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La musique comme mnémotechnique dans le vieillissement et la maladie d’Alzheimer

Chapitre 4 : La Musique comme Support de Nouveaux Apprentissages en Mémoire Verbale

1. Mémoire verbale

1.2. La musique comme mnémotechnique dans le vieillissement et la maladie d’Alzheimer

La recherche d’un moyen mnémotechnique efficace est une question très pertinente pour le vieillissement et la MA, étant donné que les troubles de mémoire représentent la perte cognitive la plus redoutée par les personnes âgées saines et la plus déplorée chez les personnes en stade débutant de démence, et que peu de stratégies permettent réellement de rassurer ou soulager ces personnes aujourd’hui. Dans la MA en particulier, nous avons vu que les processus d’encodage, stockage et récupération en mémoire à long terme déclarative sont altérés très tôt (chapitre 1, section 1). Certaines techniques basées sur la mémoire implicite ont permis de nouveaux apprentissages chez ces personnes (chapitre 1, section 3), y compris dans le domaine musical (chapitre 3, section 2.4). Mais aucune à ce jour n’est efficace pour soutenir les apprentissages plus volontaires ou plus complexes.

L’apprentissage par association favorise généralement les performances mnésiques chez le sujet jeune. Cependant, il est moins clair que l’association aide la mémorisation chez les sujets âgés. Pour expliquer le déclin de la mémoire épisodique observé dans le vieillissement normal, certains auteurs ont d’ailleurs suggéré l’existence d’un déficit dans l’association de l’élément à son contexte spécifique (Castel & Craik, 2003; Chalfonte & Johnson, 1996; Kessels, Hobbel, & Postma, 2007). Par exemple, l’étude de Naveh-Benjamin et collaborateurs (Naveh-Benjamin, Guez, Kilb, & Reedy, 2004) montre que les participants âgés reconnaissent globalement bien des visages et noms de personnes (taux d’échec de 4 % et 2 %, respectivement), mais sont moins bons pour retrouver la correcte association entre les deux (14 % d’échec). Cet effet dépend probablement des ressources cognitives disponibles (l’association pouvant représenter une surcharge si les ressources en attention, par exemple, sont insuffisantes). Les conséquences de cette fragilité peuvent souvent se faire ressentir dans la vie quotidienne des personnes âgées, qui peuvent par exemple avoir des difficultés dans les nouvelles associations de type nom-visage, ou objet-localisation (perte des clés, lunettes, etc.). Dans la MA, ce processus est altéré de manière bien plus significative encore, et peut même servir d’indice à son diagnostique (par exemple, Fowler, Saling, Conway, Semple, & Louis, 2002; Lindeboom, Schmand, Tulner, Walstra, & Jonker, 2002). Les patients MA ont ainsi des difficultés dans l’apprentissage de relations de type item-localisation (Swainson, Hodges, Galton, Semple, Michael et al., 2001) ou item-couleur (Parra, Abrahams, Fabi, Logie, Luzzi et al., 2009).

Cependant, si les personnes âgées sont bien guidées lors de l’encodage et de la récupération des informations à mémoriser, les stratégies d’association peuvent contribuer à compenser le déclin mnésique du vieillissement (Naveh-Benjamin, Brav, & Levy, 2007). D’autres études ont cherché également à minimiser ce déficit d’association dans la MA. L’étude de Nashiro et Mather (2011), par exemple, se base sur l’idée que le contenu émotionnel (valence et dynamique) facilite les associations en mémoire chez le sujet jeune. Les participants (jeunes, âgés sains, et MA en stade léger) doivent mémoriser des images présentées sur un écran d’ordinateur, ainsi que leur localisation sur l’écran. Les images variaient en termes de valence et dynamique (arousal) émotionnelle. Les résultats montrent que les personnes âgées et les patients MA (en moindre mesure) mémorisent un plus grand nombre d’items à contenu stimulant (arousing ; comparativement aux items neutre), alors que la valence a peu d’effet sur les performances. Les deux groupes mémorisent également mieux les localisations des items à contenu stimulant. Les auteurs concluent qu’utiliser l’effet mnémotechnique des stimuli

émotionnels – souvent démontré par ailleurs dans des tâches d’apprentissage simple, sans association (chapitre 3, section 2.4) – peut permettre de compenser les stratégies déficitaires d’association en mémoire, à la fois dans le vieillissement normal et pathologique.

Dans le domaine musical, Deffler et Halpern (2011) ont comparé, chez des participants âgés sains, l’effet de différents indices sur la mémorisation de mélodies (i. e., l’inverse des études menées décrites précédemment chez le jeune adulte, où c’est la musique qui sert d’indice pour la mémorisation d’une autre information cible non musicale). Les mélodies à mémoriser étaient accompagnées d’un nom de catégorie, assigné arbitrairement et aléatoirement, et dans certains cas d’un fait fictif. Le fait associé pouvait être neutre ou à contenu émotionnel (positif dans la moitié des cas et négatif dans l’autre moitié). Les résultats montrent un effet d’âge dans la reconnaissance des mélodies. L’association d’un fait à la mélodie n’en augmente pas clairement la mémorisation. Elle est même délétère chez les personnes âgées dans le cas de l’association d’un fait neutre, ce qui peut être expliqué par une surcharge de la mémoire de travail pendant l’encodage, provoquée par l’ajout d’informations non pertinentes (Craik, 1999; Park, Smith, Lautenschlager, Earles, Frieske et al., 1996). Ainsi, dans cette étude, associer une information aide beaucoup moins que le simple fait de répéter plusieurs fois la mélodie à mémoriser (cohérent aussi avec Blanchet et al., 2006, dans une situation de double tâche en apprentissage musical). Ce résultat peut également être expliqué par le fait que l’association proposée était arbitraire, aucunement liée à la mélodie à mémoriser ; dans ce cas, le lien entre les deux est moins robuste qu’il pourrait l’être entre la mélodie et les paroles d’une chanson, par exemple.

Deux études seulement ont testé le rôle de la musique comme indice associatif pour la mémorisation de nouvelles informations verbales auprès de personnes âgées atteintes de MA – et une seule des deux teste également des personnes âgées saines. L’étude de Prickett & Moore (1991) fut la première – et la seule pendant 20 ans – à avoir étudié cette question dans un groupe de 10 patients MA institutionnalisés. L’étude visait à comparer le rappel de matériel parlé versus chanté familier (une chanson et une prière connues) et non familier (une chanson et un texte nouveaux). Les résultats montrent que les patients rappellent mieux la chanson familière que la prière, suggérant une supériorité de la condition musicale pour le matériel acquis depuis longue date. Les auteurs rapportent également que les patients semblent aussi mieux apprendre une nouvelle chanson qu’un nouveau texte. Cependant, les résultats ne sont pas analysés à l’aide de tests statistiques, et lorsqu’on calcule un t-test apparié sur les données rapportées, on s’aperçoit que cette différence n’est pas significative (la seule condition montrant une différence avec les 3 autres est la condition de chant familier, donnant les meilleures performances). Ce résultat est cohérent avec la littérature chez le jeune adulte, montrant que l’apprentissage initial d’un extrait n’est pas facilité par le chant, mais que sa rétention l’est (montré ici avec le matériel familier).

Cependant, l’étude n’est pas menée avec une méthodologique scientifique. Tout d’abord, les extraits ne sont pas contrebalancés entre les conditions parlée et chantée (un seul extrait par condition), et ne sont pas non plus appariés en niveau de difficulté. Ensuite, les participants ont assisté à 3 séances, et tous les extraits sont appris durant chacune, toujours dans le même ordre ; cela peut mettre en évidence des effets d’ordre influents (fatigue, interférence). La procédure d’apprentissage ne semble pas non plus contrôlée de manière rigoureuse (il est noté par exemple que l’assistant du thérapeute tapait occasionnellement le rythme des mains ou du pied pendant les séances, ce qui a pu influencer sur la performance des patients de différentes manières). Enfin, le niveau de sévérité de démence des patients impliqués dans l’étude n’est pas rapporté. Mais le point le plus critique réside sans doute dans le fait que lors du test de rappel, les patients sont simplement invités à chanter en même temps que le thérapeute. De ce fait, on ne peut pas

vraiment considérer qu’on teste ici leur mémoire, puisque les informations à fournir leur sont données en même temps qu’on les leur demande. De plus, cette procédure donnerait plutôt l’avantage aux conditions chantées, étant donné qu’il est plus écologique de chanter à l’unisson que de parler à l’unisson avec quelqu’un.

La seconde et récente étude qui a testé l’influence de la musique comme moyen mnémotechnique pour la rétention d’informations verbales dans le vieillissement et la MA est celle de Simmons-Stern et collaborateurs (Simmons-Stern, Budson, & Ally, 2010). Les auteurs ont comparé la rétention de nouveaux extraits présentés de manière parlée ou chantée chez 13 participants Alzheimer en stade léger (MMS moyen = 24/30) et 14 Contrôles appariés en âge, niveau d’éducation et expertise musicale. Les paroles de 40 extraits à mémoriser étaient présentées visuellement aux participants, et accompagnées de leur version auditive récitée (20 extraits) ou chantée (20 extraits ; les extraits sont répartis aléatoirement entre les deux conditions pour chaque sujet). De plus, une instrumentation accompagnait la version chantée. Les extraits étaient présentés dans un ordre aléatoire et chacun était répété deux fois (consécutives). Les participants étaient informés que leur mémoire pour ces extraits serait testée ensuite. La phase de test consistait en une tâche de reconnaissance (ancien / nouveau) sur 80 extraits (40 anciens, 40 nouveaux) dont les paroles sont à nouveau présentées visuellement mais sans leur enregistrement auditif. Les résultats (Hits – Fausses alarmes) montrent que les personnes avec MA reconnaissent significativement moins d’extraits que les Contrôles, mais qu’ils reconnaissent plus d’extraits chantés que d’extraits parlés (indice de reconnaissance à 0.40 versus 0.28, respectivement). Les Contrôles ne montrent pas de différence de scores pour les deux conditions parlée et chantée. Les auteurs proposent que l’encodage musical serait plus distribué dans le cerveau, impliquant davantage de zones sous-corticales (ganglions de la base, noyaux accumbens, hypothalamus, cervelet, voir Grahn, 2009, Levitin & Tirovolas, 2009, Limb, 2006) et corticales (comme le cortex préfrontal médial, Janata, 2009, et le cortex orbitofrontal, Limb, 2006) qui serait relativement bien préservées dans la MA. Cet encodage plus riche et plus distribué pour la musique aurait permis une meilleure compensation des troubles de mémoire des participants MA (comparativement à la condition parlée). Les auteurs abordent aussi la question de l’effet d’éveil potentiellement provoqué par la musique, augmentant le plaisir et l’investissement dans la tâche, et donc le maintien attentionnel durant l’encodage. Le fait que les Contrôles ne montrent pas cet effet peut être dû au fait que cette tâche, relativement facile pour eux, n’a pas nécessité le recrutement de stratégie particulière pour être réussie (les indices de reconnaissance « ancien / nouveau » sont proches de .80 pour les 80 extraits de test).

Cette étude est particulièrement encourageante en ce qui concerne l’effet de la musique comme support de la mémoire verbale chez des personnes atteintes de la MA. Cependant, il est difficile de déterminer si elle est en accord avec les données observées chez les jeunes adultes (présentées précédemment) car elle n’est pas directement comparable à ces travaux. Tout d’abord, elle utilise un accompagnement instrumental, qui ajoute une information supplémentaire dans la condition chantée, et peut avoir guidé la mémorisation des paroles d’une autre manière que lorsque l’extrait est simplement chanté a Capella. De plus, les paroles sont présentées avec le double support auditivo-visuel lors de l’exposition, et visuellement lors de la reconnaissance, ce qui diffère aussi des tâches décrites dans la littérature chez les jeunes adultes. Ce format – ainsi que le changement de format entre encodage et récupération – peut aussi avoir influencé les deux conditions de manière différente. Par exemple, il est plus écologique de lire un texte récité que des paroles de chanson, plus relié à la modalité auditive que visuelle. En reconnaissance, le changement de format (auditivo-visuel à visuel) représente aussi probablement un plus grand

travail de « filtrage » pour la composante mélodique que pour la condition parlée. Enfin, et surtout, cette étude utilise une tâche de reconnaissance, qui ne reflète pas les mêmes types de mécanismes mnésiques qu’une tâche de rappel libre (utilisée dans les études décrites précédemment). De manière générale, la tâche de reconnaissance est considérée comme plus facile que la tâche de rappel libre (chez les patients et âgés, et plus encore chez les contrôles jeunes) ; elle demande moins de ressources auprès des fonctions exécutives. Cependant, les performances en rappel et en reconnaissance peuvent interagir en fonction de la complexité du matériel. On sait qu’en rappel, un matériel plus complexe rend la tâche plus difficile (i. e., il est par exemple plus facile de rappeler une liste de mots s’ils sont familiers, simples et fréquents dans l’usage de la langue, que des mots moins fréquents et plus complexes ; Gardiner & Java, 1990). Mais l’effet inverse est observé en reconnaissance : lorsqu’il s’agit de retrouver les mots appris parmi plusieurs mots proposés, il est plus facile de le faire pour des mots complexes que simples (Cook, Marsh, & Hicks, 2005). Il se pourrait donc qu’un effet mis en évidence avec une tâche de reconnaissance sur du matériel chanté (et donc plus complexe : texte + mélodie + instrumentation, comme dans l’étude de Simmons-Stern et collègues) ne soit pas répliqué avec une tâche de rappel, qui pourra préférer la simplicité du texte seul. Enfin, la reconnaissance est une tâche moins écologique, le rappel étant plus couramment utilisé dans la vie de tous les jours (i. e., on a souvent à se souvenir de ce qu’on a fait, ou de ce qu’on doit faire, et l’on nous présente rarement des choix multiples pour nous guider). Reflétant davantage les activités du quotidien, ce processus de rappel serait donc intéressant à tester dans une population plus clinique avec ce paradigme de moyen mnémotechnique musical.