• Aucun résultat trouvé

Le Nord

Dans le document Histoire de la géographie au Québec (Page 161-165)

Livre III L’œuvre des géographes

Chapitre 3 – La recherche : quelques domaines

5- Le Nord

Nous n’avons pu recueillir une information suffisante pour donner lieu à une étude exhaustive des travaux entrepris par les géographes sur cette zone : les organismes de recherche sont nombreux et leurs publications très dispersées, parfois sous formes de rapports inédits. De plus il s’agit d’un domaine en progression rapide, souvent difficile à saisir. Des précisions ayant déjà été données dans l’étude statistique des recherches et surtout dans le chapitre concernant la géomorphologie, nous ne retiendrons ici que quelques aspects importants concernant ce thème.

Plus qu’ailleurs il faut signaler l’importance des cadres dans lesquels s’effectue la recherche, et la rareté des entreprises isolées, essentiellement en raison de la difficulté des conditions matérielles du travail sur le terrain. Comme ce domaine intéresse les gouvernements, surtout depuis la seconde guerre mondiale, pour des raisons stratégiques et économiques, le Nord bénéficie d’administrations spéciales : au niveau fédéral le Ministère du Nord a été créé en 1953 (les Affaires Indiennes s’y sont ajoutées depuis). Au Québec la Direction du Nouveau Québec a été créée en 1963.

En plus de ces ministères, des organismes de recherche pure ont été fondés : parmi les principaux, on a déjà mentionné l’Arctic Institute en 1945, la Direction de la Géographie à Ottawa (qui, sans être spécifiquement destinée à l’étude du Nord y a consacré un grand nombre de ses travaux382, par exemple la moitié des articles de son Bulletin), le Mc Gill Sub- Arctic Research Laboratory à Shefferville en 1954, le Centre d’Etudes Nordiques de

l’Université Laval en 1961 ; en 1964 s’ouvre le Laboratoire nordique d’Inuvik (à 1200 milles au nord d’Edmonton) du Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canadien ; en 1966 est créé un centre de recherches économiques de l’Arctique québécois par le directeur de

l’Institut d’économie appliquée des H.E.C. de Montréal. Des universités soutiennent des groupes de recherche, comme l’« Institute for Northern Studies » de l’Université de Saskatchewan. On dénombre actuellement au Canada plus d’une vingtaine de centres de recherches nordiques dirigés par les Universités ou les gouvernements et recevant des sources de financement très diverses, auxquels il faudrait ajouter les centres d’étude dépendant de compagnies privées.

Tous ces organismes et laboratoires publient des travaux (dont certains ont été déjà évoqués à propos de la géomorphologie) auxquels participent des géographes. Ils organisent parfois des symposiums, comme celui de l’Institut arctique sur les transports dans l’Arctique et le

Moyen-Nord organisé à Montréal en mars 1969383. Une conférence nordique canadienne réunit chaque année depuis 1967 les représentants des centres de recherche nordique (universitaires et gouvernementaux), qui présentent des rapports d’activité et des projets. Le Nord est-il pour la recherche géographique la « dimension fondamentale » dont parle L.E. Hamelin384 pour le Canada ? « The North, that chimera, a really ill-defined and temporally in flux … is both reality and mystique to the nation’s inhabitants »385.

Les « mythes du Nord » successifs ont été parfois soutenus et encouragés par les

universitaires, dont certains géographes, et constituent en tout cas une constante des idées sur la géographie du Canada.

J.W. Watson386 rappelle ainsi la première phase de dénigrement qui, depuis J. Cartier

382

Voir FRASER J.K. : Activities of the Geographical Branch in northern Canada, 1947-57. Arctic, 1957, n°10, pp 244-250.

383

Compte-rendu : SATER : Arctic and Middle North transportation. Washington, déc. 1969, 204 p.

384

HAMELIN L.E. : Le Canada, Paris, PUF, 1969.

385

KUPSCH W.O. : The Musk-ox, 1972, n°10, p. 3.

386

évoquant « le pays que Dieu a donné à Caïn » se poursuit 400 ans plus tard encore : c’est la barrière, la sauvagerie la région dont la réputation dure et amère la laisse en arrière et non développée. Au contraire, avec Bruce et Camsell, les explorateurs du Nord comme Stefansson et les révélations de la second guerre mondiale, le « grand désert, le nord sauvage devient l’opportunité, la destinée du Canada ». L’illusion inverse s’installe, le Nord est devenu la « nouvelle frontière », et contient les perspectives d’avenir du Canada. L’engouement est tel que des géographes comme G. Taylor ont pu fournir des estimations quant aux possibilités de peuplement ou même d’exploitation agricole (la vallée du Mackenzie étant comparée à celle du Saint-Laurent) qui se sont révélées depuis beaucoup trop optimistes. Les rapports ultérieurs sur les Territoires du Nord-Ouest présentent des vues plus raisonnables (par exemple les travaux de Turner et Wonders). Trevor Lloyd387 montre même qu’aujourd’hui, « not only is the frontier not expanding, it is actually collapsing » et qu’il y a plus de gens migrant vers un seul comté de banlieue de Toronto que dans tous le Nord canadien, du Labrador au Yukon. Si les géographes en sont revenus à une plus juste vision des chances réelles d’exploitations économique du Nord – encore que, comme l’attestent les publications spécialisées à

l’occasion du congrès de Montréal en 1972, la force du mythe persiste – il semble qu’ils aient en revanche contribué à développer le mythe du Nord « nouvelle frontière pour la recherche géographique ».

Ainsi J.T. Parry voit dans l’acceptation du « challenge » offert par le Nord aux géographes canadiens « one of the highlights in any review of the development of geomorphology in the twentieth century »388. L.E. Hamelin le présente comme une source inépuisable de travaux pour la géographie : « le Nord abonde en sujets de recherche. Parmi ceux-ci, notons l’étude hydrographique, géodésique, juridique, historique et politique de la frontière Québec- Labrador, celle de l’appartenance politique des îles littorales, l’étude des relations entre le climat, le permafrost, le minerai et le marché mondial dans la région ferrifère de la rive ouest de la baie d’Ungava, des recherches pour des stations météorologiques, la représentation cartographique, les richesses naturelles, l’inventaire biologique, les liaisons avec le Québec Sud, les sites archéologiques, la relation des groupes en Ungava, l’adaptation des

Esquimaux… »389. Pour T. Lloyd « le Nord doit constituer une école pour les géographes »390. En réalité, s’il faut souligner le rôle de certains géographes comme L.E. Hamelin à Laval et T. Lloyd à Mc Gill pour développer la recherche nordique en géographie humaine au Québec, il est nécessaire de situer exactement la place du Nord dans la recherche. On a vu que la

proportion des thèses et articles étudiant le Nord était dans l’ensemble plus élevée au Québec que dans le reste du Canada. Mais, hormis l’Université Mc Gill où le Nord constitue une véritable spécialisation (avec le tiers des thèses), cette proportion se situe aux environs de 10%, ce qui, sans être négligeable, ne permet pas d’affirmer qu’on a là une dimension fondamentale de la recherche géographique québécoise. D’ailleurs, sur environ 130 géographes québécois recensés dans le Répertoire de la géographie canadienne391, 22 seulement indiquent une région nordique comme leur premier centre d’intérêt (14 anglophones et 8 francophones).

Le Nord a cependant donné lieu au Canada, à des recherches spécifiques, visant surtout à établir des degrés de « nordicité ». Ainsi, L.E. Hamelin s’est attaché à caractériser l’écoumène

american settlement. C.G., 1969, XIII, 1, pp 10-27.

387

LLOYD T. : Future colonization of northern Canada, in BLADEN V.W. (ed) « Canadian population and northern colonization. Toronto, 1962

388

PARRY J.T. : Geomorphology. C.G., 1967, vol. XI, n°4, pp 280-311.

389

HAMELIN L.E. : Le C.E.N. CGQ, 1967, n°22.

390

LLOYD T. : The geographer as citizen. CG, 1959, n°13, pp. 1-13.

391

nordique392, et J. Rousseau a donné en 1952 une classification en zones biologiques393 ; plusieurs auteurs ont proposé des indices polaires : L.E. Hamelin a calculé en 1965 un indice polaire fondé sur une unité nouvelle, la valeur polaire (VAPO) et défini d’après une dizaine de critères allant de la latitude et du froid annuel à la densité de population et au degré de l’activité économique394. La « Meteorological Branch » du gouvernement fédéral a proposé en 1969 un autre indice fondé sur 4 critères physiques synthétiques et qui sert en partie à

déterminer l’indemnité d’isolement des travailleurs du Nord.

Certains géographes ont tenu également à participer à la diffusion dans le grand public des informations sur le monde nordique : une série d’émissions télévisées sur les pays froids de latitude a été réalisé en 1964-1965 à Radio-Canada395 et le texte en a été publié396. L’objectif annoncé : que « la télévision fasse des citoyens du Canada méridional des contemporains de l’exploitation de la zone subarctique », aurait été « plus que réalisé »397.

Incontestablement, des efforts ont donc été entrepris pour exploiter la spécificité géographique de la position septentrionale du Canada, et les rapprochements avec les chercheurs scandinaves et soviétiques en sont une autre illustration.

Enfin certains voient dans le Nord la solution de certains problèmes politiques et territoriaux canadiens. Il semble à L.E. Hamelin398 que, face au « grand et attirant voisin » américain, « l’un des dilemmes fondamentaux du Canada (soit) de mieux digérer son propre espace, notamment son Nord, ou d’être digéré par les Etats-Unis. Le Canada, refoulé par le Nord, menacé par le sud, demeure donc une terre de défis. Mais comme dans le cas des aurores boréales, la lumière viendra peut-être du Nord ».

Pour les indépendantistes du Québec, la grande péninsule du Nord de la province peut constituer l’ultime chance d’incarnation territoriale d’un destin authentiquement québécois. Ainsi, dans cette province, le mythe du Nord « Nouvelle frontière » s’est trouvé exalté récemment, à propos de l’aménagement du territoire septentrional, par certains jeunes géographes canadiens français : « sur 975 000 km², le Nouveau-Québec offre des richesses naturelles presque inépuisables si l’exploitation est rationnelle »399. Mais la « conquête du territoire » est conçue par eux de façon plus ambitieuse qu’un simple développement économique : il s’agit « d’étendre l’aire administrative et l’aire culturelle québécoise », non seulement par extension de l’écoumène méridional, mais encore par une recherche d’identité, d’incarnation de l’homme québécois dans un espace économique non aliéné.

Jusqu’à présent l’appropriation de fait du Nouveau Québec était en effet américaine

(prospections, achat de concessions, ouverture de mines, construction de chemins de fer et de villes). Même dans l’exploitation du potentiel touristique, « au lieu de cultiver les

particularismes du territoire québécois, nous parvenons à reproduire fidèlement des structures d’accueil conformes en tout point aux exigence de vie de nos visiteurs américains, ce qui accentue l’assimilation ».

392

HAMELIN L.E. : L’écoumène du Nord Canadien, in The North, ed. by W.C. Wonders, Toronto, University of Toronto Press, 1972.

393

ROUSSEAU J. : Les zones biologiques de la péninsule Québec-Labrador et l’hémi-arctique. Canadian Journal of Botany, 1952, pp 436-474.

394

HAMELIN L.E. : Un indice circumpolaire. Annales de Géographie, 1968, pp. 414-430.

395

HAMELIN L.E. : Au Canada, leçons télévisées sur les pays froids de latitude. Revue de géographie alpine, 1965, n°4 pp 665-678.

396

BERGERON, R., HAMELIN L.E., ROUSSEAU, J. : Le monde nordique. Cours télévisés à Radio-Canada 1964-1965, Québec, 200 p. ronéo.

397

HAMELIN L.E. : Au Canada, leçons télévisées sur les pays froids de latitude. Revue de géographie alpine, 1965, n°4 pp 665-678.

398

HAMELIN L.E. : Nord Canadien, où es-tu ? Forces (revue de l’Hydro-Québec), 1970, n°10, pp 36-41.

399

En réaction, un grand espoir est mis dans un aménagement véritable du Nouveau-Québec, et les auteurs ont des accents lyriques pour évoquer « l’occupation localisée et stratégique… l’occupation urbaine et concentrée, qui s’affranchit de toute liaison spatiale, les cités urbaines parachutées dans le paysage qui préfigurent l’habitat de l’homme nouveau ».

Les géographes canadiens anglais, pour lesquels ce souci nationaliste n’existe pas à l’échelle d’une province, mais peut-être à l’échelle du Canada tout entier, sont également conscients de la nécessité d’un aménagement du Nord qui ait une valeur humaine et pas seulement

économique ou militaire. Ainsi T. Lloyd estimait en 1959400 qu’on avait trop dépensé pour l’établissement de la Dew Line par exemple, et que cet argent n’avait pas servi un

développement intégré, un véritable aménagement de la région. Il proposait de substituer à ce développement trop individualiste et plus ou moins périmé un véritable peuplement, qui aurait peut-être par ailleurs une valeur stratégique supérieure.

Il est difficile de déterminer si, en fait, le Nord est réellement « sous développé » par rapport aux possibilités dont font état certains géographes, ou bien si dans les conditions actuelles le stade atteint ne saurait être dépassé. Pour la géographie du Nord du Canada comme pour la recherche géographique concernant ce domaine, on peut conclure avec J.W. Watson que « les images mentales sont d’une importance primordiale »401.

400

Lloyd T. : art. cité, 1959.

401

Dans le document Histoire de la géographie au Québec (Page 161-165)