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Le mot « culture » dans les dictionnaires spécialisés

1.3. Culture et sciences humaines

1.3.1. Le mot « culture » dans les dictionnaires spécialisés

Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande distingue deux grandes acceptions du mot « culture ». Dans la première, en son sens étroit, la culture est définie comme le « développement (ou résultat du développement) de certaines facultés, de l’esprit ou du corps, par un exercice approprié1

. » En un sens plus général, le mot désigne le « caractère d’une personne instruite, et qui a développé par cette instruction son goût, son sens critique et son jugement. […] On dit souvent en ce sens culture générale2

. » Au sujet de la culture générale, Lalande ajoute cette précision, qui est une citation de Désiré Roustan :

« Le savoir est la condition nécessaire de la culture, il n’en est pas la condition suffisante… C’est surtout à la qualité de l’esprit que l’on songe quand on prononce le mot culture, à la qualité du jugement et du sentiment3. »

Ces deux définitions renvoient donc, comme dans les encyclopédies Larousse, à la vie de l’esprit (et même à la vie du corps, pour la première). Dans sa seconde acception, considérée par Lalande, à l’époque où son dictionnaire est publié (1926), comme se rencontrant « [b]eaucoup plus rarement, et par transposition en français d’un sens acquis par le mot sous sa forme allemande »4, « culture » est « [s]ynonyme de civilisation, au sens B. » Lalande définit le sens B de civilisation en ces termes :

1

André Lalande, Dictionnaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1926, s. v. « culture », p. 199. 2 Ibidem. 3 Ibidem. 4 Ibidem.

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« La civilisation (opposée à l’état sauvage ou à la barbarie) est l’ensemble des caractères

communs aux civilisations (au sens A) jugées les plus hautes, c’est-à-dire celle de l’Europe et des pays qui l’ont adoptée dans ses traits essentiels1

. »

Quant au sens A de civilisation, dans le même dictionnaire, le voici :

« Une civilisation est un ensemble complexe de phénomènes sociaux, de nature

transmissible, présentant un caractère religieux, moral, esthétique, technique ou scientifique, et communs à toutes les parties d’une vaste société, ou à plusieurs sociétés en relations. ‘‘La civilisation chinoise ; la civilisation méditerranéenne2

.’’ »

Comme on voit, même dans un dictionnaire de langue spécialisée comme celui d’André Lalande, le mot « culture » n’est pas encore, au début du XXe

siècle, ce quasi synonyme de « civilisation » au sens A de ce même dictionnaire qu’il est largement devenu de nos jours. Lorsqu’il est synonyme de « civilisation », il ne renvoie pas encore à l’« ensemble complexe de phénomènes sociaux3 » d’un groupe humain donné, c’est-à-dire à un mode d’habiter le monde, mais seulement au sens B, que Lalande définit comme « l’ensemble des caractères communs aux civilisations (au sens A) jugées les plus hautes », sans même préciser quels sont ces caractères communs. On peut néanmoins faire l’hypothèse qu’entre dans ce sens tenu pour rare une bonne part de la culture dans le premier sens qu’en donne Lalande, soit celui qui renvoie à la vie de l’esprit, puisque, comme nous l’avons vu dans la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française, c’est par extension du sens figuré renvoyant à l’idée de vie de l’esprit que le mot « culture » est devenu synonyme de « civilisation ».

Dans le Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, paru en 1980, Louis- Marie Morfaux considère le sens figuré renvoyant à la vie de l’esprit comme appartenant à la langue courante, puisqu’il fait précéder la définition qu’il en donne de la mention « Vulg. » qui est « sans nuance péjorative4 », peut-on lire sur la page présentant les signes et

1

Ibid., p. 142, s. v. « civilisation ». Plus personne n’assumerait guère aujourd’hui un tel ethnocentrisme. 2 Ibid., p. 141-142. 3 Ibid., p. 142. 4

Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Librairie Armand Colin, 1980, p. 5.

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abréviations utilisés dans le dictionnaire, et signifie seulement « langue courante1 ». Pour Morfaux, en ce sens, la culture est d’abord « formation de l’esprit et de la personnalité tout entière (goût, sensibilité, intelligence)2 » par opposition au « savoir comme simple acquisition de connaissances3 ». Cette précision quant à la différence avec le savoir comme simple acquisition de connaissances est du même ordre que celle qu’introduisait la citation de Roustan dans le dictionnaire de Lalande : la culture est ici définie comme une qualité de l’esprit, du jugement et du sentiment. C’est la raison pour laquelle de Gaulle peut la tenir pour essentielle à la formation de tout illustre capitaine, puisque « [p]ar elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire4

», bref d’avoir cette « qualité de jugement5

» dont parle Roustan, grâce à quoi les grands généraux remportent les batailles. Morfaux ajoute que,

« en ce sens, cette culture, dite générale, est inséparable de l’humanisme traditionnel qui

voue un culte aux grandes œuvres du passé (art, littérature, philosophie) et leur confère une valeur de modèles rendant apte à l’appréciation des œuvres actuelles et à la création originale et personnelle6. »

Par extension de ce sens, la culture est ensuite définie comme « trésor collectif possédé par l’humanité ou par certaines civilisations. » Ce trésor, c’est le « patrimoine de l’esprit humain » dont parle de Gaulle dans Vers l’armée de métier.

Est ensuite présenté un sens annoncé par Morfaux comme appartenant à la sociologie et à l’ethnologie : « (opp. nature), syn. de civilisation (all. Kultur) sous l’influence de l’anthropologie anglo-saxonne7

». Voici de nouveau le second sens figuré du mot « culture », renvoyant à l’« [e]nsemble complexe et durable des caractéristiques politiques, sociales, économiques, morales, religieuses, esthétiques, techniques, scientifiques, etc., d’une société ou d’un groupe de sociétés8

» (c’est la seconde définition donnée par Morfaux du mot 1 Ibidem. 2 Ibid., s.v. « culture », p. 71. 3 Ibidem. 4

Charles de Gaulle, op. cit., p. 175.

5

In André Lalande, op. cit., s. v. « culture », p. 199.

6

Louis-Marie Morfeaux, op. cit., s.v. « culture », p. 71.

7

Ibidem.

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« civilisation »), soit à la manière d’habiter et de concevoir le monde. L’auteur fait suivre cette seconde définition de quatre sous-définitions la précisant : la culture est d’abord l’« ensemble des représentations et des comportements acquis par l’homme en tant qu’être social1 » ; c’est ensuite l’« ensemble historiquement et géographiquement défini des institutions caractéristiques d’une société donnée2

» ; c’est encore, « par suite […] le processus dynamique de socialisation par lequel tous ces faits de culture se transmettent et s’imposent dans une société particulière par l’imitation et l’éducation3

» (il est précisé qu’« en ce sens, la culture est le mode de vie d’une population4

» , soit « l’ensemble des règles et comportements par lesquels les institutions prennent un sens pour les agents et s’incarnent dans des conduites plus ou moins codifiées5 » ; c’est enfin

« [l’]articulation en un système cohérent, sous l’apparence d’un chaos de coutumes disparates, de ces règles culturelles, soit en fonctions organisées destinées à satisfaire les besoins […], soit en structures inconscientes décelables sous les divers aspects des relations sociales empiriquement observables6 ».

L’article consacré au mot « civilisation » dans le Vocabulaire de Morfaux fait cette précision qu’« [o]n distingue parfois la civilisation comme exprimant la situation matérielle d’une société de la culture, qui en exprimerait l’aspect spirituel, mais sous l’influence de l’anthropologie anglo-saxonne le terme culture tend à englober l’une et l’autre7

. » Nous avons déjà rencontré ce type de remarque dans certaines des définitions données dans les dictionnaires que nous avons évoqués plus haut : le sens figuré ‘‘propre’’, si l’on peut dire, du mot « culture » renverrait uniquement à la vie de l’esprit ; quant au renvoi à la vie matérielle de groupes humains, il serait d’un usage impropre et s’expliquerait par l’emprunt d’un usage étranger (l’allemand Kultur, par exemple, ou, comme il est précisé ici, l’anthropologie anglo- saxonne.) 1 Ibid.., s.v. « culture », p. 71. 2 Ibidem. 3 Ibidem. 4 Ibidem. 5 Ibidem. 6Ibidem. 7 Ibid., s.v. « civilisation », p. 48.

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