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La LSF, en tant que langue, est spécifique. Elle est très différente de la langue française et la distance qui les sépare est bien plus grande que celle qui sépare, par exemple, les langues romanes des langues germaniques. De la même façon que certains aspects du français sont liés à des problématiques acoustiques, la LSF est fortement influencée par le caractère spatial de son organisation et le canal visuo-gestuel du support de son expression, de telle sorte que le passage d’une langue à l’autre n’est pratiquement jamais mot à signe (et signe à mot).

La LSF, le français et leurs relations

Cependant, malgré des différences, dans la mesure où il s’agit de langues, un certain nombre de relations s’établit entre les deux systèmes, celui de la LSF et celui du français. Il est en effet incontestable qu’un jeu d’influence et d’emprunt s’est mis en place, avec la particularité qu’il ne s’exerce que dans un sens dans la mesure où le rapport entre les communautés est hiérarchisé. En effet, la communauté sourde française est incluse dans la communauté française dont la taille relative à la première est telle qu’elle en ignore son existence et ne peut par conséquent en être influencée. Par contre, la LSF, parce qu’elle se situe dans l’environnement du français, en emprunte certaines représentations qui passent principalement par le biais de la dactylologie. En effet, cette dernière, qui est la représentation manuelle des lettres du français, est utilisée pour la création lexicale, en particulier de certains noms propres, même si une partie de monde associatif militant pousse actuellement au remplacement des gestes contenant une base dactylologique renvoyant au français par une forme totalement iconique. C’est méconnaître les mécanismes propres des langues dont la forme non écrite évolue librement, sans s’en référer à la conscience d’une académie.

A titre de comparaison, l’ASL – qui n’a pas souffert de cent ans d’interdiction et ne souffre plus depuis Stokoe (1960) du questionnement autour de son statut de langue – a évolué dans une direction qui laisse une large part à la dactylologie, très utilisée et dont certaines formes couramment utilisées montrent déjà une usure perceptible. Par exemple, « BACK (as in "give something back") » (Signe 1) est réalisé sans le A, avec une agglutination des lettres B-C-K et de la racine du signe signifiant « tu me donnes » qui se manifeste par le déplacement de la main de devant le locuteur vers son épaule (Signingsavy.com, 2011) :

Signe 1 : BACK (as in "give something back")

La suppression des lettres centrales, en particulier les voyelles, pour les mots de 3 ou 4 lettres est très courante.

Aussi, les unités dactylologiques agglutinées finissent-elles par être de moins en moins perceptibles en tant qu’unités autonomes renvoyant à un graphème du mot correspondant en anglais. La signature qui en découle est alors perçue comme un signe à part entière. La littérature américaine nomme ce phénomène « lexicalised fingerspelling » (Valli & Lucas, 2002). Pour davantage d’exemples, une excellente vidéo intitulée « Lexicalized Fingerspelling » (YouTube.com, 2011) est disponible sur Internet24 et dont la vignette suivante (Signe 2) montre la réalisation du signe « Do » dans le sens de « what can I do » ou de « I have a lot of things to do ».

Signe 2 : « Do »

Les prises de vue de profil montrent les deux phases du signe, comprenant un « d » puis un

« o » déformé. Par rapport à la signature attendue pour D-O qui se réalise normalement avec la paume de la main dominante alignée sur plan sagittal, les deux mains sont, ici, utilisées avec les paumes tournées vers le haut.

24 Le lien précis de la vidéo est : http://www.youtube.com/watch?v=lswG-ww0D14

C’est le même processus qui, à l’oral, lie les initiales constituant un sigle pour former un acronyme dans lequel on entend toutes les lettres mais de manière liées (5) ou un acronyme dans lequel les lettres se sont associées pour donner une prononciation syllabique (6) voire un mot nouveau (7).

(5) S.D.F. (/ɛs/de/ɛf/)25 devenant SDF (/ɛsdeɛf/)

(6) A.N.P.E.D.A. (/a/ɛn/pe/ᴔ/de/a/) devenant Anpeda (/ãpeda/)

(7) C.D.R.O.M. (/se/de/ɛʁ/o/ɛm/) devenant cédérom et se lisant /sederↄm/

Certains mots ont même perdu la trace de leur sigle dans l’inconscient collectif tels laser26 ou radar27, d’autres sont devenus des racines supportant une dérivation tel smicard.

En LSF, dans une moindre mesure, certains sigles ou mots courts du français ont été repris tels quels et se sont transformés en signes : LSF, BMW, OR28, OK, etc.

De l’émergence d’un pidgin

Au niveau de l’individu qui manipule les deux langues, la structure de la langue seconde est influencée par celle de la première, selon les mécanismes habituels autour de la maîtrise d’une langue première et d’une langue seconde. C’est dans ce cadre diglossique, que se manifeste la réalisation de Pidgins Gestuel Français (Markowicz, 1980) qui se situent sur un continuum entre français écrit et LSF, avec une structure qui dépend des compétences sur chacune des langues des locuteurs. Ainsi un entendant utilisant la LSF aura tendance à réaliser une forme colorée de « français signé » et le Sourd s’exprimant à l’écrit pourra produire des structures syntaxiques colorées de LSF, comme le montrent ces quelques morceaux choisis de SMS ou de courriels que nous avons reçus de Sourds :

(8) Maintenant je suis dans la route vers chez toi

Pour les locuteurs de la LSF, la gestion des prépositions s’avère très difficile, comme pour tous les étrangers. Il en va de même pour les particules :

(9) J espere que tu me fais a la confiance

25 L’Alphabet Phonétique basé sur Latin-1 est repris en annexe VIII, avec des exemples de prononciation.

26 Laser : L.A.S.E.R. = Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation.

27 Radar : R.A.D.A.R. = RAdio Detection And Ranging.

28 Le métal.

La perception de la nature des mots est faussée par celle des signes : (10) La nuit je dors tjs en tard

où un adverbe (« tard ») peut être pris pour un nom (« retard ») avec, toujours, une mauvaise perception du sens des particules et de leur rôle lorsqu’elles modifient la nature des mots (« retard » est un nom, « en retard » une locution adverbial).

De même les règles de variations autour d’un même objet sont différentes dans les deux langues, la bonne gestion des règles dans la langue seconde s’en trouve perturbée :

(11) l intreprete lui appelle

où le pronom représentant le tiers anaphorique varie en français selon qu’il est en position de complément d’objet ou d’oblique (« le » vs « lui ») alors qu’il est constant dans sa forme en LSF (pointeur) mais varie spatialement en fonction du locus où aura été préalablement définie la référence.

Enfin, un dernier exemple (parmi bien d’autres) montrant l’influence de la perception du signifié de la langue première sur la construction du signifiant de la langue seconde :

(12) on se discute

où « discuter », transformé en verbe pronominal subit l’influence de la LSF pour laquelle DISCUTER, COMMUNIQUER, sont des signes de réciprocité, comme SE-PARLER. C’est ainsi que d’une manière générale, les Sourds ont tendance à reproduire la structure de « se parler » pour construire « se discuter », « se communiquer ».

En tant que Langue des Signes, la LSF est également spécifique : elle est différente de la Langue des Signes Québécoise, de la Langue des Signes Britannique, etc. Chaque communauté d’individus a développé sa propre langue. C’est ainsi qu’à l’intérieur même d’un pays – et c’est aussi vrai pour la France – plusieurs variantes dialectales peuvent émerger.

Aujourd’hui, avec les moyens techniques de communication visuelle – Internet, visiophonie – où chacun peut être acteur (à l’inverse de la télévision), ces différences dialectales tendent à être gommées, avec, comme on l’observe pour le français, une grande uniformisation des structures syntaxiques et parfois des spécificités régionales fortes au niveau du lexique. D’un autre côté, certaines langues sont plus proches que d’autres et peuvent être regroupées en familles. Par exemple, l’American Sign Language (ASL) est issue de la LSF. En effet, au début du XIXème siècle, Thomas Gallaudet vint à Paris et convainquit Laurent Clerc, un élève

de l’Abbé Sicard, successeur de l’Abbé de l’Épée, de le suivre aux États-Unis pour y créer la première école sourde américaine (pour plus d’éléments historiques, consulter Moody (1998) et Sacks (1996)). C’est ainsi que la LSF fut exportée aux États-Unis. L’école créée est aujourd’hui une université. Mais, si la LSF et l’ASL sont proches au niveau du lexique, l’ASL – universitaire – s’est bien différenciée de la LSF, notamment parce que, dans ce cadre universitaire, elle entretient un rapport particulièrement étroit avec l’anglais. Par ailleurs, notre séance de travail avec les doctorants de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) nous a permis de mesurer à quel point la Langue des Signes Québécoise et la LSF pouvaient être proches du point de vue de l’organisation grammaticale, malgré des divergences importantes au niveau du lexique.