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La musique techno aujourd’hu

[Ici, je recommande l’écoute du délicieux V5 de Vril, paru en 2011.]

Tout d’abord, avant de décrire les soirées techno, il est important que nous nous intéres- sions à la musique techno aujourd’hui et à comment se déroulent un DJ set.

Lorsque nous avons commencé notre réflexion sur le sujet de ce mémoire, nous sommes revenus à nos impressions premières des soirées techno. Nous nous permettrons donc de repasser à la première personne du singulier pour raconter ces expériences et ressen-

tis personnels. Pendant mon échange Erasmus à Berlin, j’ai donc passé énormément de temps en boîte de nuit. J’avais toujours été une fêtarde, le genre de personne du public qui reste aux soirées jusqu’à la fermeture de la boîte probablement parce que je voulais rentabiliser les entrées assez chères mais aussi parce que j’aime danser et me laisser aller. À Berlin, où les boîtes de nuit sont ouvertes tout le week-end, j’ai pu donc tester mes limites et voir combien de temps je serais en mesure de danser. Au départ, je me rendais en boîte en me lançant des défis peu sérieux, en me disant que j’allais rester dix heures ou même douze heures. Mais en réalité, une fois là-bas, je perdais véritablement le sens du temps. Je passais vraiment des heures entières à danser sans m’arrêter, sans vraiment réfléchir. C’était, je dois avouer, une expérience extrêmement agréable car je me suis défoulée et détendue et c’est un très bon remède contre l’angoisse à laquelle je suis sujette. Après mon retour, je racontais cela à mon entourage proche qui me posait des questions au sujet de l’alcool ou même de la drogue. Pourtant j’ai rarement été aussi so- bre que là-bas, je buvais un peu d’alcool en arrivant en boîte mais j’arrêtais assez vite car je n’en sentais pas du tout l’envie ou le besoin. Bien que les effets ne s’effacent au bout d’un moment, je continuais de danser. J’ai donc beaucoup réfléchi à ça et ai compris que c’est la structure même des DJ sets qui m’encourageaient à danser aussi longtemps. On pourrait dire que la structure d’un set se joue sur deux niveaux : les morceaux eux- mêmes avec les transitions et le set complet. L’ensemble du set est souvent une progres- sion et les BPM (battements par minute) augmente peu à peu pour donner une impres- sion d’amplification pendant l’ensemble du set. Cette amplification donne une sorte d’élan dans la danse, permettant aux danseurs de se mettre peu à peu dans le bain. Nous avons rencontré Théo Taddei, technophile et DJ sous le nom de Toscan Haas qui a joué dans plusieurs soirées techno parisiennes telles que Bender, Spectrum et Kapsule. Il a également passé un an à écumer les clubs berlinois dont il garde de nombreux sou- venirs qu’il a pu nous raconter au cours de l’entretien qu’il nous a accordé. Théo a beau- coup insisté sur le fait qu’il aime énormément danser. Il raconte :

“Quand par exemple je fais un Berghain, au début j’aime bien danser mais je danse pas

ultra bien mais après 12 heures, tu danses trop bien et tout ton corps est libéré. T’as l’im- pression que tous tes muscles sont décontractés.”

Effectivement, danser longtemps et se mettre dans le bain d’un set progressif donne cette impression de décontraction, on ne sent plus réellement son corps ou plutôt, on ne ressent pas la fatigue ou l’effort. La progression du set va donc de paire avec ce laisser- aller, comme s’il fallait d’abord s’échauffer peu à peu jusqu’à ce que l’on puisse lâcher prise.

D’autre part, à l’intérieur même de la progression du set, chaque morceau et sa transition sont souvent construits de telle sorte que l’on a pas envie d’arrêter de danser. En effet, grâce aux transitions, il n’y a jamais de coupures entre les morceaux, le son est continu et donc la danse aussi. Mais il y a des variations dans les sons. La transition est cruciale pour maintenir le rythme. Le ou la DJ doit choisir de garder certains éléments du morceau qui se termine et d’introduire d’autres éléments du morceau qui arrive. Souvent cela amène une mélodie qui vient casser la répétition du morceau précédent et qui donne un avant goût du morceau à venir. Les transitions gardent souvent le rythme du morceau précédent superposé à la mélodie du morceau suivant. Ainsi à l’intérieur même des morceaux, il y a comme une montée progressive. Les éléments des morceaux précédents disparaissent peu à peu, laissant comme un vide et son remplacés peu à peu par les nouveaux éléments. Mais souvent, le nouveau “kick” qui donne le rythme est apporté à la fin, ce qui constitue ce que certains appellent un drop bien que selon nous ce mot ne convienne pas forcément à la techno. En effet, drop signifie chute et est caractérisé no- tamment dans l’EDM ou dans la dubstep par une montée avec pas ou peu de kick et beaucoup de mélodie, un court arrêt, puis un gros kick et peu de mélodie. En techno, la mélodie est maintenue tout du long et il n’y a pas de véritable effet de chute.

Néanmoins, il nous faut nuancer nos propos. En effet, tous les DJs ne jouent pas de la même manière, et bien que la structure générale soit souvent progressive et que l’on as- siste à une montée de BPM, ce n’est pas forcément une vérité absolue. Théo nous a no- tamment parlé de certains sets qu’il appelle “à thèmes”.

Dans un set, il est d’usage d’éviter de passer deux fois le même morceau, ce qui semble assez évident. Pourtant, selon Théo, bien que nous ne l’ayons jamais vécu nous-même :

“Boris que j’ai vu récemment au Berghain, y’a carrément des tracks qui se ressemblent

énormément donc ça crée vraiment une ambiance et parfois il te remet un thème, c’est-à- dire une track que t’entends presque pas qui revient à chaque fois. Mais tu l’entends ja- mais, elle est tellement peu montée que t’as juste l’impression que tu deviens un petit peu fou. Ils utilisent souvent le même kick. ils vont faire des transitions sur deux sons différents mais sur la quatrième track, c’est tout le temps le même kick. Sachant que les kicks sont totalement différents d’une track à une autre.”

Il nous parle ici donc de quelque chose de complètement différent de ce qu’on attend habituellement d’un DJ set. On pourrait croire que le fait que tous les morceaux se ressemblent, que le kick soit toujours le même et qu’il y ait un morceau récurrent dans le set serait lassant. Pourtant Boris est un des DJs célèbres du Berghain, à tel point que,

selon le site Berghain Statistics qui recense un maximum de sets, de DJs, de styles 22

pour donner des chiffres quant à ce phénomène, place Boris en DJ numéro car c’est lui qui a joué le plus de sets dans l’ensemble de la mythique boîte de nuit (considérée comme la meilleure au monde), ce qui correspond au Berghain, Panorama Bar, Lab.Ora- tory (qui est le club sado-masochiste) et Saüle. Ainsi, si Boris est autant programmé dans cet boîte de nuit où nombre de DJs rêvent de jouer, c’est bien qu’il doit être apprécié et populaire et pas seulement aux yeux de Théo. Sa manière de jouer n’est donc visiblement pas lassante.

Il y a donc quelque chose de la dépossession, Théo parle d’un petit peu de folie, d’un corps qui se détend et qui se laisse complètement aller. Au-delà véritablement de la musique, selon lui, c’est plutôt le fait de danser.

“C’est une musique qui est très particulière parce qu’elle te coupe de la réalité et t’es pas

forcément rattaché aux paroles où aux gens qui disent qu’ils connaissent le son. C’est l’avantage aussi du thème, même si parfois je vais reconnaitre un son, il va être tellement mis dans une certaine ambiance que je le reconnaitrais même pas, tu vois.”

Le mix techno véhicule donc une ambiance qui met le danseur dans un état d’esprit ir- réel, où l’on se défoule et où le rapport au temps est complètement différent. En effet, le fait que tous les morceaux se ressemblent est voulu par le ou la DJ. Or, le DJ a comme objectif de faire danser son public le plus longtemps public et que la piste reste pleine du début à la fin. En créant un set où l’on ne ressent pas complètement les différents morceaux, le ou la DJ influe sur la perception du temps de son public et ainsi le con- tracter car les danseurs auront moins l’impression que le temps passe, le temps sera im- mobilisé dans cette éternel kick répétitif et le retour du thème qui donne une cohérence à l’instant et qui en rappelle l’occurence précédente, donnant donc l’impression que l’on est toujours un peu dans le même morceau et donc un peu dans le même moment. De plus, lorsque Théo nous parle des thèmes, il dit qu’on l’entend très peu et que c’est ce qui rend un peu fou, comme si en fait le thème résonnait en lui mais qu’il n’était pas clairement audible. À Berlin, une grande partie de la musique se joue dans ce que Théo appelle les “infras”. Comprendre ici, les infra-basses qui sont des basses jouées sur une fréquence très grave, plus grave que les mélodies et qui se trouvent très peu à Paris pour le moment, dont, nous citons son entretien :

“Les soundsystem sont très puissants mais ne font rien à travers les infras.”

http://dashinsky.com/berghain-statistics/ 22

Les infra-basses sont donc des fréquences basses qui sont moins audibles que le kick mais qui peut avoir un effet tout aussi rythmique et mélodique en même temps. C’est dans ces infra-basses que l’on retrouve souvent les thèmes peu perceptibles qui plaisent à Théo. Ces infra-basses, en étant moins audibles, convoquent également quelque chose de moins cérébral et de plus corporel. Théo dit même :

“Les infras, c’est vraiment ce qui te prend les tripes quand t’as passé une longue soirée,

t’as mal aux abdos parce que ça te pousse, en fait.”

Ce verbatim rejoint un autre point qu’il aborde au sujet de la musique techno contempo- raine, à savoir qu’elle est “sexy”. Ce mot, dans la bouche de Théo résume particulière- ment bien sa vision de la techno. Pour l’avoir entendu plusieurs fois mixer, on sent dans le choix de ses sons qu’il ne cherche pas forcément à taper fort mais plutôt à apporter des mélodies et des rythmes qui sont plus qu’entraînantes. Nous aurions envie de dire qu’elles propulsent le public à la danse. Le set qu’il a produit pour la station de radio en ligne Rinse France, par exemple, explore de nombreux styles de techno différents : il y a de l’acide, il y a de l’industrial mais tous ces styles ont en commun d’éveiller l’envie de danser. La première fois que je l’ai entendu, c’était en travaillant mon mémoire et son set m’a poussée malgré moi à commencer à taper du pied, à hocher la tête en rythme. Il dit lui-même :

“Moi la techno que j’aime je la veux sexy, je veux sentir les gens qui prennent possession

de leur corps et qui dansent jusqu’à la dissolution.”

Cet objectif se ressent dans ses sets, en général et nous partageons cette vision de la techno, qui bien qu’elle tape fort et qu’elle puisse être répétitive à outrance ne perd ja- mais un aspect que nous qualifierons de “groovy”. Le groove n’est absolument pas con- tradictoire avec la musique techno, elle fait au contraire écho à ses origines : Derrick May aime raconter que la techno serait provenu de la rencontre entre George Clinton et Kraftwerk qui seraient restés coincés ensemble dans un ascenseur, dans le documentaire

Universal Techno . Cette allégorie explique bien les origines de la techno, c’est la ren23 -

contre entre la musique électronique et les musiques afro-américaines. Ainsi, le groove appartient aussi à la techno puisque celui-ci, complètement indéfinissable verbalement, désigne une partie rythmique dynamique, qui donne envie de danser et caractérise la musique funk dont s’inspirent les pionniers de la techno. Théo lui-même ancien batteur et percussionniste parle de “groove” en techno qu’il associe aux infra-basses, qui est ce qui nous propulse et nous lance dans la danse. D’ailleurs, les infra-basses permettant le

DELUZE, Dominique, Universal Techno, La Sept - Arte et Les Films à Lou, 1996, 63 minutes

groove sont à ce point crucial que selon Théo, les organisateurs des soirées parisiennes Péripate ont investi dans un soundsystem qui met en exergue les infra-basses. Ce choix est très certainement influencé par la mode actuelle de Berlin et notamment du Berghain qui font la part belle aux infra-basses.

La musique techno est donc une musique qui a pour but de captiver, de changer la per- ception du temps grâce à la répétition mais également de permettre à tout un chacun de danser, notamment et de plus en plus, grâce à l’utilisation d’infra-basses. Ceci pourrait expliquer la popularité des soirées techno aujourd’hui, en effet, elles sont très communes à Paris et complètement majoritaires à Berlin. Elles sont devenues une institution noc- turne comme nous l’avons précédemment dit. Il conviendrait donc de d’étudier ce à quoi ressemblent les soirées techno aujourd’hui.

B. Le dispositif de la soirée techno