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Ma thèse de Doctorat soutenu à l’EHESS en 1993 fut reprise dans une version revue, corrigée et sensiblement modifiée et développée,

dans mon ouvrageNaître et grandir chez les Albanais(Doja 2000a), qui

a aussi intégré une bonne partie de mes travaux antérieurs portant sur l’analyse anthropologique sociale et culturelle des représentations collectives et des pratiques symboliques relatives à l’enfance dans la société albanaise. L’étude du système des formes d’expression orale et de représentation symbolique est conduite d’un point de vue socio-anthropologique et ethnolinguistique éclairant les processus de construc-tion identitaire et de socialisaconstruc-tion. L’analyse a débouché sur l’hypothèse que l’ampleur et la diversité des relations et des valeurs sociales, cultu-relles et identitaires reposent largement sur les processus éducatifs symboliques et non-institutionnalisés.

Le besoin et l’exigence de représenter par une démarche symbolique et d’organiser de façon rituelle le processus naturel de la naissance comme le processus culturel de la socialisation sont inhérents à toutes les sociétés humaines. Elles ont toujours cherché à transmettre l’expérience collective à travers l’ensemble de leurs traditions. Autour de ces événements dont dépend la continuité de la communauté, autour de ces moments importants où l’organisation sociale rencontre l’existence individuelle, toutes les sociétés ont élaboré des représenta-tions collectives et des formes symboliques multiples et variées.

Par une démarche anthropologique coordonnant la documentation empirique à l’interprétation théorique ainsi que l’examen logique à la perspective historique, j’ai voulu contribuer à une appréhension de la valeur culturelle des représentations collectives et des formes d’expression symbolique liées aux traditions de la naissance et de la socialisation dans l’interdépendance de leurs aspects sémantiques, fonctionnels et morphologiques, avec les relations sociales, spirituelles et culturelles auxquelles elles se sont référées. Ce rapport interactif est recherché dans le processus de revalorisation historique et idéologique des valeurs culturelles de l’univers symbolique, moral et artistique de ces traditions et de leurs références dans la vie sociale et les intentions humaines, ainsi que dans l’interaction avec la structure de l’organisation sociale.

La relation systématique des traditions de la naissance et de la socia-lisation aux autres formes d’activité pratique, dans toutes les facettes de la vie sociale et culturelle, a défini les rôles occupés dans ces traditions par les démarches rituelles et cérémonielles comme par les ouvertures artistiques et esthétiques. Les traditions de la naissance et de la sociali-sation comme celles des autres moments du cycle de la vie ou de

l’année, peut-être plus évidemment que dans d’autres cas, font ouvrir un éventail de recherche plus large, marqué par un rapprochement des fonctions éducatives avec les fonctions esthétiques, comme avec les fonctions sociales, morales, psychologiques et idéologiques.

Il n’y a qu’une approche interdisciplinaire qui puisse appréhender ces traditions spéciales, qui concernent pareils moments critiques en développement continuel, comme la naissance et la socialisation. L’anthropologie actuelle nous apprend à considérer les sociétés et les cultures dans leur totalité, comme des systèmes où tout se tient, où toute composante et toute représentation de la conscience sociale ne sont appréhendées et expliquées qu’à partir de l’ensemble dans lequel elles sont incluses. Les représentations collectives et les formes culturelles d’expression symbolique, qui se rapportent à pareils phénomènes comme la naissance et la socialisation, présentent divers aspects, qui peuvent sans doute être traités séparément ou l’un après l’autre, mais qui constituent cependant une réalité unique à plusieurs dimensions. J’ai tenté d’appréhender de façon synthétique dans son ensemble la variété considérable des conceptions et des pratiques, à l’aide desquelles les Albanais ont donné leur code culturel à la filiation biologique, à travers les différents aspects et les étapes successives de tout le processus de la naissance et de la socialisation.

Dans l’étude des traditions culturelles, parallèlement à l’analyse des fonctions et des valeurs morphologiques, j’ai également tenu compte des rapports avec la structure de la société et des relations récurrentes établies entre les individus en communauté. En plus, ces relations sont définies non seulement en considérant les traditions culturelles comme le produit des petits groupes ou des structures élémentaires de l’organisation sociale, mais aussi du point de vue du contenu que la vie sociale a apporté dans les relations de ces groupes et de ces structures en les englobant dans un système plus large, dans le système des relations sociales de la société globale. En reconsidérant ces traditions comme un phénomène social, culturel et institutionnel, il apparaît qu’elles ont un contenu plus complexe provenant de la vie culturelle et des relations sociales de toute la société. Elles représentent différentes relations, définies en grande partie par les rapports économiques et matériels, politiques et juridiques, éthiques et moraux, esthétiques, psychiques, idéologiques, religieux, nationaux, etc.

Ces traditions se distinguent aussi par le fait d’avoir représenté les développements non uniformes des régions et zones culturelles locales, aussi bien que l’évolution des différents aspects des relations sociales constituant la structure globale de l’organisation sociale, culturelle et spirituelle. Dans ce sens, la variété des représentations sociales actuali-sées dans les traditions de la naissance et de la socialisation se rapporte

aux différences locales existant entre les régions différentes de l’aire de peuplement albanais, comme aux changements historiques que la société albanaise a dû subir dans ses relations familiales, économiques, sociales et spirituelles (Doja 1998a).

L’accent est mis à la recherche de la construction théorique d’un ob-jet anthropologique englobant les problèmes de socialisation et de personnalisation de l’individu par une démarche élaborée, d’une part, autour d’analyses d’institutions intermédiaires productrices d’identité, comme le groupe familial et parental, et d’autre part, autour d’analyses de différentes formes culturelles et de représentations collectives d’expression symbolique.

Les croyances et les représentations collectives de la personne cons-tituent une communication symbolique, qui régit un comportement symbolique, actualisé dans un ensemble de formes symboliques. Ces formes sont surtout d’expression orale, mais aussi gestuelle et maté-rielle, sous forme d’objets ou d’objectivations. Elles constituent un système à plusieurs niveaux typologiques, sémantiques et fonctionnels, embrassant différentes dispositions mentales : magique et religieuse, cérémonielle, esthétique, ludique, classificatoire, etc. Il s’agit de tout un appareil symbolique où l’on peut énumérer différents rituels et pratiques magiques ou cérémonielles : fêtes, chants et danses, berceuses,

comp-tines et formulettes, vœux et félicitations, incantations, charmes et

exorcismes, devinettes et proverbes, noms et prénoms, ainsi que d’autres formes et pratiques similaires. Elles transposent par la voie de la trans-mission orale les représentations collectives du processus de la nais-sance, du développement et de l’éducation.

Je pourrai illustrer cette perspective par mes recherches et mes ré-flexions théoriques sur les caractéristiques essentielles et le rôle sociali-sateur des berceuses de tradition orale (Doja 1997a). Les recherches sur le terrain m’ont démontré que la berceuse n’est pas un acte imman-quable ni nécessaire. Elle jouit d’une indépendance relative surtout grâce à sa fonction et son caractère circonstanciel. Elle comprend tous les produits musicaux et verbaux qui par leur pratique constante dans un groupe donné remplissent la fonction de l’endormissement de l’enfant. L’enfant l’admet comme un rythme berceur, ses codes étant de nature verbale, musicale et cinétique. L’acte moteur du bercement est reproduit de façon palpable dans l’organisation binaire de la structure tonique et métrique du texte musical et du texte verbal de la berceuse. Elle s’avère donc être en quelque sorte un bercement phonique. Cependant les berceuses constituent aussi des messages entiers visant un contact plus intensif avec l’enfant au moyen du langage. Ce niveau de communica-tion, à travers les formes du monologue actif qui souvent prend les traits d’un dialogue fonctionnel, crée souvent des situations possibles pour

l’invention et l’élaboration de structures poétiques spéciales. L’enfant commence ainsi à se familiariser avec le monde naturel et culturel, social et symbolique, qui l’entoure. Les figures humaines de son petit théâtre imaginaire deviennent de véritables êtres actifs, au milieu des-quels sa place est d’ores et déjà définie. C’est dire que la socialisation et l’éducation de l’enfant ont déjà commencé dès le berceau, d’abord de façon plutôt instinctive, et ensuite de plus en plus consciemment.

Dans l’intention de mieux comprendre ce qu’on pourrait appeler les « intuitions » du savoir populaire, à propos par exemple de la modula-tion précoce du rapport mère-enfant par l’intermédiaire des comptines et des berceuses, il a fallu aussi que je porte un regard extérieur à certains résultats des recherches interdisciplinaire au carrefour de la psychologie analytique et transculturelle du développement de l’enfant et de l’anthropologie médicale ou la sociologie clinique de la famille. Dans cette perspective, j’ai montré comment chez les Albanais, dont les traditions patriarcales sont souvent faussement assumées (cf. Doja 2010b), l’attitude psychologique de l’entourage à l’égard de la femme enceinte devient caractéristique d’un comportement social différent, particulièrement de la part des femmes plus âgées, qui l’entourent de leur sollicitude (Doja 1993). L’enfant reste encore longtemps après la naissance totalement dépendant de sa mère, alors que l’allaitement prend une importance énorme et s’accompagne de rites qui visent non seule-ment à protéger l’enfant au sein, mais aussi à rendre compte d’un sys-tème éducatif symbolique.

Par une analyse fonctionnelle des traditions de la naissance et de la socialisation j’ai essayé d’appréhender la représentation des formes et des expressions orales et rituelles, verbales et musicales, visuelles et graphiques, gestuelles et dramaturgiques, comme des moyens d’influence organique et symbolique, établissant des liens internes, profonds et interactifs entre l’enfant, la mère et la communauté fami-liale, parentale et sociale en fonction de la personnalisation et de la socialisation des nouveaux individus. En transposant les croyances, les représentations, les conceptions et les mentalités collectives dans le contexte social et dans l’ambiance psychologique qui attendent et entourent la naissance et le développement des enfants, les formes et les pratiques ont toujours joué l’un des rôles les plus importants dans l’assomption des fonctions culturelles et intégrantes d’ordre psycholo-gique et affectif aussi bien que social et éducatif.

Par ces travaux j’ai montré comment le groupe social organise des rites pour préserver son mode de vie aussi bien que pour s’organiser devant les dangers et les menaces réelles ou fantasmatiques. Pour ceux qui prennent part à la célébration du rite, son importance est à la fois sociale, psychologique et symbolique. Le rite a une fonction expressive

à travers la mise en scène d’un scénario symbolique qui décode un certain nombre de valeurs clés et d’orientations culturelles. Dans le rite il y a également une fonction créatrice, en ce sens qu’il permet presque la formulation ou la reformulation des modèles de conduite dans la société.

L’étude comparative des formes différentes de représentations so-ciales a été l’occasion d’explorer les approches fonctionnelles et expres-sives de traditions culturelles symboliques, rituelles, verbales, musi-cales, visuelles, graphiques et dramaturgiques. L’intérêt de ces travaux, centrés à l’étude culturelle de l’enfance et la notion de personne, la parenté et l’organisation sociale, est notamment de considérer les rituels de cycle de vie comme un site de construction et de négociation des identités et des relations sociales, aussi bien que de démonstration d’une réelle politique culturelle dans les domaines de production rituelle et de socialisation quotidienne.

Effectivement, ce système de formes d’expression symbolique et de pratiques de transmission orale a incarnée la dimension sémantique et fonctionnelle des traditions de la naissance et de la socialisation et a concrétisé les conceptions et les représentations collectives de la repro-duction et de la personnalisation de l’individu, le long de tout le proces-sus du cycle de vie, en commençant dès avant la naissance, en passant par l’âge adulte, jusqu’après la mort. C’est ce système de formes symbo-liques et de représentations collectives qui exerce une action efficace en vue de l’établissement des premiers schémas interactifs et du dévelop-pement des premières expériences structurantes de l’individu par rapport à ses rôles et à ses statuts ultérieurs.