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Chapitre 1 : La mise en discours des affects polémique

2.   Le rôle de la négation polémique 43

2.1.   Négation en proposition assertive 44

L’emploi de la négation, qu’elle soit purement grammaticale ou lexicale201, permet une mise en scène subtile de la relation irrémédiablement unilatérale. De ce fait, quand l’amant est expérienceur d’un affect– c’est-à-dire celui qui éprouve cet affect – de polarité positive, le verbe de la proposition est presque toujours nié ; parallèlement, le verbe de la proposition sera aussi nié quand c’est l’épistolière qui doit être expérienceur d’un affect de polarité négative :

Je m’aperçus bien hier que votre amour ne vous accompagnoit pas [sic]. (Billet LXXIV)

Venez donc m’expliquer ses sentimens, et soyez assuré que non seulement je les écoûteray volontiers, mais que vos maux ne me trouveront point insensible[sic]. (Billet XXVII)

Cette négation est polémique, puisqu’elle « affecte la relation entre les interlocuteurs202 ». Le locuteur « reprend dans son discours une affirmation qu’il attribue à autrui, que celui-ci l’ait formulée ou non, pour la nier203 ». En ce sens, à chaque fois que l’épistolière dit à son destinataire qu’elle doute qu’il l’aime, elle remet en cause ou conteste toute déclaration possible de son amant :

Puisqu’elle ne procede que du doute où je suis de votre amitié, il ne tiendra qu’à vous de m’assurer que vous m’aimez [sic]. (Billet LII)

Apparemment, pour peu que votre procédé continue, il faudra que je cesse de vous aimer, puisque je suis de plus en plus persuadée que vous ne m’aimez pas. (Billet LXXX)

Dans le premier exemple, par la mention du doute (et donc de la non certitude) de l’épistolière au sujet de la bonne amitié de son amant, celle-ci nie par avance quelque justification verbale de son destinataire et exige de lui des démonstrations plus tangibles comme preuves de son amour. De même, dans le second exemple, en assertant être « persuadée » que son amant ne l’aime pas, par l’emploi de la négation totale, « qui porte globalement sur la proposition entière204 », l’épistolière prévient toute affirmation qui viserait à lui faire croire le contraire.

201 Douter, très présent dans les textes, est, par exemple, une négation lexicale. Ingrid Riocreux parle de

« substituts lexicaux de négation », puisqu’ils contiennent en eux une valeur négative, sans qu’il y ait de présence d’un morphème négatif, I. Riocreux, La négation dans le fragment moraliste (La

Rochefoucauld, Pascal, Vauvenargues, Chamfort), Thèse de doctorat en Langue française, sous la

direction de Delphine Denis, Paris, 2013, p. 189.

202 M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, PUF, Paris, 1994, p. 717. 203 Id.

Aussi l’usage de la négation polémique rend-il le discours polyphonique, en ce

qu’il « met en scène205 » le discours, véritable ou non, de l’amant à l’intérieur même du

discours de l’épistolière :

Vous serez bien estonné quand vous verrez qu’au lieu d’une lettre passionnée, je vous en écris une tout indifferente. Mais ne vous plaignez pas ; cette indifference n’est pas moins obligeante que la tendresse : je croy que la diversité vous plaira, & que vous devez estre ennuyé de trouver tousjours les mesmes discours dans tous mes billets. A vous dire le vray pourtant, je suis bien embarrassée, et j’auray sans doute bien de la peine à sortir d’une entreprise si extraordinaire. Ce genre de lettre m’est fort nouveau, et vous jugez bien que je ne sçay que vous mander quand je n’ay point à vous dire que je vous aime, ny à me plaindre de ce que vous ne m’aimez pas. Quoique je ne sois plus dans les sentimens qui me pourraient faire écrire en ces termes, je crains qu’ils ne m’échappent par habitude. Il vaut donc mieux me taire. Peut-estre vous dirais-je sans y penser ce que je vous dis si souvent : mon cœur je n’aime et n’aimeray jamais que vous [sic]. (Billet LXVII)

L’étude de ce billet, saturé par les négations, montre bien l’emploi polémique de celles- ci. D’une part, la négation peut anticiper toute contestation de l’amant, on le voit, par l’expression de la défense (« ne vous plaignez pas ») : il s’agit d’une figure d’antéoccupation206. En outre, elle permet à l’épistolière une justification de son « indifférence », qui, paradoxalement, est une preuve d’amour, comme le prouve le système comparatif d’infériorité nié (« cette indifference n’est pas moins obligeante que la tendresse [sic] ») : sur le mode de la litote, l’épistolière montre à son amant que ce qui pourrait passer pour de l’insensibilité n’est qu’une forme de variatio qui n’est là que dans le but de l’obliger. D’autre part, l’emploi de la négation dans ce billet, donne la possibilité d’établir une comparaison des manières d’aimer d’une façon détournée et de formuler ainsi un vif reproche. Tout d’abord, par une figure de prétérition, l’épistolière déclare, sans en avoir l’air, son amour pour son amant (« je n’ay point à vous dire que je vous aime [sic] ») ; puis, par le biais de la conjonction de coordination négative ny, elle évoque l’absence d’amour de son amant, donné comme présupposé de l’énoncé : si, en faisant une lettre indifférente, elle a pour une fois le répit de ne pas se plaindre du manque d’amour de son amant, c’est bien que, implicitement, son amant ne l’aime pas. C’est donc l’amant, et non elle, qui éprouve la véritable indifférence. Et finalement, à la clausule, l’épistolière dit, en mettant en scène un de ses discours apparemment habituels, ce qu’elle prétendait pourtant ne pas vouloir dire, encore une fois par le biais de la négation, mais ici de la négation exceptive (« mon cœur je n’aime et n’aimeray

205 Ibid., p. 717.

206 Cette figure, que l’on appelle parfois occupation, « consiste à prévenir ou à répéter d’avance une

objection que l’on pourrait essuyer », P. Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 410.

jamais que vous [sic] »), qui « n’est pas à proprement parler une négation207 ». L’adverbe exceptif que, contrairement aux forclusifs (comme pas, point, plus, etc.), ne rend pas le mouvement négatif impulsé par le discordantiel ne irrémédiable, mais le réoriente vers une positivité restreinte. Ainsi, elle « exclut de son champ tout terme autre que celui qui suit que208 », et, en l’occurrence, le complément d’objet « vous ». La négation exceptive serait une forme de « contre-négation », une « variété rhétorique » niant « tout objet autre que celui de l’assertion, ce qui revient à porter sur cet objet une exclusive, effet inverse à la négation209 ». Par cet emploi, l’épistolière fait donc de son amant l’unique et ultime objet de son amour. La prétérition ici n’est que trop flagrante : la « crainte » de l’épistolière était donc fondée, car la déclaration de son amour lui a, encore, bel et bien échappé.