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Nicolas Grimal

Dans le document L'Anthropologie pour tous. (Page 119-123)

Postface

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L’Anthropologie pour tous Nicolas Grimal — Postface

Ce qui est surprenant, ce n’est pas le succès de ce colloque. C’est qu’on n’y ait pas pensé plus tôt ! Il est tellement plus simple, en effet, d’écouter l’autre, de le regarder — en un mot, de prendre acte de son existence : de l’accepter en tant que lui-même et non comme un pion qu’il faut à toute force faire jouer sur un échi- quier inconnu, et dont il ne comprend ni les li- mites, ni les règles.

En 1931, Hergé faisait ânonner aux petits Noirs, dont Tintin, hôte de marque, parce que Blanc, visitait l’école : « Nos ancêtres les Gau- lois ». Que n’a-t-on fustigé depuis le contenu « raciste » des premiers albums du dessinateur belge : jusqu’à censurer certains passages des ré- éditions des trois premiers, au nom d’une bonne conscience acquise au prix d’une guerre mondiale, de crimes contre l’humanité tous plus atroces les uns que les autres, de décolonisations chaotiques, sur fonds de crises de société et de guerres, et de conflits de plus en plus insoutenables. Plusieurs pays tentèrent même, à la fin du siècle dernier, de faire interdire la lecture de Tintin au Congo aux enfants ! Mais envers qui s’exerçait ce suppo- sé « racisme » de Tintin : les Congolais, les Sovié- tiques ou les Américains ? Son œuvre se serait-elle

constituée sous le signe d’un belgo-centrisme exacerbé, un nationalisme wallon (car il critiquait aussi les Flamands, ne l’oublions pas) ?

Nul besoin de pousser plus loin le paradoxe pour montrer l’inanité d’un discours qui, à force de se vouloir égalitaire, se trompe nécessairement d’objectif. La notion même de « parité » ne fait que souligner les différences, jusqu’à générer ces annonces — devenues aujourd’hui quasi obliga- toires pour raison de non-discrimination — qui émaillent les offres d’emploi des universités améri-

caines, pour prendre un exemple éloigné de nous 1.

À force de prétendre à une égalité univer- selle, on en vient à ne plus prendre en consi- dération qu’un « plus petit dénominateur com- mun », dans lequel personne ne se reconnaît plus. Barbara Cassin invoque avec raison en ce sens l’exemple du « globish », cet anglais qui, à force de n’être pas de l’anglais, réduit la pensée comme il réduit le vocabulaire et la syntaxe.

C’est justement là que naissent les ghettos identitaires : dans cette terre aride et déserte de la non-reconnaissance des cultures, dans ce vide du formatage imposé. C’est là que les chemins se séparent : entre l’esprit de parti et la liberté de penser.

Postface

Nicolas Grimal

 Nicolas Grimal, ancien directeur de l’Institut français d’archéo- logie orientale au Caire et membre de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, est actuellement titulaire de la chaire d’égyp- tologie du Collège de France. Il a notamment publié : Histoire

de l’Égypte ancienne (Paris, Fayard, 1998). — Leçon inaugurale, faite le mardi 10 mars 2000, Collège de France, Chaire de civilisa- tion pharaonique, archéologie, philologie, histoire (Paris, Fayard /

Collège de France, 2000). — Image et conception du monde dans

les écritures figuratives. Actes du colloque Collège de France - Aca- démie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 24-25 janvier 2008

(Codirection avec Bernard Pottier, Paris, AIBL / Soleb, 2009).

1.C’est ainsi que l’Université de Yale, par exemple, recrutant des chercheurs porteurs de projets en orientalisme, donnera autant de valeur au statut social qu’à la compétence scientifique : « Yale

University is an Affirmative Action/Equal Opportunity Employer. Yale values diversity among its students, staff, and faculty and strongly welcomes applications from women, protected veterans, persons with disabilities, and underrepresented minorities ».

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Il n’est pas indifférent que ce soit le théâtre de la Commune qui ait accueilli cette première réalisation d’un processus maturé pendant toute une année scolaire au Lycée Le Corbusier : fon- dé sur la mémoire d’une révolte, il est, comme le rappelle Marie-José Malis, un lieu égalitaire, où fonder des hypothèses :

« Cette idée d’une autre manière de vivre où chacun doit savoir qu’il peut espérer tirer son bonheur du bonheur de tous, c’est la seule universalité que je reconnaisse. »

Je ne reviendrai ni sur l’historique de

Thélème, ni sur le chemin entrepris depuis

plusieurs années entre élèves, professeurs et intervenants divers, si bien rappelés par Ca- therine Robert et Christian Baudelot. Je me contenterai de souligner l’intérêt que cette démarche a immédiatement suscité chez les chercheurs qui sont intervenus dans cette ren- contre. Tous ont salué la justesse de l’angle d’attaque comme celle du propos : décloison- ner le regard. Comme l’écrivent aussi bien Françoise Héritier que Philippe Descola ou Maurice Godelier, c’est le regard de l’anthro- pologue qui permettra de saisir la diversité des cultures, sans établir ni hiérarchies ni op- positions.

Comment saisir justement ces « intradui- sibles entre les cultures », comme les appelle Barbara Cassin ? Ce colloque montre à l’évi- dence que croiser les regards peut être un bon point de départ, voire le seul point de départ adéquat. En ce sens, ces Actes sont incomplets : il y manque la production réalisée par les élèves

eux-mêmes. Car ceux-ci ne se sont pas contentés d’être spectateurs, voire objets de l’analyse an- thropologique, dont les prémices ou la métho- dologie leur ont été si brillamment et clairement exposés. Ils sont devenus anthropologues à leur tour, en présentant et jouant, pour le public au- tant que pour les intervenants rassemblés, des mythes tirés de leur culture — mythes qu’ils avaient eux-mêmes recueillis auprès de leurs proches, puis analysés et mis en forme.

Ce jeu, souvent à plusieurs voix, s’intercalait entre les interventions des orateurs. Il tenait à la fois de la relation qu’un anthropologue eût pu faire de ces mythèmes et de la réflexion que ceux-ci inspirent. De courtes saynètes étaient mises à chaque fois en scène par les acteurs eux- mêmes, guidés par les artistes de la Commune, révélant ainsi doublement — par le texte et par le jeu — le travail d’interprétation fait en com- mun.

Cette contribution sous forme théâtrale n’ap- paraît donc pas ici. Doit-on le regretter ? Je ne le pense pas. Ce premier colloque, en effet, se veut fondateur d’une démarche à suivre. Il se devait, pour cette première réunion, de donner la pa- role, avant tout, à ceux qui ont accepté de jeter les bases de la démarche, qui devra être poursui- vie et étoffée, et de fonder ainsi cette « anthro- pologie pour tous » en la reconnaissant comme proche de leurs propres travaux : en validant le projet par leur autorité scientifique.

Il n’en reste pas moins que, par ces interven- tions, toujours claires, souvent poétiques, les élèves se sont approprié la démarche, trouvant ainsi eux-mêmes la clef du travail qui leur est

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proposé, puisqu’ils se sont retrouvés, à la fois, sujets et objets de l’analyse. « Nos ancêtres les Gaulois » ne sont plus « les Gaulois », mais ils restent « nos ancêtres », tous nos ancêtres. Là est la graine qui doit germer : dans le ter- reau de cultures reconnues en tant que telles, et qui ne doivent être ni oubliées, ni négligées, pour pouvoir apporter leur richesse à celle qui les accueille. Elles s’y reconnaîtront ainsi sans peine, trouvant, telles la femme-éléphant ou la femme-oiseau, des terrains insoupçonnés.

Dans ce « miroir du monde » qu’est Au- bervilliers, comme l’écrit joliment Catherine Robert, tous les ingrédients se trouvent réunis pour avancer dans cette connaissance de l’autre et de ses origines, pour parvenir à cet « uni- versel du respect », qui doit rester le point de mire de tous, élèves comme professeurs. Reste à approfondir la démarche par une formation, annoncée pour le mois de novembre prochain. Elle servira de prologue à un second colloque, qui portera justement ce beau titre d’« Univer- sel du respect » et permettra d’agrandir encore le cercle des intervenants.

Au-delà de l’importance de la démarche — sur laquelle, je crois, tout le monde s’ac- corde — je voudrais saluer l’intelligence et le courage de ses promoteurs et des participants à cette première réunion, professeurs, élèves, comme chercheurs, mais aussi l’engagement de Didier Georges, proviseur du Lycée Le Corbu- sier, qui appuie et accompagne ce projet, aussi bien auprès des autorités académiques que de- vant les membres du Conseil économique, so- cial et environnemental, comme au quotidien.

Nul doute qu’avec d’aussi bon guides les progrès seront rapides et feront école. L’exemple en a été donné, il y a aujourd’hui plus de vingt ans par Georges Charpak, Pierre Léna et Yves Quéré, avec l’aventure de « la main à la pâte », devenue aujourd’hui une fondation exemplaire : jeunes et anciens s’y retrouvent dans un désir commun d’échange de la connaissance. Ce pro- jet a retenu l’attention du Groupe inter-acadé- mique pour le développement, justement par ce qu’il est porteur du même message, fondé, cette fois sur les sciences humaines et sociales.

Au travail donc !

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Saint-Benoist-sur-Mer

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