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Normes de prononciation en périphérie

Dans le document 2 État de l art. 2.1 Norme(s) (Page 53-59)

2.2  Norme(s) de prononciation

2.2.1  Définition et modèles

2.2.1.5  Normes de prononciation en périphérie

De manière similaire à l’élargissement du critère d’origine géographique préconisé dans le modèle des « Parisiens d’adoption » (cf. 2.2.1.2), certaines régions franco-phones hors de France (principalement le Québec, la Belgique francophone et la Suisse romande) vont au même moment également commencer à revendiquer leur émancipation face au modèle parisien et la reconnaissance de normes de prononciation propres à leurs régions (cf. Morin 2000, 9). Le présent ouvrage n’étudiant que les périphéries québécoise et suisse romande, c’est uniquement

sur ces deux régions que porteront les sous-chapitres suivants (cf. 2.2.1.5.1 pour la Suisse romande, cf. 2.2.1.5.2 pour le Québec).

2.2.1.5.1 Suisse romande

Comme le mentionne Pooley (2012, 120), au contraire du Québec (cf. 2.2.1.5.2), les périphéries européennes, dont la Suisse romande, ne font pas appel dans leur définition de la norme (de prononciation) au concept de « français international » ou d’une norme commune à la communauté francophone mondiale. Cependant, la norme ancrée dans la conscience linguistique des locuteurs suisses romands est celle de la France et plusieurs études sociolinguistiques ont pu observer une

« subordination » (Prikhodkine 2011, 24) ou « sujétion » (Singy et al. 2004, 6, 92–93) linguistique des Suisses romands, qui imputent à la France un usage de la langue plus proche de la norme ainsi qu’une « hégémonie de la norme française » (Pooley 2012, 124). Cette « sujétion » va par ailleurs de pair avec le rapport ambi-valent que présentent les Suisses romands envers leur propre prononciation, ce rapport étant caractérisé par une valorisation et une dépréciation, phénomène typique d’une situation d’insécurité linguistique (cf. Singy 1996, 75).

De manière générale, les discours épilinguistiques touchant à la norme et à l’usage linguistique en Suisse romande semblent cependant moins présents et moins négatifs qu’au Québec et qu’en Belgique, et les débats polarisés qu’on peut trouver dans ces deux régions restent très rares en Suisse romande (cf. Pooley 2012, 125). Ainsi Thibault affirme-t-il que tout usage linguistique peut présenter une cer-taine légitimité aussi longtemps qu’il est employé dans une situation appropriée (cf. Thibault 1998, 26). Il faut cependant souligner que ce type de légitimation est, tout comme au Québec ou en Belgique, principalement pratiqué à l’intérieur de la Suisse romande et qu’elle diminue fortement dans des situations de contact avec des locuteurs d’autres communautés francophones (cf. Pooley 2012, 126).

Au contraire du Québec, qui a été l’objet de nombreuses études sur la norme de prononciation, seuls deux travaux ont traité jusqu’ici explicitement de la norme de prononciation dans le cas de la Suisse romande : une étude de Pooley (2012) et une autre de Racine/Schwab/Detey (2013). La première reprend l’idée de Métral (1977) en définissant cette norme de prononciation comme une « koinè » se superposant aux variétés de cette région (cf. Pooley 2012, 125). Les variétés de Suisse romande étant très hétérogènes, il n’existerait en effet pas de variété natio-nale utilisée dans tous les cantons et se différenciant en même temps des variétés de français parlées dans les régions voisines. Au niveau géographique, Pooley (2012) considère l’usage linguistique des locuteurs « habitant la plaine (bassin lémanique) » comme la forme la plus typique de cette « koinè » servant de norme de prononciation (cf. Pooley 2012, 125).

Au niveau social, il associe ce qu’il nomme la « variété légitime » à diffé-rents groupes de locuteurs : d’une part, dans son état de l’art, sur la base des travaux d’Andreassen (2006, 116) et d’Armstrong/Pooley (2010, 241), il l’associe de manière générale aux locuteurs « cultivés ». Il mentionne ainsi les institu-teurs, exemple qu’il tire de l’étude de Métral (1977). D’autre part, dans son étude empirique, il s’inspire des études similaires touchant à la norme de prononcia-tion québécoise (cf. Gendron 1990 ; Cajolet-Laganière/Martel 1995 ; Cox 1998 ; Martel 2001 ; Corbeil 2007) et se base sur le groupe spécifique des « présentateurs et journalistes de [. . .] journaux télévisés » de la chaîne de télévision publique Radio Télévision Suisse RTS (encore nommée Télévision Suisse Romande (TSR) au moment de la publication de l’article en 2012 ; cf. Pooley 2012, 127), qu’il consi-dère comme étant également détenteurs de cette norme de prononciation. Cette définition des présentateurs et journalistes comme représentants de la norme confirme en outre le critère géographique du bassin lémanique étant donné que, selon Pooley (2012), « les émissions de TSR se concentrent sur Genève, ville à caractère international et qui fait depuis plusieurs années partie d’une agglomé-ration transfrontalière avec Annemasse » (Pooley 2012, 128–129).

Finalement, Pooley (2012, 128–130) fait deux observations fondamentales à propos de cette norme des locuteurs-modèles. Premièrement, il n’observe qu’un nombre très restreint de traits divergeant de la norme de prononciation de réfé-rence (cf. 2.3.1). Deuxièmement, la variation interne au groupe des présentateurs et journalistes semble être principalement liée à deux facteurs sociodémogra-phiques : l’âge et le sexe des locuteurs. De manière peu surprenante, les locuteurs plus jeunes et les locutrices semblent présenter le moins de traits qui divergent de la norme de prononciation de France, ce qui correspond au comportement linguistique de ces deux groupes sociodémographiques attendu par Labov (1990, 210–215). L’effet est d’autant plus important que la catégorie des locuteurs mas-culins et plus âgés semble être particulièrement importante et influencer forte-ment les résultats dans le sens d’un plus grand conservatisme de traits suisses romands. Ainsi, ces deux observations plaideraient, elles aussi, en faveur d’un rapprochement de la norme de prononciation des présentateurs suisses romands en direction de la norme de prononciation française et donc contre une hypothé-tique norme nationale suisse romande.

La deuxième étude portant explicitement sur la norme de prononciation suisse romande est celle de Racine/Schwab/Detey (2013), présentée en détails au chapitre 2.1.2.3.3. Contrairement à Pooley (2012), qui porte sur la production, cette étude, de nature perceptive, visait à examiner la perception de deux varié-tés suisses (celles de Genève et de Neuchâtel) et d’une variété parisienne par des auditeurs suisses de quatre cantons (Genève, Neuchâtel, Jura et Fribourg) et des auditeurs parisiens. L’étude ne porte pas sur des locuteurs-modèles à proprement

parler (la phrase utilisée en tant que stimulus n’a pas été lue par des locuteurs- modèles) et ne peut donc apporter d’informations supplémentaires quant au facteur social de la norme de prononciation. En comparaison à l’étude de Pooley (2012), elle livre cependant plus de détails sur le facteur géographique de la norme de prononciation à l’intérieur de la Suisse romande et teste également deux dif-férents types de normes : un « français reconnu internationalement comme stan-dard »22 et un français standard de la vie quotidienne des informateurs.

Ainsi, au niveau géographique, la norme « internationale » de prononciation semble être localisée par les Suisses romands à Paris et à Genève, exception faite des locuteurs genevois, qui ne la localisent qu’à Paris. Par ailleurs, la distinction faite entre les deux normes dans cette étude révèle, elle, que cette norme interna-tionale se superpose à d’autres normes régionales : les auditeurs des deux régions suisses romandes également représentées dans les stimuli (Genève et Neuchâ-tel) s’identifient en effet aux locuteurs de leur région respective et perçoivent cette prononciation régionale comme leur standard quotidien (les Neuchâte-lois s’identifiant cependant également aux Genevois et percevant également cet accent comme proche de leur standard quotidien). Notons que pour la défini-tion de normes régionales, les résultats des auditeurs des autres régions suisses romandes (Jura et Fribourg) ne peuvent être interprétés que sous réserves, étant donné que leur propre prononciation n’est pas représentée dans les stimuli.

Une comparaison de ces résultats aux types de normes définis au chapitre 2.1.2.4.2 fait ressortir un aspect qui n’est abordé qu’implicitement dans l’étude : Racine/Schwab/Detey (2013) considèrent en effet à l’aide du modèle Centre/Péri-phérie de Reynaud (1981) que Genève représente avec Paris un centre pour la péri-phérie suisse (Neuchâtel, Fribourg, Jura), ce qu’ils lient à la situation particulière de Genève, une ville-canton siège de nombreux médias, dont la chaîne Radio Télévision Suisse (RTS), et partageant une grande partie de ses frontières avec la France. Ils ne mentionnent cependant pas explicitement la dimension nationale de la norme genevoise à côté des dimensions régionale et internationale, ce qui pour-rait expliquer que dans leurs résultats, les prononciations genevoise (en tant que potentielle norme nationale) et parisienne sont évaluées de la même manière par les Neuchâtelois, les Fribourgeois et les Jurassiens. Cette hypothèse est d’autant

22 Notons cependant qu’ici aussi (cf. Racine/Schwab/Detey 2013), le terme de « français recon-nu internationalement comme standard » (qui équivaut dans les faits au terme de « français international ») n’est pas défini de façon précise. Cela pose un problème de nature aussi bien théorique qu’empirique, étant donné que ce terme est probablement identifié par certains au français de référence traditionnel et par d’autres à un « standard parisien », ces deux termes ne pouvant cependant pas être mis sur un même pied d’égalité (cf. entre autres Pustka 2008).

plus probable que les Neuchâtelois et les Fribourgeois s’identifient tous – du moins en partie – aux Genevois.

Les résultats de cette étude semblent donc confirmer pour le cas de la Suisse romande qu’il existe probablement une hiérarchie normative similaire à celle qui a été proposée dans le chapitre sur le pluricentrisme (cf. 2.1.2.4.2) : une norme de pro-nonciation internationale parisienne semble se superposer à une norme nationale suisse romande (représentée par la variété de français parlée à Genève) se super-posant elle-même aux différentes normes régionales (qui correspondent plus ou moins aux différents cantons de la Suisse romande). Ces résultats vont donc à l’en-contre de ceux de Pooley (2012) et plaident en faveur du modèle pluricentrique et de la compatibilité de ce modèle (représenté par les normes genevoise et parisienne) avec le modèle pluriaréal (représenté par les différentes normes régionales).

Finalement, la comparaison des études de Pooley (2012) et de Racine/

Schwab/Detey (2013) fait donc ressortir, pour la Suisse romande, une certaine ambiguïté par rapport à une potentielle norme de prononciation nationale. Mais les questionnaires sur les représentations et attitudes par rapport à cette norme ainsi que l’analyse des productions de locuteurs-modèles et les tests de percep-tion pourront apporter certains éléments de réponse supplémentaires

2.2.1.5.2 Québec

Le chef de file des revendications de normes endogènes pour les périphéries est le Québec. Comme mentionné au chapitre 2.1.2.3.4, c’est en effet au Québec qu’une controverse autour du choix d’un standard (« parisien » ou québécois) a lieu aussi bien parmi les linguistes que dans les médias publics depuis au moins un siècle et demi et, de manière plus intensive, depuis le début de la Révolution tranquille dans les années 1960 (cf. Laforest 1997 ; Ouellon 1998 ; Corbeil 2007 ; Bigot/Papen 2013). Cette controverse oppose, d’un côté, les partisans d’une codification de la norme socialement valorisée du français québécois (cf. p. ex. Ostiguy/Tousignant 2008, 116–117 ; cf. également Pöll 2005 ; 2008) et, de l’autre, les opposants à cette même codification, qui plaident en faveur de ce qu’ils nomment le «  français international ». Notons que ce dernier terme n’est jusqu’ici défini que de façon imprécise et qu’il est dans la plupart des cas identifié à un « standard parisien » (cf. Corbeil 2007, 306  ; Bigot/Papen 2013, 116–117). Un exemple révélateur de l’ambiguïté du terme et de sa connotation « centraliste » pourra être trouvé chez Maurais (2008, 40), qui utilise dans son questionnaire les termes « français inter-national », « français standard » et « français de France », et parfois « français d’Europe », de façon quasiment synonyme.

C’est ainsi qu’une évolution peut être observée dans les propositions de modèles de prononciation faites entre 1960 et aujourd’hui. En effet, en 1965,

l’Of-fice de la langue française du Québec préconisait encore le modèle du « français international » comme norme (de prononciation) et écrivait à ce propos que l’usage devrait « [. . .] s’aligner sur le français international, tout en faisant place à l’expres-sion des réalités spécifiquement nord-américaines » (OLF 1965, 6). Cette norme était certes principalement dédiée au domaine de la morphosyntaxe, mais l’OLF écrivait également à propos de la prononciation : « [Q]uant à la phonétique [. . .], la marge de variation doit être minime et ne tenir compte que de très légères différences d’ac-cent qui s’expliquent par des raisons d’ordre orthographique » (OLF 1965, 6). C’est donc bien le modèle du « français international » que préconisait alors l’OLF.

Pourtant, comme mentionné au chapitre 2.2.1.3, selon différentes études sociolinguistiques publiées dans les trente dernières années, un autre modèle de prononciation semble dominer actuellement dans les représentations des locuteurs (cf. Gendron 1990 ; Cajolet-Laganière/Martel 1995 ; Cox 1998 ; Martel 2001 ; Corbeil 2007) : il s’agit du modèle de prononciation des présentateurs des journaux télévisés de Radio-Canada (ou locuteurs-modèles), qui semble être reconnu, décrit et accepté par les locuteurs québécois et certaines institutions québécoises. Un sondage sociolinguistique de Bouchard/Maurais (2001, 112) a pu en effet montrer qu’une grande majorité des Québécois francophones (71%) attri-buent à la prononciation de ces présentateurs de télévision un rôle de modèle lin-guistique à suivre, Maurais (2008) arrivant à une conclusion similaire, avec 54,7%

d’informateurs trouvant que la prononciation des enseignants devrait être celle des « personnes qui lisent les nouvelles à Radio-Canada » (Maurais 2008, 55).

Cajolet-Laganière/Martel (1995, 13) notent par ailleurs que l’Association québé-coise des professeurs de français (1977, 10–12) a, elle, reconnu le modèle de pro-nonciation des présentateurs de Radio-Canada comme modèle officiel.

De manière similaire, Gendron (2014, 49–52) observe également une prise de distance par rapport au « français international » dans la politique linguistique de la chaîne de télévision francophone nationale Radio-Canada. Argumentant sur la base d’un texte programmatique de Robert Dubuc (2001), qui était alors le nouveau directeur des Services linguistiques de Radio-Canada, il affirme que si en 1970, la norme définie à Radio-Canada était clairement une norme française, entre 1975 et 1990, la chaîne a commencé à passer « à un modèle de langue et de pro-nonciation plus naturel, [. . .] le modèle [touchant] tous les aspects de la langue, y compris [. . .] la prononciation » (Gendron 2014, 53). Cette conclusion ne semble cependant pas incontestable, étant donné le modèle de prononciation préconisé par Robert Dubuc pour les présentateurs de Radio-Canada en 1990. Il écrit en effet : « Sur le plan de la prononciation, nous tentons de respecter le modèle pho-nétique du français actuel, précisé notamment dans le Dictionnaire de la pronon-ciation française dans sa norme actuelle de Léon Warnant » (Dubuc 1990, 145). Or, comme le mentionnent Bigot/Papen (2013, 118), le dictionnaire de prononciation

de Warnant (41987 [1962]) évoqué ici par Dubuc (1990) est un ouvrage de référence basé sur le modèle proposé par Fouché (21959), qui, lui-même, préconise la norme du « français parisien ». Il semble ainsi difficile d’observer un réel changement du modèle linguistique prescrit par Radio-Canada.

Un changement a cependant bien eu lieu : il ne s’agit pas d’un changement de la politique linguistique de Radio-Canada (cf. Dubuc 1990), mais d’un chan-gement de l’usage des présentateurs de la chaîne. En effet, Bigot/Papen (2013, 118) observent, principalement sur la base des études de Cox (1998) et Reinke (2004), que l’usage linguistique réel de ces présentateurs se différencie considé-rablement de ce modèle prescrit par la Société Radio-Canada (SRC), les présen-tateurs ne respectant que partiellement les consignes officielles de la chaîne et privilégiant toute une série de traits de prononciation québécois. Étant donné que, malgré l’écart existant entre la norme prescrite à Radio-Canada et l’usage réel des locuteurs- modèles, une majorité des Québécois privilégie la prononciation des locuteurs-modèles de Radio-Canada comme modèle de prononciation, c’est sur la base de cet usage linguistique que la norme de prononciation québécoise devrait être définie. Reste à savoir quels traits de prononciation utilisés par ces locuteurs- modèles sont valorisés par les locuteurs québécois et lesquels ne le sont pas.

Avant de présenter la méthode et les résultats de la présente étude qui four-niront certains éléments de réponse à cette question, il faudra encore définir précisément les traits de prononciation qui pourraient appartenir aux normes de prononciation suisse romande, québécoise et parisienne (cf. 2.3), des traits qui seront ensuite testés aussi bien dans le cadre d’une analyse de la production de locuteurs-modèles de chacune des régions que dans le cadre de tests de perception.

2.3  Caractérisation phonético-phonologique

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