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CHAPITRE II : ETUDE NARRATOLOGIQUE

II- 2-1-2 / Le fort Bastiani :

« Il pensa à une prison … »(3) : La première impression de Drogo sera suivie de beaucoup d’autres, qui composent de ce fort une image saisissante, mystérieuse et inépuisable. Tout commence par une lancinante interrogation, car nul ne semble connaître même la situation exacte de ce lieu, mythique à force d’éloignement :

« Drogo se demandait à quoi pouvait ressembler le fort Bastiani, sans parvenir à se l’imaginer. Il ne savait même pas où se trouvait le fort, ni la distance qu’il avait à parcourir, les uns lui avaient parlé d’une journée de cheval, les autres de moins, mais en fait, aucun de ceux à qu’il avait posé cette question n’y était jamais allé »(4).

(1) –Cf. chapitre II, p. 19 (2) –Cf. chapitre XXI, p.175. (3) - Cf. chapitre II, p .23. (4 – Cf. chapitre I, p.9.

Nous pouvons comprendre ici un système de symbolisation simple : Drogo s’interroge sur le fort, cette question est transposée en termes pratiques (localisation, distance). L’impression est ensuite renforcée par l’intervention de tiers, qui semblent tout ignorer de ce lieu mystérieux : le charretier : « il n’y a pas le fort par là. Je n’ai

jamais entendu parler de fort par là … », l’ami Francesco : « il devenait de plus en plus convaincu que Francesco lui avait donné un renseignement erroné »(1). Finalement, Drogo se convainc tout seul de la situation du fort.

Dés lors, l’atmosphère tourne souvent au conte des fées, comme l’indique la seconde impression de Drogo : « il pensa à un château abandonné … Tout stagnait

dans une mystérieuse torpeur »(2).

Par contraste avec cette féerique vision, Ortiz s’emploie, dés le début, à démythifier le fort avant que Drogo ne l’ait vu : « Grandiose, le fort ? Mais non, c’est l’un des plus petits, une très vielle bâtisse. Ce n’est que de loin qu’il fait de l’effet … c’est un fort de deuxième catégorie »(3). Nous savons pourtant l’impression que produit sur le mûr capitaine, peu après, l’aspect de l’édifice.

D’un point de vue strictement militaire, le jugement relève des mêmes ambiguïtés. Une aura de gloire le baigne, grâce à un mot du roi (sentinelle de ma couronne) que Matti emploie à l’adresse du jeune officier qui vient d’arriver, grâce aussi à un passé plus au moins légendaire, en référence à une vague valeur militaire : « Jadis, aller au fort Bastiani, c’est un honneur … »(4) .

Mais vue de l’extérieur et de sang-froid, la forteresse devient :

«… une caserne de frontière, une ridicule bâtisse dont les murs ne résisterait que quelques heures à des canons de modèle récent. Avec le temps, on la laisserait tomber en ruines »(5).

Le fort Bastiani est, alors, une ABSURDE CONTRADICTION, bien définie par les propos du général d’état-major : « Le point faible du fort, c’est qu’il y a trop de monde »(6). (1) - Cf. chapitre I, p.10. (2) – Cf. chapitre II, p .23. (3) – Cf. chapitre II, p .19. (4) – Cf. chapitre II, p .21. (5) – Cf. chapitre XXI, p 174. (6) –Cf. chapitre XX,p .169.

Son rôle consiste-t-il à garder la frontière, ou à cultiver à l’état pur la discipline militaire, laquelle ne peut se maintenir qu’en laboratoire isolé, tant elle est incompatible avec les exigences humaines ? Purgatoire pour les fortes têtes (ou les infortunés) ou utopie expérimentale ? Le fort Bastiani est donc appelé à être désarmé : « Plus le temps s’écoulait et plus le fort devenait négligeable … Ce n’était plus qu’une ligne de sécurité, exclue de tous les plans stratégiques. On ne le maintenait que pour ne pas laisser dégarnir ce coin de frontière. On n’admettait pas l’éventualité d’une menace venue du nord »(1) .

Mais cette décision ne désarme pas l’ambition obsédante de Filimore, le vieux colonel :

« Il s’est mis dans la tête que le fort était très important que les autres, et qu’en ville ils ne comprenait rien »(2)

Ainsi, le fort Bastiani est un mystère qui permet d’accéder à d’autres mystères :

« Et derrière, qu’y avait-il ? Par delà cet édifice inhospitalier, par-delà des merlons, ces casemates, ces poudrières, qui obstruaient la vue, quel monde s’ouvrait ? »(3) . Le désert, bien entendu.

II-2-1-3 / Le désert :

Comme le fort, le désert a été précédé par sa légende. Mais, grâce à Matti, c’est la vision réaliste, combien décevante, qui le définit initialement dans l’esprit de Drogo (et de lecteur) :

« Un paysage monotone, vraiment rien de beau. Croyez-moi, n’y pensez pas ! … Un paysage on ne peut plus bête »(4) .

(1) Cf. chapitre XXI, p 174. (2) – Cf. chapitre VII, p 58. (3) – Cf. chapitre II, p 23. (4) – Cf. chapitre III, p 31.

La vision réelle est rendue impossible par des obstacles, quasi-permanents : les remparts du fort, qui cachent l’essentiel et limitent les chances d’observation aux rares tours de garde à la nouvelle redoute, les brumes du nord, qui empêchent de rien voir, les règlements (mot de passe, instruments d’optique). Tout se ligue donc pour entretenir l’épaisseur du mystère, tandis que les fumeux espaces se prêtent à la vision subjectives : On y voit des tours blanches, un volcan fumant, alors pourquoi pas une route et des régiments tartares ? Du désert montent les mirages, reflets sensibles du désir enfoui :

« Souvent, aux endroits isolés, à force de rester longtemps à guetter, on finit par voir, même en plein jour, des formes humaines qui surgissent entre les buissons »(1).

Ces hallucination, potentiellement collectives, correspondent aux communes illusions entretenues, des années durant, par les conversations des soldats et satisfont leurs aspirations intimes :

« C’est du désert du nord que devait venir leur chance, l’aventure, l’heure miraculeuse qui sonne une fois au moins pour chacun »(2) .