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Les notions d’échec et de renoncement

Nous avons vu dans la partie précédente que la quête d’absolu artistique des personnages artistes auxquels nous nous intéressons les mène souvent à la folie, ce qui les conduit ainsi à connaître un destin funeste. Toutefois, le fait que ces artistes balzaciens consacrent leur vie à leur idéal artistique n’est pas nécessairement un gage de réussite artistique. L’échec et le renoncement sont d’ailleurs présents dans la vie de ces personnages. Lucien de Rubempré, par exemple, lors de son arrivée à Paris, se trouve rapidement désemparé devant le travail colossal qui l’attend et les difficultés qu’il devra surmonter pour réussir en littérature, ce qui fait qu’il se décourage peu à peu pour se laisser ensuite aller aux plaisirs futiles et finit par cesser de travailler. Nous avons déjà mentionné, dans notre première partie, qu’il lui manque les qualités essentielles pour réussir en tant qu’artiste, telles que la détermination canine et la volonté de réussir, sans toutefois manquer de désir, ce qui fait de lui un génie naïf. Par conséquent, il renonce à sa vocation avant même d’échouer dans celle-ci. Quant à Sarrasine, bien qu’il parvienne à réaliser son chef-d’œuvre ultime, il renonce carrément à sa vie et par conséquent à la longue carrière prodigieuse de sculpteur qu’il aurait pu mener. J’y reviendrai plus loin. Toutefois, les cas auxquels je m’intéresserai plus particulièrement dans cette quatrième partie sont ceux de Gambara et Frenhofer, étant donné le rapprochement qu’on peut effectuer entre ces deux artistes en ce qui concerne leur trajectoire artistique, dont la fin est teintée par les notions d’échec et de renoncement.

4.1 Frenhofer et Gambara : des génies précurseurs ?

Tout d’abord, au cours de sa quête d’absolu, nous l'avons dit, le peintre Frenhofer tente de donner vie à la femme de ses rêves en parvenant à coucher sur la toile un portrait vivant de celle- ci. Or, Pierre Laubriet affirme que les dons artistiques de Frenhofer le poussent à s’éloigner de

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l’univers humain pour tenter d’accéder à celui de Dieu33. En fait, Frenhofer tente de découvrir

les lois secrètes de la nature afin de leur « arracher le secret de la vie et du relief, et il échafaude à cette fin des théories sur la composition des formes !34 » La quête de Frenhofer atteint le

domaine métaphysique. Il ne se contente pas seulement d’avoir des visions de ce qu’il veut accomplir sur le plan artistique ; il veut lui donner forme! À la recherche d’un idéal de beauté féminine encore jamais représenté, le sien en l’occurrence, il constate qu’être possédé par les visions artistiques de la femme parfaite ne suffit pas. Étant incapable de lui donner vie, il constate son échec et renonce.

De son côté, Gambara invente une musique nouvelle, par le biais du panharmonicon. À l’instar de Frenhofer, il tente de reproduire la musique qui vient à son esprit, à travers ses visions artistiques sporadiques. Pour ce faire, il dispose d’un outil de travail colossal, l’alcool, qui se rélève également être un vice terrible, sans lequel il ne peut travailler. Sous l'emprise de ses effets, il parvient, dans une certaine mesure, à inventer une musique innovatrice et tout à fait originale, qui émerveillera d’ailleurs le comte Andrea Marcosini. Soutenu dans son art par sa femme et par le comte, Gambara peine toutefois à se faire reconnaître et progresse difficilement sur le plan artistique. Il s’enfonce dans son vice et sa femme, au lieu de l’appuyer dans sa vocation, est contrainte de s’occuper de lui comme s’il s’agissait d’un malade. Par ailleurs, si le sort ultime de Gambara est laissé en suspens par Balzac, on peut imaginer qu’il finira misérablement et qu’il demeurera inconnu de son vivant, laissant son œuvre inachevée. Les difficultés artistiques de Gambara et Frenhofer, si on peut les qualifier ainsi, résident dans leur désir de se prendre pour Dieu. Ceci est tout particulièrement vrai dans le cas de Frenhofer. Le personnage de Poussin constate d’ailleurs que Frenhofer a voulu dépasser les limites humaines. Laubriet considère que les deux artistes dépassent leur but en étant des précurseurs dans leur médium respectif, ce qui les mène à l’échec. Ils n’acceptent pas les limites que leur impose leur incarnation35. Néanmoins, cet échec n’est pas véritable, comme le mentionne à nouveau

33. LAUBRIET, Pierre : L’intelligence de l’art chez Balzac : d’une esthétique balzacienne, Paris, Didier, 1961 [Genève, Slatkine Reprints, 1980], p. 219.

34. Ibid. 35. Ibid., p. 220.

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Laubriet, qui affirme que les deux artistes ont trouvé quelque chose, soit un pied très vivant dans la toile de Frenhofer, ou la musique la plus suave que le comte eût jamais entendue grâce à Gambara, mais leur génie s’avère en quelque sorte incomplet puisqu’ils sont des précurseurs. C’est pourquoi Laubriet estime que si Frenhofer peut être qualifié d’« ancêtre de l’art abstrait » avec sa théorie sur l’absence de lignes, Gambara, pour sa part, serait « un précurseur de Wagner36 ». Évidemment, il ne s’agit que d’une théorie de Laubriet. Frenhofer et Gambara ne

sont pas qualifiés textuellement d’avant-gardistes par le narrateur, et encore moins de précurseurs de Wagner ou de l’art abstrait. Ce qui ressort du texte est surtout l’échec des deux artistes, qui ne parviennent pas à accomplir l’œuvre de leur vie. Cela dit, les causes expliquant ces échecs que Laubriet a suggérées s’avèrent des pistes intéressantes.

4.2 Sarrasine : un artiste de son époque?

Pour clore cette partie, il importe de dire quelques mots de Sarrasine. Contrairement à Gambara et Frenhofer, Sarrasine demeure un artiste bien de son époque, si on peut dire, puisque l’art néo-classique auquel il s’adonne n’est pas avant-gardiste. Il est ce qu’on peut appeler un « génie complet » qui possède toutes les capacités de réaliser le chef-d’œuvre artistique qu’il recherche depuis toujours. Ainsi, à la différence de Gambara et Frenhofer, et plus particulièrement de ce dernier, le médium artistique de Sarrasine lui permet de sculpter la femme parfaite, une véritable création de Dieu. En effet, contrairement à celle de Frenhofer, la femme idéale de Sarrasine existe. Il a donc devant lui un modèle vivant de son idéal artistique féminin, qu'il ne reproduira pas au moyen d’une forme d’art nouvelle, ni d'un courant artistique encore jamais expérimenté, comme Frenhofer. Ce faisant, il est en mesure de réaliser le chef-d’œuvre de sa vie. Il atteint donc son but, même s’il connaît un destin tragique, comme nous l’avons vu plus haut.

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