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Des négociations difficiles : discours ambivalents et inadaptés en Suisse

5.2 Rôle de la famille dans le parcours scolaire des jeunes femmes : enjeux des dimensions

5.2.5 Des négociations difficiles : discours ambivalents et inadaptés en Suisse

Une culture du travail

Nous avons pu observer que les jeunes femmes dont les parents ont mené des études sont également celles qui doivent faire face à une forte demande familiale. Or, il apparaît intéressant de noter que ce sont justement dans ces cas qu’elles ont le plus souvent fait part des sources de tension dans leur rapport avec leurs parents. Ainsi, Ema raconte que durant la période du lycée, elle s’est vue confrontée à un « choc » culturel en raison des priorités que ses parents mettaient sur l’école, alors qu’elle, adolescente, en avait d’autres :

« T : Très bien. Et puis e, aussi la période en fait du lycée où tu dis que tu t’es rebellée en fait, qu’est-ce que t’entends par te rebeller et pis contre quoi en fait, tu te rebellais ? E : Alors. Eem. [Reb T : C’était quoi] les raisons qui t’y poussait ? E : Je dirais, honnêtement mes parents. ((rires)). La scolarité a été toujours super importante pour eux. Et ee, ça c’est toujours j, relativement bien passé. Par contre c’est vrai aussi que justement j’arrivais à l’adolescence. Ee j’pense que c’est pas nouveau que de parler de choc culturel aussi à ce moment là parce que je, je, j’ai eu aussi, dans dans mes amis, dans mes proches, je suis surtout entourée de personnes suisses en fait. J’ai très peu ee, enfin oui des étrangers il y en a aussi, mais e, typiquement, peu de personnes d’origine albanaise ou kosovare, etc. Et, e, forcément y’a une différence de culture. Etant petite je la

remarquais moins parce que voilà on est chacun e, dans sa famille on est bien. Et pis en grandissant, on remarque que y’a des choses qui sont différentes de nos amis. Par exemple en t, en plus en étant une fille ee, je crois que j’peux pas cacher ça, c’était plus compliqué par exemple e pour sortir. Je suis en plus l’aînée donc y’avait personne qui avait tracé la route. Eem, pour demander de sortir avec les copains copines c’était plus difficile e, avoir un copain e c’était impossible, à l’époque. Ee, voilà, mes parents avaient aussi leurs idées e, reçues là-dessus. Moi j’avais les miennes, et on était en contradiction totale ».

Le terme d’ « adolescence » employé par la jeune femme reflète en effet bien ce moment de crise que soulève Erikson (1968/1992) : alors qu’elle avait des repères familiaux stables et auxquelles elle pouvait facilement s’identifier, notamment en s’accordant avec ses parents quant à l’importance de l’école, Ema paraît interroger ces repères en raison de son insertion dans des groupes de pairs qui semblent partager d’autres normes. Ceci n’est pas anodin à souligner si l’on pense à l’une des questions qui nous préoccupe dans ce travail : est-ce que c’est l’origine sociale ou culturelle qui explique une faible mobilisation scolaire ? Ici il apparaît que le second argument l’emporte, dans la mesure où Ema semble concevoir que les camarades suisses, à qui elle s’identifie, sont autorisés à sortir, autorisation dont elle, en tant que fille kosovare, est privée. Cependant, le récit de la jeune femme nous invite à penser que sa démobilisation scolaire était non seulement due à ce « choc culturel », qu’elle lie en particulier aux différences de normes concernant les sorties entre amis, mais au fait qu’elle ne soit pas autorisée à se démobiliser sur l’école, le travail scolaire étant une sorte de norme au sein de sa famille. Ainsi, Ema relate d’autres sources de tensions liées à sa façon se travailler qui n’était pas du goût de ses parents :

Après, ils accordaient quand même de l’importance [.] alors, c’est là où on s’entendait pas toujours parce qu’ils sont quand même un peu vieille école. C’est à dire que pour eux, apprendre ça veut dire passer dess, chaque jour des heures et des heures à lire ee, ses notes e, ses bouquins, ses machins. Parce que, c’est ce qu’ils ont fait. Quand ils étaient à l’Université, pis pour eux tout passait par li, lire. Et e, chose pour lesquelles je suis pas forcément toujours d’accord. J’pense que, le système a aussi évolué. C’qui fait que j, je travaillais pas forcément tous les jours mais e, j’réussissais pas pour autant moins bien qu’eux. T : Et ca ils faisaient souvent de faire appel à leur [expérience ? E : Ah oui] ah, c’était tout l’temps des anecdotes du genre ee ((rires de T)), moi j’me souviens, quand j’étais étudiant, mais, j’en oubliais presque de manger, mais évidemment.

Cette idée de l’importance du travail passe par des représentations du mode de vie et du travail scolaire, comme nous venons de le voir avec Ema, mais aussi par certaines représentations du parcours scolaire comme nécessitant d’être mené d’une traite. En effet, les récits des participantes nous invitent à penser qu’à l’idée prégnante chez leurs parents d’une réussite scolaire grâce au travail et efforts fournis, s’ajoute une dimension temporelle ; la réussite scolaire est liée à une scolarité sans redoublements, et par conséquent aucune année ne doit être « perdue ». Le redoublement semble associé, pour les parents, à un manque d’investissement et de travail fourni par leur fille. Ils ne semblent donc pas concevoir qu’au contraire, le redoublement peut être utilisé par leur fille en tant que stratégie pour atteindre une orientation scolaire souhaitée. Herolinda raconte ainsi qu’alors qu’elle avait les notes pour être orientée en voie à exigences élevées suite à la cinquième année d’école primaire, ses enseignants ont refusé de l’orienter vers cette voie. Malheureusement, elle n’a pas non plus bénéficié du soutien de ses parents lors de

puis en 6ème ils ont dit « ouais comme ça on peut voir comment ça se passe et éventuellement en 7ème elle peut passer directement en prégym si elle a des bonnes notes ». Mais alors moi j’avais des encore meilleures notes en 6ème mais ils étaient là « nan mais on peut pas, on peut pas faire passer les gens comme çaa en prégym et tout, si elle veut aller en prégym faut redoubler » puis mes parents ils étaient la « nan mais ». […] C’était pas stipulé dans le règlement que t’as pas le droit de faire passer un élève qui est en générale en 6ème le faire passer en prégymnasiale en 7ème ils [les enseignants] avaient dit ça juste comme ça en fait. Et puis euh, donc du coup après mes parents ils étaient trop dégoutés puis ils voulaient pas que j’redouble, tu vois chez nous « ka ngel » [elle a redoublé]38

38 Soulignons qu’en suivant une traduction littérale, il faudrait considérer le mot « ngel » comme rester, ne pas connaître de mouvement ou d’évolution, ce qui dans le contexte dans lequel l’exprime Herolinda n’est pas anodin à soulever.

pi ils ont dit ‘‘bon ben tu continues comme ça pi tu fais de ton mieux, pi toute façon tu sais pas encore ce que tu veux faire de ta vie donc euh.. pi t’as le temps de réfléchir’’». Il est intéressant de noter

l’ambiguïté dans le discours des parents entre l’envie de voir leur fille poursuivre un parcours scolaire menant à de longues études, et leur difficulté à accepter que celle-ci puisse opter pour l’option du redoublement afin d’être orientée vers une filière à exigences élevées. De plus, les parents semblent être restés relativement passifs face à la décision des enseignants de ne pas orienter Herolinda dans une filière à hautes exigences, considérant que ceux-ci sont compétents et que leurs choix sont justifiés, et que leur fille n’a pas assez travaillé : « et puis euh là tu vois pour eux c’était clairement

ma faute et puis que c’était pas du tout la faute des profs alors que y avait 4 autres élèves qui avaient moins, des moins bonnes notes que moi et qu’ils les ont laissé passer en prégym mais ils étaient là […] « ouais mais c’est pas la faute des profs […] Eux ils savent mieux que toi, maintenant c’est à

toi de travailler si tu veux avoir ce que tu veux et tout ». Donc eux ils étaient vraiment du côté des profs et contre moi quoi ».

Il est intéressant de noter ici qu’à des niveaux très micro, et bien que les parents puissent être formés comme c’est le cas des parents de cette jeune femme, nous pouvons tout de même concevoir une pertinence des arguments proposés par Becker, Jäpel et Beck (2011) concernant les conséquences que peut avoir le manque d’intervention de la part des parents lors des phases décisives d’orientation. En effet, dans le cas de cette participante le fait de ne pas avoir été orientée dans les voies qui lui permettaient d’obtenir une maturité fédérale l’autorisant à rentrer sans examens à l’Université lui a valu de fréquenter une école privée dont elle a jugé les frais considérables.

Une culture « terre à terre »

Enfin, plusieurs participantes ont évoqué l’idée qu’une des normes sociales partagée au sein de la culture kosovare est une conception ou vision de la vie très « terre-à-terre », encourageant ses membres à se baser sur des valeurs

sûres comme la famille, le travail : « C’était pas mes parents qui m’auraient dit ben écoutes e va faire un voyage, faire le tour du monde, épanouis toi e ((rires de T)) […] du coup e j’pense que c’est un peu ce genre de choses là qu’ont fait que tu privilégies un peu le chemin qu’est le plus e (.). Le plus sûr hein […] On prend pas beaucoup beaucoup de risques » (Dona). Il est intéressant de noter que dans le cas

de Flora, décrit plus haut, cette norme semble effectivement être connue par la jeune femme mais qu’elle ne l’intériorise pas, ses parents lui ayant transmis d’autres valeurs : « en

deuxième année du collège […] je suis partie aux Etats-Unis, trois mois. Et donc là j’avais, seize ans, je voulais j’ai j j’étais en train de faire mes dix-sept ans, et quand je suis partie trois

mois aux Etats-Unis, toute seule […] c’est vrai que, après ee, certaines familles albanaises ont trouvé ça très e, osé ».

Ces constats semblent corroborer les résultats obtenus par les chercheurs qui ont tenté de saisir certaines modèles culturels avec lesquels les élèves immigrés semblent aborder leur scolarisation et leur investissement dans des tâches scolaires (Martinez & Costalat-Founeau, 2005 ; Williams et al., 2009). En effet, il semblerait que derrière cette idée de « culture terre-à-terre » et culture du travail, les parents transmettent à leur fille l’importance des efforts à fournir pour réussir, et celle de se montrer « volontaire » et battante. Il apparaît dès lors intéressant de constater que les jeunes femmes maghrébines interrogées dans l’étude de Martinez et Costalat-Founeau (2005) ont largement fait part de leur « volontarisme » dans l’interprétation et l’explication qu’elles confèrent à leur réussite scolaire.

Jusqu’ici il est permis de constater que les jeunes femmes ont vécu leur expérience scolaire de manière personnelle, en construisant leur rapport au savoir, à l’école, et a fortiori à la société suisse en lien avec leur histoire familiale. Nous allons maintenant nous pencher sur les résultats obtenus concernant les ressources dont ont pu bénéficier les participantes, et celles qu’elles ont mobilisées.

5.3 Ressources

Les résultats précédemment développés reflètent la manière dont le parcours scolaire des jeunes femmes interrogées est loin d’être un long fleuve tranquille. En effet, nous avons pu repérer qu’elles ont du faire face à une série de difficultés portant entre autres sur les contradictions ressenties entre milieu familial et milieu scolaire, sur les stéréotypes véhiculés au sein de la société suisse à l’encontre des immigrés kosovars, sur la discrimination de la part des enseignants et des élèves, en bref toute une série d’éléments déstabilisants et pour lesquels elles ont sans doute été amenées à puiser et

mobiliser des ressources. Nous en avons saisies plusieurs : des ressources institutionnelles, des ressources sociales, des ressources symboliques. Nous avons distingué ces différents types de ressources en fonction des usages intentionnels ou non des participantes, de leur dimension symbolique, et de leur lien avec l’investissement scolaire des jeunes femmes.