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Introduction : Du premier romantisme allemand au symbolisme français et russe

Chapitre 4 Naissance du symbolisme

La partie précédente de la thèse a révélé les croisements entre deux notions littéraires importantes à la fin du XIXème siècle : symbolisme et décadisme. Pour en exposer le contexte socioculturel, il est important de confronter ces deux définitions car elles sont souvent associées par les contemporains mais possèdent des connotations différentes. Parallèlement, cela permet au présent travail de retracer l’aspiration des fondateurs du symbolisme, qui vont peu à peu dépasser les frontières esthétiques. L’étude des premiers symbolistes français et russes, parmi lesquels Minsky, continue cette première approche. D’abord, dans ce chapitre nous tâcherons de montrer le processus d’affirmation théorique du symbolisme dans les deux pays. Ainsi, nous tâcherons de montrer que Minsky, avant Brioussov, s’inspire de l’œuvre des maîtres français.

§ 4.1. En France

Il nous semble nécessaire de commencer ce chapitre par la question du cadre temporel du symbolisme français, résumant les faits historiques évoqués. Nous mettrons en relief trois étapes principales de l’histoire de la formation du symbolisme français en tant que mouvement littéraire.

4.1.1. Le cadre temporel du symbolisme français

La première étape de la nouvelle tendance littéraire en France s’affirme quand Mallarmé organise en 1877 le salon littéraire à Paris, rue de Rome. La date et l’adresse des premières rencontres sont confirmés par plusieurs chercheurs, comme Roger Bellet dans son livre Stéphane Mallarmé : l’encre et le ciel (1993) ou encore Pascal Durand dans son article « 89 rue de Rome. Le rituel des “Mardis” mallarméens » (1999)279. Ces chercheurs décrivent les réunions littéraires où se rassemblent tous les mardis les jeunes

279 Cf. : DURAND P., « 89 rue de Rome. Le rituel des " Mardis " mallarméens », in Art & Fact, (1999), no 18, p. 113 ; BELLET R., Stéphane Mallarmé: l’encre et le ciel, Seyssel, Champ vallon, 1993, p. 213.

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poètes – René Ghil, Gustave Kahn, Henri de Régnier et d’autres. En 1885 le « cercle » de Mallarmé s’élargit et s’affirme pour pouvoir proclamer pleinement son existence. À ce moment-là, comme l’affirme Guy Michaud dans Message poétique du symbolisme : « Maeterlinck comme Verlaine scrute ses plus subtiles émotions, explore l’inconscient et les profondeurs de l’âme ; Mallarmé précède Valéry dans la densité, l’obscurité au moins apparente, un certain goût de la préciosité et de l’arabesque ; les langueurs de Régnier, de Samain se répondent ; après Rimbaud, René Ghil et Saint-Pol-Roux s’engagent vers l’instrumentation verbale et la poésie des images ; Gustave Kahn cherche un vers libéré, une forme révolutionnaire280. » Par cette affirmation Michaud souligne les quêtes littéraires de la fin du XIXème siècle, l’aspiration des auteurs aux changements et leur désir de se distinguer.

Baudelaire écrit dans une lettre à sa mère : « Il y a du talent chez ces jeunes gens ; mais que de folies !... Je n’aime rien tant que d’être seul. Mais ce n’est pas possible, et il paraît que l’école Baudelaire existe281. » Dans ce petit extrait il évoque deux faits importants : premièrement, il ne veut rien avoir en commun avec les jeunes auteurs ; deuxièmement, « l’école » de Baudelaire trouve sa réflexion dans l’œuvre des poètes de la génération ultérieure. Par conséquent, les symbolistes prennent pour base la volonté baudelairienne de surprendre et de modifier la tradition littéraire, en y ajoutant leur propre vision du monde.

Nous estimons que le symbolisme français s’affirme définitivement comme un mouvement littéraire au moment où apparaît le nom de « symbolisme » et son manifeste – celui de Jean Moréas. En Russie, cette étape a été montrée par Innokenti Annenski (1855 – 1909) qui écrit à ce sujet dans le Livre de reflets [Книга отражений, 1906] : « C’est Paul Bourde qui a pour la première fois nommé décadents ces poètes le 6 août 1885, dans le journal Le Temps. Quelques jours après, Jean Moréas lui a répliqué dans le journal XIX siècle que si l’on avait tellement besoin d’une étiquette, il serait plus juste de nommer symbolistes ces nouveaux versificateurs282. » Notons qu’Annenski, dans ce livre, paru pour la première fois en 1906, indique l’année 1885 comme centre de ces événements, dans ce paragraphe nous parlerons de la réaction de Moréas qui s’est exprimée en 1886.

280 MICHAUD G., Message poétique du symbolisme, 1947, op. cit., p. 16.

281 Cité par TABARANT A., La vie artistique au temps de Baudelaire, Mercure de France, 1963, p. 370.

282 ANNENSKIJ I.F., Knigi otraženij, Moskva, Nauka, 1979, p. 336. – « В первый раз <...> поэтов назвал декадентами Поль Бурд в газете “Le Temps” от 6 августа 1885 г. А спустя несколько дней Жан Мореас отпарировал ему в газете же “XIX siècle”, говоря, что если уж так необходима этикетка, то справедливее всего будет назвать новых стихотворцев символистами. »

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L’année 1886 est significative pour le développement du symbolisme. Il est tout d’abord marquée par l’apparition de petites revues : en avril Anatole Baju lance la revue Le Décadent ; puis paraissent les revues La Vogue (à orientation symboliste à partir de 1887) et Le Symboliste (dirigé entre autres par Jean Moréas). Quelques mois plus tard, René Ghil crée la revue La Décadence artistique et littéraire. La même année, le même auteur publie Le traité du Verbe dont la préface est écrite par Mallarmé. Les premiers recueils de poèmes où se dévoilent les principes du symbolisme sont : Les Cantilènes (1886) de Moréas ; Le Prisme (1886) de Sully Prudhomme ; Apaisement (1886), Sites (1887) d’Henri de Régnier ; etc. Parallèlement en septembre 1886 Jean Moréas publie dans le Figaro un article intitulé « Un Manifeste littéraire. Le Symbolisme » qui devient l’explication théorique du nouveau mouvement littéraire. Dans son « Manifeste » Moréas formule pour la première fois les principes du nouvel art d’une façon exacte et cohérente. Ce texte sert à constater un fait déjà accompli et à élucider un tournant littéraire survenu. Moréas a mis plus en évidence la différence entre le symbolisme et la décadence. Il a proposé de ne pas considérer ce dernier comme faisant partie du processus littéraire. Il considère Baudelaire comme le précurseur du « courant actuel » (c’est-à-dire du symbolisme qui, selon Moréas, est désigné à tort comme décadence), et il nomme Mallarmé et Verlaine parmi ses continuateurs. Selon l’avis de Jean-Nicolas Illouz exposé dans l’article « Les manifestes symbolistes », le manifeste de Moréas « n’a pourtant rien en lui-même de très remarquable : relativement timide dans ses propositions, il récupère au profit de son signataire les débats théoriques qui ont déjà eu lieu avant lui283… » Il est donc légitime de poser la question de l’usage que l’auteur faisait des mots « décadence » et « décadent » dans ce texte. Moréas écrit :

« Une nouvelle manifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d’éclore. Et toutes les anodines facéties des joyeux de la presse <…> ne font qu’affirmer chaque jour davantage la vitalité de l’évolution actuelle dans les lettres françaises, cette évolution que des juges pressés notèrent, par une incroyable antinomie, de décadence. Remarquez pourtant que les littératures décadentes se révèlent essentiellement coriaces, filandreuses, timorées et serviles : toutes les tragédies de Voltaire, par exemple, sont

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marquées de ces tavelures de décadence. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école284 ? »

Notons que Moréas parle de la décadence comme d’une école, ce qui prouve qu’elle a été perçue en tant que phénomène artistique à part entière, d’autant plus qu’elle est justement présentée comme signe d’une évolution littéraire. L’appellation de « décadence », c’est-à-dire de « déclin », lui apparaît alors comme un oxymore inopportun. Les considérations de Moréas au sujet des œuvres de Voltaire montrent que les caractéristiques du style décadent, associées par ses adversaires à un « déclin », peuvent en réalité être les signes d’une « renaissance ». Pour cette raison il propose par la suite d’appeler ce nouveau courant « symbolisme ».

Moréas affirme dans son article : « Nous avons déjà proposé la dénomination de symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l’esprit créateur en art. Cette dénomination peut être maintenue285. » Moréas déclare que l’Idée, son symbole inconcevable, est la notion la plus importante dans l’art symboliste. En l’investissant dans une forme poétique complexe, les symbolistes éloignent le lecteur de la vie quotidienne, ouvrant devant lui un chemin vers l’ineffable.

Le « Manifeste » de Moréas contient également un intermède du « Traité de Poésie Française » où Théodore de Banville discute avec le Détracteur de l’école symboliste. La scène illustre les idées exposées dans l’article de Moréas : elle ridiculise ses contemporains qu’Huysmans qualifiait d’« esclaves savants de la sagesse misérable de la Sorbonne » : « Oh ! ces décadents ! Quelle emphase ! Quel galimatias ! Comme notre grand Molière avait raison quand il disait : “Ce style figuré dont on fait vanité / Sort du bon caractère et de la vérité”286. ». Manifestement offusqué par l’article de Moréas qui a rejeté le terme « décadence », René Ghil, secrétaire de la rédaction du journal La Décadence artistique et littéraire, a réagi avec véhémence à cette publication, traitant Moréas d’imitateur en prétendant que son « Manifeste » ne faisait que reformuler l’idée de Mallarmé sur le symbole. L’année 1886 correspond donc à la naissance de l’antagonisme important entre Moréas soutenant le symbolisme et Ghil faisant l’apologie de la décadence. Les décadents se sont divisés en deux camps. La contradiction la plus importante consiste, de notre point de vue, en l’absence d’unité d’approches littéraires,

284 MOREAS J., « Un Manifeste littéraire », op. cit., p. 150.

285 Ibid., p. 2.

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par ailleurs, ce phénomène mène à une diversité plus complexe mais attirante pour leurs lecteurs.

Édouard Dujardin (1861 – 1949) souligne la prédominance du symbolisme sur le décadisme dans son livre Mallarmé, par un des siens. Il affirme : « Le symbolisme ne se forma guère qu’à partir de l’année 1886 : les décadents furent les précurseurs des symbolistes ; mais beaucoup de symbolistes commencèrent par être des décadents, et le décadentisme ne fut que le bouillonnement éphémère avant-coureur du grand mouvement poétique qu’a été le symbolisme287. » Remarquons que Dujardin emploie le terme décadentisme que nous ne trouvons dans aucun autre texte de cette époque. Nous supposons que le poète voulait souligner que l’intérêt du décadentisme ne consistait qu’à anticiper le symbolisme.

Néanmoins, le symbolisme devient un mouvement, comme le souligne justement Claude Puzin dans son ouvrage Le symbolisme, « avec une cohérence, même éphémère ou illusoire, avec des théories stables, voire des dogmes288. » Pour le terme de « symbolisme » le dictionnaire Littré propose la définition suivante : « Le symbolisme est l’état de la pensée et de la langue, dans lequel les dogmes ne sont exprimés que par des symboles289. » Pour compléter cette affirmation il est nécessaire d’y ajouter un extrait de l’article « Qu’est-ce que le symbolisme ? » (1894) de Saint-Antoine : « Et le symbole, à son tour, est la figure ou l’image employée comme signe d’une chose290. » Nous nous heurtons à la notion de dogme qui comprend la vérité incontestable d’une doctrine. En outre, il est impossible de comprendre la spécificité de la poésie symbolique en se basant uniquement sur la théorie du symbole. Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et Mallarmé indiquent aux symbolistes les contours principaux pour des recherches poétiques et philosophiques.

Avant tout, dans l’esthétique symboliste se révèle la définition du monde de l’Idée. La véritable existence poétique est celle de l’indicible, de l’inaccessible dont le poète doit devenir « translateur ». Il en résulte que la poésie crée une voie vers une compréhension synthétique du monde. En conséquence, il s’agit de créer de nouvelles formes d’expressions aptes à traduire le rythme des sensations fuyantes et insaisissables. La suggestion, les associations, le jeu des couleurs doivent susciter la poésie de l’humeur, les

287 DUJARDIN É., Mallarmé, par un des siens, Paris, A. Messein, 1936, p. 211.

288 PUZIN C., Le symbolisme, 2002, op. cit., p. 11.

289 BEAUJEAN A., Dictionnaire de la langue Française: abrégé du dictionnaire de littré, Paris, Librairie Générale Française, 1990, p. 2195.

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pressentiments secrets, de la profondeur. Pour les nouveaux poètes, pour Rimbaud notamment, la création artistique est une expérience dont on est soi-même l’objet (la création de la vie). Au cours de cet empirisme tous les sens doivent être impliqués simultanément. L’art ne devient total que grâce à l’union de la poésie, de la musique et de la peinture. Enfin, pour mieux transmettre la synthèse des arts, il faut inventer une nouvelle langue et un nouveau style. L’émancipation de la syntaxe, la combinaison inédite des sons et des images voilées concourent à créer la musicalité de la phrase. Ces principes essentiels avancés par quatre maîtres du symbolisme français et leur compréhension par Minsky seront examinés au cours de la présente thèse.

En guise de conclusion, indiquons le cadre temporel du symbolisme français. Tout d’abord, si l’année 1857, où paraît Les fleurs du mal de Baudelaire, est à l’origine de l’apparition d’une nouvelle poésie, les bases d’un nouveau mouvement littéraire sont posées dans l’œuvre de Rimbaud et de Verlaine dans les années 1871 – 1873. À partir de 1877 les nouveaux poètes se réunissent dans le salon de Mallarmé situé rue de Rome à Paris. La formation aboutit à la publication du manifeste de Jean Moréas en 1886 où les nouveaux poètes sont nommés « symbolistes ». Remarquons que dans la plupart des cas, les œuvres sont suivies de manifestes littéraires qui illustrent des tendances et des pratiques déjà existantes. Par un manifeste on entend un texte plutôt collectif qu’individuel, même s’il est écrit par une seule personne. Puis le début des années 1870 nous considérons comme la date de la naissance du symbolisme en France. La deuxième étape, située entre les années 1887 et 1891 est marquée par l’effervescence et l’affirmation des positions littéraires des symbolistes. Nous tacherons d’exposer dans la section suivante le processus d’affirmation des théories symbolistes en France, et plus précisément la vision des représentants du mouvement à travers les interviews de Jules Huret. À la fin de la présente thèse nous essayerons indiquer les raisons du déclin du symbolisme français qui est avéré à partir des années 1890 puis 1900.

4.1.2. Les théories symbolistes en France

Au tournant des années 1880 – 1890, les symbolistes procèdent à l’affirmation de leurs positions littéraires. Georges Vanor publie l’article L’art Symboliste (1889), Charles Morice crée La littérature de tout à l’heure (1889) où pour la première fois se trouvent des

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conclusions importantes sur la nouvelle poésie. La même année paraissent des revues telles que La Plume et Le Mercure de France qui tentent, ainsi que la revue La Vogue, d’expliquer le mieux possible les changements en cours.

L’année 1891 a une grande importance pour les symbolistes, avant tout car ils obtiennent une évaluation positive de la part d’un critique littéraire adepte du classicisme français, l’éminent Ferdinand Brunetière (1849 – 1906) qui publie l’article « Le symbolisme contemporain » dans la Revue Des Deux Mondes. En outre, pour la première fois, Brunetière reconnait le pouvoir de l’art symboliste qui persiste en 1888. Il écrit l’article « Symbolistes et décadens » (l’orthographe de l’auteur est conservée) dans la même Revue Des Deux Mondes où le critique affirme : « On croit en eux <…> on trouve en eux des “effets”, des “beautés”, des “profondeurs”, que n’ont point tous les autres291… » L’auteur exprime sa confiance en ce nouveau mouvement, et cherche à l’encourager. Trois ans plus tard, Brunetière présente l’article « Le symbolisme contemporain » où il parait plus réservé. Après avoir analysé les idées majeures de ce mouvement, il arrive à la conclusion que « … la valeur des idées critiques de nos symbolistes est entièrement indépendante de celles de leurs œuvres ; j’ai tâché de montrer qu’elle était réelle ; et, si j’y ai réussi, on conviendra que cela valait mieux peut-être que d’en rire292… » Cette phrase permet de saisir la profondeur de la problématique autour de la perception des symbolistes. Brunetière indique tout d’abord qu’ils sont ouverts à l’art : ils ne s’enferment pas dans le monde de leurs œuvres mais procèdent à l’analyse et à la critique d’autres auteurs. Puis il souligne qu’une seule partie des contemporains prend conscience de l’importance des positions littéraires du nouveau mouvement, les autres les ridiculisent ou l’opposent à d’autres courants littéraires. En outre, le ton de l’article permet de supposer que les symbolistes choquent moins le grand public.

Le public s’est tellement habitué à ce mouvement qu’il obtient la reconnaissance de critiques littéraires. Parallèlement, le journaliste Jules Huret (1863 – 1915) procède à l’interview de plusieurs écrivains, dont les symbolistes. Ces « reportages expérimentaux293 », comme Huret les nomme lui-même, n’ont pas pour objectif de délimiter les mouvements littéraires de la fin du XIXème siècle mais d’en élucider leurs

291 BRUNETIERE F., Symbolistes et décadens, Revue Des Deux Mondes, http://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/symbolistes-et-decadens/, 11/1888, p. 214. Consulté le 13/02/2017.

292 BRUNETIERE F., Le symbolisme contemporain, Revue Des Deux Mondes, http://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/le-symbolisme-contemporain/, 04/1891, p. 692. Consulté le 13/02/2017.

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enjeux. En 1891, les interviews sont réunies dans le livre L’Enquête sur l’évolution littéraire, dont la structure provoque déjà une confusion. Les symbolistes et les décadents sont unis ; Huysmans figure parmi les naturalistes ; Baju n’y est même pas présenté, etc. Dans l’avant-propos de la première édition, Huret explique son mode de catégorisation : « …non d’après leurs intérêts et leurs doctrines, mais selon les attitudes d’esprit manifestées sous mes yeux294. » Pour cette raison apparaît la classification des bénins et des bénisseurs, des acides et des pointus, des autres. L’un des poètes, Jean Richepin (« indépendant » selon la classification d’Huret) donne son avis sur cette division : « Elle m’a seulement évoqué le tableau d’un marécage pestilent, aux eaux de fiel, où se dressent quelques taureaux et où ruminent quelques bœufs, tandis qu’entre leurs pieds s’enflent des tas de grenouilles coassant à tue-tête : “Moi, moi, moi !”295 » Dans le circuit littéraire d’aujourd’hui l’enquête n’est pas reconnue, probablement à cause de son ton léger et la forme de l’interview journalistique296.

Huret aborde avant tout la question des écoles littéraires contemporaines, des courants et des nouvelles tendances littéraires. La question clé parait donc logique : Existe-t-il une école ou un mouvement symboliste ? Jean Moréas fait partie des premiers à réagir :

« Nous avons maintenant l’école symboliste qui est une école comme toutes les autres écoles d’où sortirent tant de poètes dont les Muses françaises s’honorent. Maintenant, dans chaque école il y a quelques poètes qui ont du talent, ce qui est bien, et beaucoup qui n’en ont pas, ce qui est très naturel. Mais j’insisterai sur ceci : chaque fois qu’une nouvelle manifestation collective fait preuve de vitalité, c’est que la manifestation antérieure est usée et devient malfaisante pour le renouvellement de l’esprit créateur en art ; appelez ça mouvement, manifestation ou école, c’est indifférent. Mais appelons ça École, c’est plus court et plus net297. »

Moréas souligne le fait que la littérature contemporaine a besoin de transformations radicales et le symbolisme répond à cette nécessité. Le poète marque qu’il est l’un des premiers à constater ces changements dans son manifeste (1886), il se place ainsi en tête du mouvement. Selon Moréas, chaque regroupement d’adeptes littéraires peut être

294 Ibid., p. XVIII.

295 Ibid., p. 369.

296 Le livre n’a jamais été publié en russe, et nos traductions, présentées dans l’Annexe n° 5, pourraient servir de base à la réalisation d’un tel projet. Nous y avons choisi les textes dédiés aux symbolistes et décadents.

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nommé « école ». En revanche, cinq ans après la parution de son texte, la question sur le regroupement des poètes existe toujours. Son manifeste ne réussit donc pas à réunir les nouveaux auteurs. Au contraire, comme nous l’avons déjà indiqué, les cercles littéraires se disloquent en groupes d’écrivains qui s’opposent les uns aux autres et qui avancent leur propre théorie esthétique. Ils n’ont pas l’intention de créer une école unique. En réponse à la question d’Huret, Adrien Remacle expose clairement son opinion