Addressative” Magic », dans J. Bremmer et J.R. Veenstra (éd.), The Metamorphosis of Magic from Late Antiquity to the

Early Modern Period, Louvain et al., 2002, p. 167-187.

88 Saint Augustin, De civitate Dei, X, 9.

89 Sancti Thomæ Aquinatis doctoris angelici opera omnia, éd. Leonis XIII P.M., t. IX, Secunda

secundæ summæ theologiæ. Ad quæstione LVII ad quæstionem CXXII, Romæ, 1897, q. 95, art. 3, p. 315-

317. Sur la démonologie de Thomas d’Aquin, cf. C.E. Hopkin, The Share of Thomas Aquinas in the Growth

of the Witchcraft Delusion, Philadelphie, 1940 ; D. Harmening, Superstitio. Überlieferungs-und- theoriegeschichtliche Untersuchungen zur kirlich-theologischen Aberglaubensliteratur des Mittelalters,

pacte nigromantique ne fait aucun doute, Thomas s’est en revanche contenté, pour qualifier la nature du pacte démoniaque induit par l’ars notoria, de réutiliser mot pour mot une terminologie augustinienne qui ne s’embarrassait pas de distinctions aussi fines90.

Dans tous les cas de figure, quelle que soit la tradition textuelle incriminée, la nécessité du pacte démoniaque était reconnue pour expliquer l’efficacité des arts magiques, et c’était bien là l’essentiel. Dès lors, l’ars notoria n’était guère mieux lotie que les autres textes de magie destinative. Une telle indifférenciation sur le plan doctrinal tendait en effet à l’assimiler implicitement à la nigromancie, ce qui, à moyen ou long terme, pouvait se révéler dangereux. L’avenir, aux alentours de 1270, était donc lourd de menaces.

Mais en fait, cette assimilation doctrinale de l’ars notoria à la nigromancie, en gestation chez Thomas d’Aquin et réitérée par la suite par la plupart de ses successeurs, n’a pas eu les conséquences que l’on pouvait redouter, à savoir la destruction systématique des traités d’art notoire. Au moment où les véritables textes nigromantiques ont commencé à subir de manière plus systématique l’épreuve du feu en raison de leur caractère jugé nuisible et potentiellement « hérétique », le système de défense de l’ars

notoria, basé sur la négation de toute implication démoniaque et hétérodoxe de son modus operandi, a visiblement joué un rôle protecteur décisif. Les censeurs, loin d’agir sans

discernement, ont préféré aller à l’essentiel et s’occuper des ouvrages explicitement démoniaques et/ou maléfiques.

2. Le tournant en la matière a lieu dans les premières décennies du XIVe siècle91, lorsque les pratiques basées sur l’invocation explicite des démons ou considérées comme telles se retrouvent sur le devant de la scène politique. À la suite d’un certain nombre d’affaires qui mettent pour la plupart en scène des personnages de haut rang accusés de pratiquer une magie « maléficieuse » [de maleficium, terme qui désigne normalement le

90 Ibid., q. 96, art. 1, p. 330 : « Respondeo dicendum quod ars notoria et illicita est, et inefficax.

Illicita quidem est, quia utitur quibusdam ad scientiam acquirendam quæ non habent secundum se virtutem causandi scientiam : sicut inspectione quarundam figurarum, et prolatione quorundam ignotorum verborum, et aliis huiusmodi. Et ideo huiusmodi ars non utitur his ut causis, sed ut signis. Non autem ut signis divinitus institutis, sicut sunt sacramentalia signa. Unde relinquitur quod sint supervacua signa : et per consequens pertinentia ad pacta quædam significationum cum dæmonibus placita atque fœderata ». Cette dernière expression est empruntée à saint Augustin qui l’utilise dans sa définition de la superstition. Cf. De doctrina