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4. L E CADRE NARRATIF ET ARGUMENTATIF DE LA PLAINTE POUR HARCÈLEMENT PSYCHOLOGIQUE

4.5 Narration et argumentation

Après avoir décrit la narration comme une activité de communication par laquelle une personne exprime sa compréhension du réel, examinons maintenant dans quelle mesure l‘acte de raconter peut avoir une valeur argumentative. Les contributions de Fisher et Ricoeur nous ont permis de dissiper l‘approche naïve consistant à entendre la narration comme la simple relation des faits. Danblon (2008), dans Argumentation et narration, ouvrage impliquant diverses contributions dans le domaine, fait un retour à la Rhétorique d‘Aristote dans l‘introduction de l‘ouvrage, afin de mettre en lien narration et rhétorique.

D‘un côté, la narration a pour fonction de représenter des évènements, de donner du sens à une situation, de construire un récit auquel une communauté, ou un individu peuvent s‘identifier. […] De son côté, la Rhétorique d‘Aristote, qui a cherché à concilier le souci de validité de l‘argumentation avec ses

manifestations empiriques, a remarqué qu‘il existait des domaines de l‘argumentation dans lesquels la fonction narrative occupait une place de choix. On se souviendra, à cet égard, que, pour Aristote, l‘argument privilégié du genre délibératif était l‘exemple, c‘est-à-dire le récit d‘un évènement marquant pour la communauté. Au cœur même du système rhétorique, l‘argument privilégié de la délibération est une narration. (Danblon, 2008, p. 9-10)

L‘argument par l‘exemple chez Aristote constitue un élément qui milite en faveur du lien « narration et argumentation ». Le récit d‘un incident vécu, par l‘exemple, se concrétise par la narration et cherche à influencer l‘auditoire auquel il s‘adresse. Ajoutons à cet élément précis de la preuve rhétorique, les questions de l‘ethos (la façon avec laquelle une personne se présente à son interlocuteur) et du pathos (les émotions suscitées chez l‘auditoire) qui seront traitées largement dans un chapitre ultérieur.

Précisons pour le moment, que dans le cadre de la rencontre initiale, la question de l‘ethos du plaignant peut avoir un impact important sur l‘interaction : la façon dont le narrateur présente son récit des évènements qu‘il associe à du HP influencera la compréhension de l‘enquêteur. Le récit, dans ce contexte, est gouverné non pas par sa forme ou son contenu, mais bien par sa fonction, tout en préparant l‘audience à la preuve d‘un argument favorisant le jugement escompté. « Put otherwise, a rhetorical narrative is a story that serves as an interpretive lens through which the audience is asked to view and understand the verisimilitude of the propositions and proof before it. » (Lucaites et Condit, 1985, p. 94) Ce sont conjointement le contenu du récit et sa forme rhétorique qui contribuent à assurer une relation efficace entre l‘audience spécifique à qui s‘adresse le récit, le contexte spécifique dans lequel se situent l‘interaction et le gain recherché.

Le récit qui se déroule dans un contexte de justice (incluant le contexte normatif du processus HP) a également une portée argumentative. Les faits rapportés dans le récit, mais aussi la manière dont ils sont présentés, font ainsi partie intégrante du dispositif rhétorique, car ils déterminent en partie la réussite ou l‘échec pour les personnes qui comparaissent en justice. Dans ce contexte, les faits rapportés peuvent être exacts et le requérant sincère, il n‘en échouera pas moins à faire valoir sa cause lorsqu‘un « doute raisonnable » subsistera dans l‘esprit d‘un juge ou d‘un enquêteur. C‘est en quelque sorte la

vérité qui se décèle dans le discours des uns et des autres en lien avec leur crédibilité. « L‘idée de « narration », c‘est-à-dire d‘une partie du discours consacrée à rendre les faits présents à l‘esprit de l‘auditeur, peut alors prendre de l‘importance pour la théorie de l‘argumentation. » (Dupont, 2008, p. 96) Les faits ne se trouvent plus ramenés à leurs seules finalités, mais à celle de l‘adhésion de l‘auditeur dans un contexte dialogique et de l‘exigence d‘une certaine efficacité.

Comme dernier « argument » contribuant à supporter notre hypothèse de départ quant au registre rhétorique adopté par le plaignant dans le cadre de son récit HP, nous proposons d‘examiner le concept de la « rhétorique du récit ». Rodden (2008) pose la question sur la façon dont les récits argumentent par eux-mêmes. Comment les histoires convainquent-elles leur auditoire, comment le récit est-il apprécié par les auditeurs? Rodden est particulièrement préoccupé par le « comment » de la rhétorique du récit. « Our conception of a dynamic speaker-listener relationship, with the speaker helping to shape the communicative act as the speaker adapts to the listener‘s ongoing reactions, directly raises the question of how rhetoric works, how it convinces audiences. » (Rodden, 2008, p. 153) Selon lui, cet ajustement du narrateur aux idées de son auditoire se situe dans un continuum : à un pôle, nous avons un accommodement total au point de vue de l‘audience (dire ce que les gens veulent entendre) et à l‘autre pôle, une extrême intransigeance (les faits parlent d‘eux-mêmes ou le point de vue du narrateur est le seul raisonnable). Ainsi, la personne qui veut convaincre devra toujours ajuster ses idées (et sa personne) à ses auditeurs et ces derniers se trouvent à évaluer constamment si cette dernière est à la hauteur de la situation. Nous revenons ainsi à l‘interaction impliquée par le récit : l‘image projetée par le narrateur (ethos) tout au long de son discours en interaction avec les impressions et les ajustements des interlocuteurs concernés a manifestement une grande importance.

Cet examen orienté sur la question de la narration et de l‘argumentation nous permet de développer une intuition quant au registre rhétorique adopté par le plaignant dans son récit HP. Le paradigme narratif de Fisher situe le récit comme une représentation de l‘expérience vécue qui oriente la position du narrateur. Ricoeur, par son concept de l‘identité narrative, ajoute à cette dimension d‘évaluation l‘idée du récit qui construit en

quelque sorte l‘identité du narrateur. Si le récit porte sur le soi du raconteur, l‘identité de ce dernier s‘y construit donc avec son ethos, son pathos et son logos. Le message révèle ainsi les aspects essentiels de l‘identité (narrative) du sujet. La narration implique ainsi une forme de revendication, qui reflète un point de vue particulier de la personne. Cette requête investie dans la narration du plaignant se fait, à notre avis, souvent de façon implicite. Un peu comme si le processus rhétorique se mettait en place tout au long du récit du plaignant, tout en ne spécifiant pas la revendication explicitement (vous devez considérer ma plainte comme recevable). Manifestement le message implicite, voulant que l‘analyse effectuée par le narrateur soit celle que l‘enquêteur devrait adopter, teinte le récit de la rencontre initiale qui relève du registre de la rhétorique.