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Chapitre 2 : Les procédés énonciatifs caractéristiques de la plainte

3.   L’expression du haut degré 73

3.3.   L’expression de la conséquence 82

La conséquence peut, comme on l’a vu, participer dans un discours au haut degré. L’on s’intéresse ici particulièrement aux propositions subordonnées consécutives, puisqu’en plus de la seule expression de la conséquence, elles marquent « le degré élevé d’une qualité ou l’intensité d’un procès329 ». Ainsi, à la notion primaire de la subordonnée s’ajoute « l’idée de haut degré […] à l’aide d’une preuve choisie entre les faits qui témoignent de l’intensité de la caractéristique330 ». L’expression de la conséquence participe alors de l’affectivité énonciative de l’épistolière :

Je ne pense pas que personne ait éprouvé la tyrannie de l'amour aussi cruellement que moy. Il donne quelques douceurs aux autres, mais il ne m’en donne aucunes ; & il semble qu’il me reservoit toutes ses amertumes & toutes ses cruautez. Je trouve mes souffrances si insupportables que si par le moyen de la magie l’on me les eût fait voir d’un costé, & un precipice de l’autre, j’avoüe que je n’aurois pas hesité à m’abismer. Il n’y a point de supplice que je n’eusse preferé à tant d’inquietudes, de regrets, d’apprehensions, & à tant d’autres sortes de maux qui me tourmentent sans cesse [sic]. (Billet LXX)

Dans le billet LXX, la subordonnée consécutive possède un corrélatif dans la principale, l’adverbe intensif si. Dans ce système corrélatif, « si élève [l’]adjectif à un haut degré qui explique la conséquence, et celle-ci en retour prouve l’intensité de la cause331 ». L’amour qu’éprouve l’épistolière pour un amant insensible explique l’intensité de ses souffrances. Le syntagme « la tyrannie de l’amour », quasi oxymorique, se fait l’embrayeur de l’isotopie dysphorique qui règne dans le billet. La comparaison établie avec le « précipice » ou le « supplice » qui leur sont préférables fait tendre son discours vers l’hyperbole. Ces souffrances sont d’ailleurs développées dans l’énumération à quatre termes qui suit et qui en montre la quantité et l’amplitude inénarrables – on remarque d’ailleurs que l’ensemble de l’extrait est marqué par la pluralité (tant de) et la totalité (tout, sans cesse). L’épistolière, sans mentionner directement son amant, lui fait comprendre la gravité de son insensibilité en lui montrant l’ampleur des dégâts qu’elle cause.

Même dans un contexte positif, l’expression de la conséquence peut permettre la formulation d’une accusation :

329 M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 867. À noter

cependant que l’intensité ne constitue pas en soi « un trait définitoire » de la subordonnée consécutive, et que certaines tournures en sont dénuées ; voir C. Muller, La subordination en français, Paris, Armand Colin, 1996, p. 154.

330 C. Berthelon, L’expression du haut degré en français contemporain, op. cit., p. 108. 331

Vous ne me paroissez plus de mesme depuis que vous vous montrez avec une âme tendre. Je m’imagine avoir quitté un insensible, dont le mérite estoit commun, pour un amant passionné & pour le plus achevé de tous les hommes. Et quoique mes affections pour le premier ne fussent point comparables à celles que l’autre a fait naistre dans mon cœur, il n’est point de moment que je ne regrette de les luy avoir données. Pour pleurer justement pour luy, il falloit pleurer de regret de l’avoir trop aimé. Mais que ce nouveau vainqueur merite bien toutes les larmes de tendresse, & tous les autres temoignages de ma passion ! Il estoit seul digne d’un attachement extraordinaire & d’une fidélité inviolable. J’avouë que comme mon amour, mes tourmens sont augmentez ; mais ils ont tant de charmes & ils sont mêlés de tant de delices, que je croirois ma felicité parfaite, si je la croyois de beaucoup de durée [sic]. (Billet LXXXII)

La subordonnée consécutive est annoncée par deux fois dans la principale par les locutions déterminatives tant de, dans lesquelles tant est à la fois « quantitatif » et « intensif332 ». Ces locutions mettent en relief l’aspect positif qui découle du changement moral qu’a opéré son destinataire. On constate malheureusement que, lorsque l’amant apparaît finalement conforme à ce qu’elle désirait, l’épistolière ne peut lui faire pleinement confiance. Celle-ci utilise ici la figure du diasyrme, qui consiste en un faux éloge. Après avoir mis en opposition les deux façons d’être de l’amant, anciennement « insensible » et maintenant « passionné », l’énonciatrice montre combien le changement de comportement mérite davantage d’amour – on notera de nouveau l’émotion qu’implique la modalité exclamative et l’emploi d’un vocabulaire superlatif et mélioratif pour parler de l’amant. Cependant, l’éloge ne s’arrête pas là, mais trouve tout son sens à la clausule : ce renouveau de la passion ne peut être de longue durée. Ainsi l’apparent éloge prend-il une dimension polémique, en permettant, encore une fois, une accusation discrète. Aussi l’épistolière ne peut-elle croire encore en la véracité du sentiment d’un homme qui ne donne réellement de l’importance à son cœur.

L’expression du haut degré est donc un outil important dans l’écriture affective des Lettres et billets galants. Elle peut participer à la véhémence énonciative qui se déploie dans certains billets, et ancre nécessairement leur rédaction dans une subjectivité émotive parfaitement assumée par l’épistolière.

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332 Ibid., p. 114.

L’épistolière n’exprime pas ses sentiments et ses reproches de manière monolithique. Au contraire, l’ensemble des billets d’amour connaît une grande variabilité énonciative qui permet un panel important de nuances dans la plainte amoureuse, pouvant atteindre même à certains moments la véhémence, conférant par là même une forme de théâtralité à l’échange. La tristesse cède parfois sa place au courroux, qui peut se muer quelques lignes plus loin en une délicate tendresse. La rédaction épistolaire, et, par conséquent, la rhétorique mise en place, suivent les modulations affectives qui régissent le cœur passionné d’une épistolière confrontée désespérément au parangon de l’insensibilité et de l’ingratitude qu’incarne son amant.

Chapitre 3 : La teneur pathétique