• Aucun résultat trouvé

5. L A PLACE DES ÉMOTIONS EN ARGUMENTATION

5.1 L‘émotion comme jugement de valeurs chez Nussbaum

La question des émotions dans l‘argumentation, débattue depuis la rhétorique ancienne, est passablement complexe. Dans la littérature philosophique, peu de place est accordée au rôle des émotions et à leur possible légitimité. « Le domaine de l‘argumentation pure s‘est redéfini historiquement par son rejet des affects et de l‘engagement de la personne dans son discours. Pour fonder sa prétention à la vérité, le discours argumentatif devrait être impassible et impersonnel. » (Ibid. p. 92) Nous avons vu précédemment que la situation dénoncée par le plaignant est fortement imprégnée d‘émotions diverses et il s‘avère que la reconnaissance de leur validité ne peut être actualisée avec cette méfiance répandue quant à leur raison d‘être. Comme notre recherche se veut exploratoire et compréhensive, nous miserons donc sur la reconnaissance et l‘acceptation de la place des émotions dans l‘échange argumentatif qui nous concerne, pour mieux en analyser l‘impact dans le contexte de la rencontre initiale.

Parmi les auteurs qui ont traité de la question des émotions, mentionnons plus particulièrement Martha Nussbaum, philosophe américaine, qui se démarque par sa

position critique à l‘endroit du discours préconisant le détachement et la mise à l‘écart des émotions pour assurer un jugement rationnel et admissible. Nussbaum favorise une approche cognitive de l'émotion avec une attention particulière à la dimension évaluative et morale de celle-ci. Elle analyse les arguments de la critique rationaliste qui rejette les émotions, sous prétexte que celles-ci s'appuient sur des croyances fausses ou non fondées. Selon la position des philosophes rationalistes ou stoïciens, qui valorisent le détachement et l'autosuffisance, les émotions sont considérées comme dépendantes d'évènements extérieurs non contrôlés par la vertu ou la volonté rationnelle. Les émotions « dépeignent la vie humaine comme quelque chose d‘incomplet et d‘indigent. » (Nussbaum, 1995, p. 26). L‘emprise qu‘elles exercent sur nous tient au fait que les gens placent des éléments de leur bien (liens avec les êtres chers, leur réseau) à l‘extérieur d‘eux-mêmes. Ces attaches contribuent ainsi à faire de la vie humaine « une affaire vulnérable, dans laquelle un contrôle rationnel total n‘est ni possible ni même vraiment souhaitable. » (Ibid., p. 27) Dans ce contexte, l‘émotion constitue un jugement de valeur face au monde extérieur, sur lequel nous n‘aurions pas de contrôle.

5.1.1 L’émotion considérée comme partie intégrante de la réflexion éthique

Pour Nussbaum, les émotions ne peuvent être ignorées ou proscrites puisqu‘elles sont intrinsèquement liées à notre jugement et, de ce fait, à notre réflexion éthique.

Instead of viewing morality as a system of principles to be grasped by the detached intellect, and emotions as motivations that either support or subvert our choice to act according to principle, we will have to consider emotions as part and parcel of the system of ethical reasoning. (Nussbaum, 2001, p. 1).

Dans son livre, Upheavals of Thought (2001), Nussbaum réfute cette conception des émotions que l‘on associe à une manifestation incontrôlée en dehors de soi, en proposant une description des émotions en quatre éléments :

1) Les émotions sont « à propos de quelque chose » (about something), elles ont un objet; les peurs ou les craintes sont reliées à une situation à une personne. La peine vécue suite au décès d‘un proche est dirigée vers cette personne.

2) L‘objet de l‘émotion est intentionnel (intentional object); ce n‘est pas l‘identité de l‘objet qui détermine mon émotion, mais bien la façon dont je perçois cet objet.

3) Les émotions n‘incluent pas uniquement notre façon de voir l‘objet, mais également nos croyances, souvent très complexes, envers celui-ci. « In order to have fear – as Aristotle already saw – I must believe that bad events are impeding; that they are not trivially, but seriously bad; and that I am not entirely in control of warding them off. » (Ibid., p. 30)

4) Finalement, l‘intentionnalité et les croyances des émotions sont influencées par nos valeurs. La façon dont nous percevons l‘objet est investie par une échelle de valeurs propre à chacun.

Ainsi, l‘émotion est en fonction de la perception d‘une situation concrète et des croyances. La colère d‘une personne n‘est pas simplement une pulsion du corps; elle est dirigée vers quelqu‘un qui est vu comme lui ayant fait du tort. Rappelons-nous de l‘importance la perception en ce qui concerne le harcèlement psychologique; par exemple, dans un contexte où une manifestation d‘un gestionnaire peut être jugée abusive par certains employés ou insignifiante par d‘autres. Pour Nussbaum, les émotions sont en bonne partie des façons d‘apprécier et cet apport est relié directement à notre contexte de recherche où, on l‘a vu, le récit HP est empreint de jugements, de croyances et d‘émotions.

5.1.2 L’émotion comme jugement de valeur et l’enquête pour harcèlement psychologique L‘émotion comme jugement de valeur nous permet de faire le lien avec les enjeux présents dans l‘interaction plaignant-professionnel décrite précédemment. Soulignons que la définition de l‘émotion chez Nussbaum apporte un bon éclairage au travail d‘enquête en harcèlement psychologique, que ce soit pour la compréhension des émotions vécues chez le plaignant ou chez le professionnel, les émotions référent aux croyances de chacun et résultent d‘une évaluation basée sur leurs propres valeurs. Par exemple, nous pouvons supposer qu‘un plaignant décrivant son sentiment d‘injustice vécu dans le cadre d‘une

situation de possible harcèlement appuie cette affirmation sur sa notion personnelle de ce qu‘est la justice. Nous rejoignons ici la question de la perception; une autre personne devant la même situation ne vivrait possiblement pas ce sentiment d‘injustice, mais plutôt un sentiment d‘abandon, référant à sa propre histoire et à ses propres valeurs. De là, le défi pour le professionnel de décoder cette description du monde émotif basé sur les perceptions qui se présente à lui.

Ajoutons à ce premier défi, celui de la reconnaissance des émotions chez le professionnel. Ici, nous pourrions faire un parallèle avec les propos de Plantin (2005) sur la position du chercheur dans une interaction empreinte d‘émotions que nous avons examinée précédemment au point 4.2.4. Les deux types de réaction chez l‘enquêteur peuvent se situer également aux deux extrêmes : d‘un côté, il se coupe de ses émotions et ne manifeste aucune empathie pour le plaignant et de l‘autre, il est empathique de façon excessive tout en s‘identifiant au plaignant avec qui il se trouve en fusion d‘une certaine façon. Bien sûr, la position de l‘enquêteur se trouve généralement entre ces deux pôles. Toutefois, notre expérience de ce milieu de pratique nous a permis de constater que la réflexion sur les émotions vécues par l‘enquêteur est malheureusement peu examinée et contraste passablement avec l‘omniprésence du registre émotif pour le plaignant dans le cadre de la rencontre initiale. Dans la pratique HP, nous avons constaté à plus d‘une reprise la tendance à atténuer l‘impact possible des émotions chez l‘enquêteur. Des réflexions du type : Moi, j’ai arrêté de me compliquer la vie avec ça et je m’en tiens aux faits, confirment que ce questionnement est considéré superflu et embarrassant pour certains de ces professionnels. Par contre, à l‘opposé, nous avons pu être témoins à quelques reprises d‘une prise en compte d‘un juste équilibre entre la position d‘écoute empathique et d‘analyse équitable menant à la prise de décision. Cette recherche du juste équilibre pourrait être rappelée éventuellement à la lumière des résultats de l‘analyse de notre corpus. Les entrevues nous renseigneront sur la position de l‘enquêteur face à la charge émotive, souvent intense, des arguments apportés par le plaignant.