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Narration et souvenir

Deuxième partie Narration / Fiction

Chapitre 1 Narration et souvenir

Dans Jean le Bleu, il s’agit de raconter les souvenirs d’enfance. Un projet «autobiographique» qui ne cesse d’être affirmé. L’évocation de l’enfance est présentée avec l’emploi de la première personne. Le «je» qui assume le discours

est un «je» qui raconte l’histoire et la vie de l’auteur. La référence à l’activité du romancier en train d’écrire est présente plus d’une fois dans l’œuvre. Par exemple:

En ce moment où j’écris, là, avec mon amère cigarette au coin de la bouche, mes yeux déjà brûlés, ma lampe et, contre la fenêtre, la nuit de la vallée où se traîne la phosphorescence des charrettes de paysans, je viens de quitter la plume et de penser à

toutes mes expériences d’homme.

(II, p.17)

Dès le début du récit, le souvenir personnel est présenté comme un souvenir collectif. Mais à un certain moment de la narration, un glissement se fait entre le souvenir collectif et un souvenir individuel qui se rapporte à la vie personnelle de

l’auteur. La représentation du «moi» est, dans Jean le Bleu, en rapport avec celle

du monde. On voit aussi dans cette œuvre comment se conjuguent le discours sur le «moi» et le discours sur le monde:

Je me souviens de l’atelier de mon père. Je ne peux pas passer

devant une échoppe de cordonnier sans croire que mon père est

encore vivant, quelque part dans l’au- delà du monde (II, p. 4)

On peut constater un passage du mode du souvenir à celui de la fiction, surtout lorsque le narrateur parle de ses origines; le réalisme cède la place au romanesque.

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l’image du père, souvent liée à des images bibliques1, est mythifiée. Cette image du père est à mi-chemin entre fiction et réalité. Il s’agit dans Jean le Bleu d’une

fiction construite autour de la figure de père. Il est représenté comme un des

dieux, en train de "faire des souliers en cuir d’ange, pour quelque dieu2 à mille pieds" (II. p. 4). On voit, dès ce début, la place qui lui est attribuée dans cette

œuvre. Il a des traits de caractère qui se dessinent tout au long de l’œuvre. Par

exemple:

- Il est bon et généreux.

- Il possède un savoir extraordinaire.

- Il sait parler à ses patients.

- Il soulage les malheureux.

De ce fait, le début de Jean le Bleu éclaire un peu sur le dispositif de la fiction qui se mêle tout au long de l’œuvre avec le réel. La référence à des faits «réels» a une fonction d’ancrage du récit dans la réalité. Désormais nous pouvons conclure que jamais ce genre d’écriture «autobiographique» chez Giono ne sera tout à fait

conforme aux règles du genre. Son écriture est à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Très souvent, Giono raconte les événements de sa vie en utilisant le

symbole et l’image aux dépens du récit des faits réels de sa vie.

1 Voir la 1èrepartie de cette étude. Il y a toute une dimension mythique dans l’œuvre de Giono en général, que ce soit au niveau des noms de personnages ou de l’évocation de certains images et thèmes bibliques.

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I. Histoire de vie et fiction

On peut reformuler ce titre autour de la question du genre: Autobiographie ou

roman? C’est ce que se demande Robert Ricatte dans sa « Notice »1. Dans Jean le

Bleu, il y a une certaine ambiguïté: d’une part, on y trouve tous les aspects de l’enfance « réelle » de Giono, et d’autre part, toute une dimension romanesque

imaginaire. Par exemple: dans la préface à cette œuvre, Giono lui-même dresse une liste des personnages réels et des personnages fictifs:

Il y a plus de vingt ans que j’ai écrit Jean le Bleu. J’ai autant

inventé ce livre-là que les autres ; l’invention y est cependant fondée plus qu’ailleurs sur le réel: j’étais un des personnages et

je racontais ma jeunesse. Il serait peut-être intéressant

néanmoins de départager un peu le réel et l’imaginaire

(II, p.1234-1236)

Jean le Bleu est le récit de l’enfance et de l’adolescence de Jean Giono ainsi que le récit de vie d’autres personnages: récits plus ou moins brefs mais qui

constituent eux-mêmes des « biographies » ou plus exactement des « portraits ».

L’importance de ce récit réside dans le lien qui naît entre le « moi » de l’auteur et les autres personnages. Ce rapport pourrait même aller jusqu’à s’identifier avec

eux2. De même, ces personnages prennent parfois quelques caractères qui les

identifient avec l’image du père de Giono. Par exemple: Odripano, Madame -la-Reine, Décidemment, qui sont les « initiateurs » de Jean, donc, « les doubles du père ».

1Ricatte, Robert, “Notice” sur Jean le Bleu, op.cit., p. 1210. 2Une idée que nous allons développer dans les chapitres suivants.

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L’histoire de vie de Jean racontée dans Jean le Bleu se rattache plus ou moins à

celle des personnages. Leurs vies mêmes constituent pour l’enfant une source d’imagination et d’identification. Dans Odripano, l’auteur retrouve en racontant

sa vie des points de vue sur la mort, la souffrance et l’amour. Il est pour Giono l’initiateur de la poésie. L’histoire de la vie de chacun de ces personnages peut

être considérée comme le prolongement de la sienne. Donc, le récit dans Jean le

Bleu n’est pas une suite des souvenirs sur l’enfance et l’adolescence de l’enfant, mais il forme plutôt une série d’épisodes ou de scènes qui mettent en valeur d’autres thèmes tels que l’éducation de l’enfant et son « initiation » au monde. On

s’aperçoit dans Jean le Bleu que Giono mêle l’autobiographie aux biographies imaginaires des personnages.

Giono est un grand inventeur d’histoires. Parfois, il invente l’histoire de sa propre vie. Chaque œuvre constitue un nouveau champ d’une nouvelle écriture du

« moi ». Le récit de vie ne semble pas être un but en soi pour l’auteur, car le

contenu des souvenirs par exemple ne varie pas d’un roman à un autre, ce qui

explique le besoin constant de l’auteur de montrer le penchant naturel de l’enfant aux rêveries et à l’imagination, ainsi que son initiation à la littérature, à la poésie

et à l’art. II. Le temps

Parler de son enfance exige des repères temporels précis. C’est imaginer une

progression du récit qui serait plus ou moins précise pour situer les événements

racontés. Mais ce n’est vrai qu’en partie de Jean le Bleu. La chronologie présentée

dans le récit n’est pas toujours claire: absence de date, événements situés souvent

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peu clairs de sa vie personnelle. A l’exception de l’épisode consacré à Louis

David (son ami d’enfance, mort sur le front), qui situe les événements après la guerre.

Dans Jean le Bleu, Giono choisit les événements les plus importants qui ont

marqué sa vie. Il ne s’agit pas à proprement parler de progression chronologique qui suit l’âge du personnage, car les marques temporelles sont souvent rares.

Quelques indicateurs seulement comme: « J’avais treize ans » (II, p.83). Les

autres indicateurs n’apportent pas de précision, car Giono ne se réfère pas à une

progression réelle des évènements. Les différents souvenirs ne sont donc pas liés à

des dates précises de l’âge du narrateur, mais plutôt aux sensations et aux sentiments éprouvés lors de ses expériences et ses rencontres qu’il fait et des amitiés qu’il lie avec les uns et les autres. C’est ainsi que l’on observe une

discontinuité temporelle qui rend parfois impossible au lecteur de suivre un événement chronologiquement. Les marques temporelles, quand elles existent, ne

permettent qu’une approximation, car l’accent est mis sur l’évènement vécu par le

personnage au niveau émotionnel, et non au niveau temporel:

Un soir, comme je revenais de l’école, c’était novembre, il me sembla soudain que le boulevard sentait la violette.

(II, p.61)

Il est question dans cet exemple de mettre l’accent non sur l’évènement mais

plutôt sur les sensations éprouvées par l’enfant. Donc les indicateurs (un soir, l’école, novembre) n’ont pas de fonction au niveau du souvenir réel, mais ils permettent l’ancrage de ce récit fictionnel dans le réel. L’utilisation du passé

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sont des artifices littéraire qui servent à ancrer la fiction dans le réel, et à lui donner une certaine « "vraisemblance" »1.

De même, il se trouve tout au long du récit des indicateurs temporels qui servent cette fois à situer les évènements dans le réel, par exemple: « le jour arriva où je devais retourner au collège » (II, p.118). Cette phrase met l’accent sur un

évènement important dans la vie de narrateur, ou il indique la saison: « le printemps arriva sur nous en deux ou trois coups de vent glacés » (II, p.75). Tous ces indicateurs ont un rôle narratif. Mais ils ne servent pas seulement à situer temporellement les évènements « réels » vécus par Jean ; ils servent également, et de la même manière, à situer les évènements « fictifs ». La narration des évènements fictifs se fait de la même façon que la narration des évènements « réels », procédé qui caractérise l’écriture gionienne.

Cependant, il y a peu de d’éléments qui indiquent l’évolution de l’enfant, son caractère ou son âge. Les évènements s’enchaînent sans suivre un ordre

chronologique marqué. Si les repères chronologiques ne sont pas tout à fait clairs,

c’est peut-être parce que l’auteur ne vise pas particulièrement à raconter la réalité

extérieure de sa vie (situer temporellement les événements), mais à montrer les différents événements qui ont marqué la vie intérieure de l’enfant.

Le souvenir n’est donc pas une remémoration qui nécessite de fournir des dates précises, des histoires authentiques, c’est un appel à l’imagination et à la création.

Giono essaie de (re)créer le monde de son enfance. Toute l’activité créatrice chez lui repose sur sa faculté d’inventer, grâce au don poétique qui mélange des

«sons», des « couleurs» et des « odeurs »:

1

Marzougi, Mohamed Hédi, Jean Giono: L’écriture du moi ou le portrait de l’artiste par lui -même, op.cit., p. 98.

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Dès qu’on connaît les pertuis intérieurs de l’air, on peut s’éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste

plus qu’à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui aident au départ; les sons, les couleurs, les odeurs qui donnent à l’air le

perméable, la transparence nécessaires qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. Pour moi,

il ne me faut qu’un feu de figeons secs dans la cheminée, une

saison blanchâtre avec des nuages sans figure, un peu de ce vent particulier qui saute en boule comme une perdrix, une pipe de gros tabac gris et je retrouve la grande rosace brillante, éperdue et pleine de cris que devint devant mes yeux malades l’atelier- femme de ma mère ce soir-là.

(II, p.63)

L’histoire de vie est, dans sa majorité, fictive, entre autres le cadre temporel comme l’indique Giono dans sa préface de Jean le Bleu: « la réalité ne dépasse

pas la fiction, elle l’atteint: la réalité est la fiction »1. L’auteur raconte donc le

passé et l’histoire du moi rêvés et recréés.

))). L’ici et le maintenant de la fiction

Le cadre spatio-temporel est mentionné dans le récit dès le début, par exemple:

(Sainte-Tulle, le Piémont, le mont Genèvre, l’auberge « Au territoire de Piémont ») (II, p. 3-4). Le Piémont: un lieu réel qui a un rapport direct avec

l’origine de l’auteur, est déplacé à Manosque. Il s’agit donc, comme c’est souvent le cas dans l’autobiographie traditionnelle, de parler de ses origines, mais Giono le fait ici d’une façon différente, celle de la fiction. Les autres repères qui désignent

d’autres lieux restent vagues et indéterminés. Par ailleurs, il n’y a pas

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d’indications temporelles sur l’époque où les évènements se sont passés dans ces

lieux.

La description de ces quelques lieux indiqués dans le récit n’a pas de fonction décorative, car ils cessent d’être un cadre du récit pour devenir le récit lui-même. Par exemple, quand Giono décrit la route au début de Jean le Bleu, nous constatons que la route est personnifiée, donc nous sommes en pleine fiction: c’est

une route qui « venait avec sa procession d’arbres », qui « chevauchait », qui « regardait par là-bas derrière» et qui « voyait », etc. (II, p.3). Cette route cesse

d’être décrite comme un lieu « réel » pour devenir un lieu « créé » dans

l’imaginaire de l’auteur.

L’emploi de l’adverbe « ici » [(elle venait jusqu’ici), (les peupliers s’arrêtaient

ici)] sert à l’ancrage du récit dans un cadre géographique réel. Il est aussi utilisé dans d’autres œuvres de caractère autobiographique, par exemple, Manosque-des-Plateaux et Ennemonde.

L’espace n’est pas présenté comme un décor immobile mais il participe à

l’action. Ce sont les lieux qui forment l’intrigue de l’action, ils forment un tableau mobile qui se place au centre de l’action. C’est tout un travail du style et du

langage que Giono emploie pour constituer cette scène originale du roman. Il procède à un glissement dans le texte, d’une pure description du récit de souvenirs

vers la description personnifiée. Ce glissement de la biographie au romanesque

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