• Aucun résultat trouvé

A lire le roman au pied de la lettre, en bridant l’imagination, en réduisant le champ de prises de vue, on peut y reconnaître d’abord un thème à lafois tragique et banal : celui du vieillissement, de l’usure par le temps.

Drogo va suivre l’itinéraire de son aîné, le capitaine Ortiz et, comme lui dans les mêmes circonstances, il fera longtemps après la rencontre d’un jeune lieutenant qui est l’exacte réplique de ce qu’il était trente ans plutôt. Rien de fantastique là-dedans, mais une impitoyable dénudation de la vie qui n’est jamais qu’une absurde répétition. D’où le procès, si fréquent chez Buzzati, de l’habitude qui détruit l’esprit d’initiative et la fraîche vitalité. Drogo est pris au fort Bastiani dans le piège de l’habitude qui se referme sur lui. La vie régulière, l’ordre impeccable et démentiel du règlement ont peu à peu raison de ses révoltes d’adolescent. Drogo souffre alors d’une maladie qui est une forme très répandue de Paranoïa : c’est la maladie de l’existence :

«… mais tout stagnait dans une mystérieuse torpeur »(1) .

Le temps file alors à grande vitesse ; on n’en ressent plus l’élan ; on s’installe dans le train. On n’a plus le courage de le quitter. Englué par la vie régulière, incapable désormais de se rebeller, amolli par le conformisme, installé dans un temps minuté et répétitif, Drogo n’est plus un vivant : Le confort de l’habitude l’a dévoré de l’intérieur. C’est exactement ce que le philosophe français Jean-François Lyotard reproche à ce qu’il appelle « l’économie libidinale »(2) des sociétés modernes : elle réussit, en conditionnant les désirs, à faire aimer un système qui codifie et machinise la vie. Rien encore de tout ceci de fantastique ou de mythique, et pourtant le lecteur ressent déjà à ce niveau l’étrangeté d’un envoûtement. Il y a dans le caractère gratuit de l’ordre militaire un excès qui donne à réfléchir : un ordre si méticuleux masque une inconscience, il est l’ultime protection contre un néant, contre le désert, contre le rien.

(1)

- Cf. chapitre II, p. 23 (2)

Mais en même temps il dissout les êtres vivants par l’usure morale qu’il leur impose. Ainsi, au-dehors, au-dedans, de toutes parts, le vide. Alors l’incantation commence à se saisir du lecteur : le fort Bastiani vient occuper une place qui lui était pour ainsi dire réservée dans nos sensibilités. Il est bien plus qu’il ne parait être et nous l’investissons de nos rancunes et de nos frustrations.

Mais voici maintenant une autre génératrice, bien buzzatienne elle aussi, qui en se composant avec la précédente va engendrer un espace imaginaire : c’est le thème de la solitude et de l’indifférence. Chacun pour soi ; on ne s’occupe des autres que pour prendre leur place et s’en débarrasser.

L’indifférence, dans Le Désert des Tartares, est ressentie à travers un paysage de rochers nus, de corridors de pierre, les neiges et la réclusion hivernale, toute un ensemble convergent d’impressions qui deviennent bientôt obsédantes.

Et curieusement (c’est ici qu’on rejoint le mythe) ces paysages correspondent à une attente ; nous les reconnaissons car avant de les voir au-dehors ils étaient déjà en nous.

Au second niveau, le fantastique se déroulait devant le lecteur comme un spectacle ; mais au troisième niveau, quand les analogies convergent sur un mythe, on ne regarde plus du dehors des objets extérieurs, on se sent à l’intérieur. Ainsi Drogo : « Où donc avait-il vu ce monde ? Y avait-il vécu en songe ou l’avait-il construit en lisant quelque antique légende ? Il lui semblait le reconnaître, reconnaître ce chaos de roches basses, cette vallée tortueuse sans aucune végétation, ces précipices abrupts et enfin ce triangle désolé de plaine que les roches qui s’étaient éveillés qui demeuraient incompréhensibles pour lui. »(1).

Paysage métaphysique, qui incarne toute une vision du monde où s’expriment à la fois la sécheresse de l’habitude et la dureté de l’indifférence, cet aspect lunaire d’un monde immobile où rien ne se passe et où tout se produit, où le temps invisible et silencieux tue inexorablement.

(1)

Il y a cependant ce triangle de plaine que les premiers plans n’arrivent pas à masquer. Nous abordons ici une autre génératrice qui, par la dimension qu’elle apporte, va faire du Désert des Tartares un mythe vivant et non plus seulement une somme de symboles. Il s’agit de la transcendance : une ouverture potentielle, un horizon, comme disent si bien les disciples de Heidegger. En vérité le fort Bastiani ne vit que de cette ouverture sur l’inconnu qui donne sa profondeur au désert.

Drogo, à peine arrivé, ne rêve que de ce « tout autre » dont le sépare encore un rempart aveugle, cette « lande inhabitée à travers laquelle, disait-on, les hommes n’étaient jamais passés. »(1).

L’insolite résulte de cette attente opiniâtre qui vide les minutes de leur contenu réel et dévore les vies. Attente de quoi ? D’un évènement qui remplirait brusquement l’existence et d’un seul coup la justifierait.

Mais une brume non moins obstinée pèse sur l’horizon et en accroît l’énigmatique fascination :

« Il y a les brumes du Nord qui empêchent de rien voir »(2)

Quand l’évènement effectivement se produit, on met un temps infini à en prendre conscience tant est lourd le poids de l’habitude.

C’est précisément le moment où Drogo, à bout de forces, mourant, doit quitter le fort, et c’est alors un autre désert qu’il a sous les yeux : un désert cette fois sans horizon, celui de la mort :

« La route de Drogo avait atteint son terme. Le voici maintenant sur la rive solitaire d’une mer grise et uniforme et alentour pas une maison, pas un arbre, pas un homme »(3) .

Ce désert -là le menaçait depuis le début du roman, cette « mer de plomb sous un ciel gris et uniforme et sans une maison, sans un arbre, sans un homme alentour, sans même un brin d’herbe, et tout cela depuis des temps immémoriaux. »(4) qui est à l’horizon de toute vie humaine. La vie est donc attente, attente du néant.

(1) – Cf. chapitre III, p. 34. (2) – Cf. chapitre III, p. 33. (3) - Cf. chapitre XXX, p. 238. (4) – Cf. chapitre VI, p. 53.

En voici une dernière génératrice qui enfonce encore plus profondément en nous les racines vivantes du mythe : il s’agit de la catastrophe finale. Comme Drogo monte vers le fort avec dans le cœur un mélange d’espoir et d’angoisse, tout homme s’engage dans la vie « avec le sentiment de quelqu’un qui va faire une grande escalade ». Car le danger est partout, la mort toujours présente. L’indignation mythique se la figure comme une menace collective et personnelle qui peut d’un instant à l’autre tout détruire. L’ordre humain est d’une extrême fragilité ; tel est le rôle que jouent les Tartares. D’eux nous ne saurons jamais rien : ils ne sont que l’incarnation d’une hantise. Ils sont le désert en marche, le vide qui manifeste tout à coup sa férocité latente. La réalité enfin déchaînée dans sa sauvagerie.

Cette analyse que nous avons essayé de faire ne tendait qu’à démontrer comment le mythe peut émerger du réel par l’effet d’un jeu complexe d’analogies.