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Motivations à mettre en place un filtre : pourquoi adopter (ou non) un filtre à l’entrée dans les

Chapitre 6 | Nos études empiriques

1. Motivations à mettre en place un filtre : pourquoi adopter (ou non) un filtre à l’entrée dans les

La prise de décision en matière d’instauration de filtres est complexe. Elle nous semble notamment nourrie par un équilibre plus ou moins (in)stable entre idéologies, contraintes et assomptions.

En termes d’idéologie, il nous apparait que l’accessibilité aux études supérieures pour tous (et leur démocratisation pour chacun) s’oppose, d’une part, à une vision résolument plus élitiste selon laquelle ce palier du système éducatif doit être réservé aux meilleurs et, d’autre part, à une vision visant l’efficacité dans un contexte de sous-financement constant de l’enseignement supérieur, selon laquelle seuls ceux dont on peut prédire avec une certitude raisonnable (ou maximale) la réussite y auraient accès. Plusieurs visions du monde s’affrontent donc et ce, dans un contexte assez particulier : celui de notre enseignement secondaire très inégalitaire. Des questions de fond sont ainsi soulevées : l’enseignement supérieur est-il là pour remettre, même si c’est tardivement, un peu d’équité dans le monde scolaire en offrant une chance (et des remédiations) à tous ? Est-ce l’une de ses fonctions ? Et en est-il réellement capable, sachant que ce qui est visé au final est l’égalité des résultats (et notamment de l’accès au diplôme) et pas seulement l’égalité des chances ? Ou, au contraire, doit-il acter le fait que seule une minorité des jeunes sont correctement formés pour entreprendre des études supérieures (et en particulier universitaires) et se limiter à prodiguer leur enseignement à ceux-ci ? Il s’agit là de prises de position, difficilement conciliables, qui forment des pôles opposés d’un même continuum. Bien évidemment, des postures intermédiaires existent. Par ailleurs, on ne peut réfléchir sereinement à cette question sans s’interroger sur la manière de soutenir ceux qui ne seront pas sélectionnés. Les place-t-on directement sur le marché de l’emploi ? Envisage-t-on, pour eux, une année propédeutique de remise à niveau ? Les relègue-t-on d’office vers des filières moins prestigieuses ? Leur offre-t-on des remédiations ? Ces questions nous semblent directement en lien avec le choix d’opérer une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur.

Quelles que soient les idéologies, il se cache derrière elles des assomptions souvent non vérifiées. Par exemple, d’aucuns sont convaincus que l’enseignement de masse et la formation des élites sont résolument incompatibles. Cette conviction va pourtant à l’encontre des résultats des études Pisa qui montrent, au niveau de l’enseignement obligatoire, que les pays les plus égalitaires sont également ceux qui forment les meilleures élites. Autre assomption de l’autre côté du continuum : celle qui considère que chaque étudiant a une chance de réussir des études supérieures, celle qui consiste à prétendre qu’il n’y a aucun déterminisme. Le présent rapport, et notamment la partie consacrée aux

189 études empiriques, montre tout de même qu’une partie de la population s’engage dans certaines études sans vraisemblablement aucune chance (ou très peu de chance) de réussite.

Un autre type d’assomption est fréquent et mérite pourtant quelques nuances. Il porte sur une idée préconçue de l’évaluation à qui l’on prête des vertus qu’elle ne peut, dans les faits, pas toujours assumer. Ainsi, il « suffirait » de sélectionner ceux qui ont des chances raisonnables de réussite – ou ceux qui maîtrisent les prérequis – pour solutionner les problèmes inhérents à l’enseignement supérieur. On peut, à quelques nuances près, raisonnablement être en phase avec un tel discours. Sauf que, dans les faits, il y a tellement d’erreurs de mesure inhérentes à toute forme d’évaluation, a fortiori à prétention pronostique, que réaliser un tel diagnostic tient presque de la gageure.

Ces idéologies et ces assomptions, quelles qu’elles soient, sont des dynamiques internes à un individu ou un groupe d’individus. Elles se confrontent toutefois à des contraintes de type externe qui viennent les percuter, parfois de plein fouet.

Ainsi, il apparait assez clairement que la décision de mettre en place un examen d’entrée en médecine n’est pas une décision idéologique, mais une nécessaire intégration d’une contrainte externe forte inhérente à l’octroi de numéros INAMI (qui est une compétence d’un ministre fédéral ayant lui-même sa propre idéologie et ses propres contraintes). Mais d’autres contraintes plus insidieuses existent également. Celle de l’opinion publique, par exemple. À ce titre, il est intéressant de comparer les levées de boucliers observées au sujet de la sélection des candidats en médecine (qui a fait l’objet de la rentrée parlementaire du 21 septembre de cette année) au silence absolu régnant à propos, par exemple, des examens d’entrée en vigueur dans les filières en sciences de l’ingénieur ou dans les Écoles supérieures des Arts, qui semblent poser peu de problèmes à la population. Parmi les contraintes, certaines proviennent du monde universitaire et de la qualité de la formation. C’est le cas notamment de la formation vétérinaire pour laquelle un manque de cas cliniques ne permet pas de faire face à la massification des étudiants. Ces contraintes peuvent aussi être indirectes, mais puissantes. Citons, entre autres, le poids de certaines associations professionnelles protectionnistes qui considèrent que l’accès à la profession doit être limité et que le meilleur moyen d’y parvenir est de restreindre l’accès aux études. Enfin, n’oublions pas une contrainte essentielle : celle liée aux coûts (individuels et collectifs) que représente l’échec d’une ou de plusieurs années d’enseignement supérieur.

En introduction, nous parlions d’un équilibre, parfois instable, entre contraintes, idéologies et assomptions. Il s’agit bien d’un équilibre. Des contraintes identiques pourraient mener à des décisions différentes en fonction des idéologies et des assomptions des décideurs.

190 Les assomptions, idéologies et contraintes sont aussi en jeu lorsqu’il s’agit de définir les méthodes mises en œuvre pour sélectionner. Va-t-on recourir, comme à l’entrée des études d’ingénieurs, à un test de prérequis que seule une élite correctement formée à l’univers des mathématiques peut réussir ? Ou allons-nous tenter de recourir à des épreuves moins influencées par les connaissances acquises antérieurement (autrement dit, les matières enseignées dans l’enseignement secondaire) telles que des épreuves d’aptitude / d’intelligence ou des entretiens de motivation ? Va-t-on intégrer une part de hasard dans la sélection, comme ce fut le cas jusqu’il y a peu avec le système de tirage au sort aux Pays-Bas ou en Belgique (pour les non-résidents) ? À l’analyse, on perçoit bien les enjeux idéologiques et les croyances qui interfèrent dans ce type de décision.

Le choix des méthodes a également trait à la vision archétypique de ce qu’est un bon étudiant ou un bon professionnel. Or, si cette vision peut varier d’un individu à l’autre, elle évolue aussi à travers le temps. Si l’on prend le cas des études de médecine, on demandait auparavant au médecin d’être un bon clinicien qui assurait un bon diagnostic et de bons traitements. On lui demande aujourd’hui, en plus, d’être empathique vis-à-vis de ses patients et d’être un bon communicateur. Il est à noter que toutes ces qualités ne sont pas mutuellement exclusives, ce qui implique qu’un même individu peut en être doté (Norman, 2004). Ce glissement sémantique de ce qu’est un bon médecin s’explique par des attentes sociales plus grandes ou nouvelles. Il peut toutefois paraître étonnant qu’elles soient prises en compte dans un filtre à l’entrée des études alors qu’elles font peu l’objet de séquences d’enseignement dans les universités. A contrario, notons toutefois que, si le métier d’ingénieur demande également l’acquisition croissante d’aptitudes personnelles (leadership, capacité à collaborer…), les épreuves de sélection n’en tiennent absolument pas compte. Ce qui est le cas des études supérieures artistiques, dont l’accès est parfois conditionné à une évaluation de compétences assez larges, telles que la capacité réflexive.

Ces choix des épreuves ou, plus généralement, des modalités du filtre (tests écrits, entretiens, portfolio, stage, prestation publique…) sont par ailleurs, eux aussi, influencés par des contraintes. Par exemple, l’examen d’entrée en médecine présente certaines similarités avec celui organisé en Flandre. Ce n’est évidemment pas un hasard. À l’analyse, il est toutefois à regretter que les arguments scientifiques sur ce qu’il conviendrait de faire soient dilués parmi d’autres arguments de types politique, administratif et juridique. Il nous semble ainsi que les choix des épreuves dans le cadre de l’examen de médecine ont suivi la voie de la moindre contrainte administrative et juridique (la peur de recours et de ses implications, l’isomorphisme avec ce qu’il se fait en Flandre) plutôt que celle d’une argumentation scientifique étayée sur la base de preuves. Certes, la science, elle-même, n’est pas dénuée d’idéologies et de déterminisme et, parfois, elle n’apporte que des réponses partielles et embryonnaires à des questions complexes. Toujours est-il qu’en tenir compte permettrait sans doute

191 d’éclairer les implications des choix effectués. À ce propos, nous concevons tout à fait que l’équation générale est complexe à équilibrer, mais il nous semble que le discours scientifique devrait être mieux écouté et mieux valorisé et ce, avec deux finalités.

[1] Éviter les erreurs en amont des épreuves, notamment en analysant, sous forme d’Evidence Based, les expériences, heureuses et malheureuses sur lesquelles des recherches scientifiques ont été greffées dans les autres pays.

[2] Améliorer l’épreuve entre les différentes itérations en analysant les données récoltées en Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est, évidemment, en analysant scientifiquement les résultats des décisions antérieures que nous pourrons les améliorer. Monsieur le Ministre en est conscient puisqu’il a ouvert le présent marché public. Nous devons toutefois constater que, malgré plusieurs demandes, il ne nous a pas été possible de pouvoir traiter des données pourtant existantes (notamment celles qui ont servi à la production du « Rapport de l’étude visant à évaluer le dispositif appliqué en sciences médicales pour l’Académie de Recherche et d’Enseignement supérieur de la Fédération Wallonie- Bruxelles, Belgique »). La crainte et l’anticipation d’une éventuelle défaillance administrative ou juridique ont empêché l’émergence de savoirs nouveaux utiles à la prise de décision de régulation du test. Ici aussi, les arguments scientifiques furent contrecarrés par des arguties administratives et juridiques.

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