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par Lei/a ei-Wakil

Lorsque les autorités genevoises décident de pourvoir l'ancienne cathé-drale Saint-Pierre d'une nouvelle façade, elles entrevoient deux modèles possibles: d'une part, la façade de Saint-Gervais à Paris, inventée par l'architecte huguenot Salomon de Brosse en 1616 pour s'accoler à une église gothique et publiée dans L'Architecture française de Jean Mariette'; d'autre part, la façade de la Rotonde de Rome, soit Panthéon, temple romain immémorial, remanié du temps de l'empereur Hadrien, et qui passe depuis la Renaissance auprès des architectes pour Soubeyran s'inscrivent dans la lignée du portique octastyle du Panthéon de Rome. Jean-Louis Bovet père présente également d'autres solutions:

une façade en hauteur, munie des trois ordres antiques superposés, à l'image de celle de Saint-Gervais de Paris, et un rhabillage de l'ancien-ne façade à gâble gothique.

C'est le modèle panthéonien qui est finalement préféré, comme mani-feste esthétique et idéologique. L'image du portique plaquée devant la vieille église résulte à Genève tout autant d'un impératif architectural que d'une volonté religieuse. Les protestants se rallient autour d'un frontispice antique comme signe des valeurs réformées.

Rompu aux travaux de transformation, l'habile architecte de cour pié-montais Benedetto Alfieri met au point le projet de portique pour St-Pierre de sorte à le rendre réalisable. De passage à Genève puis à Turin en 1751, l'architecte lyonnais Jacques-Germain Soufflot a l'occasion de prendre connaissance des dessins d'Alfieri auxquels il donne une large

publicilél_ Il s'en souvient certainement lui-même au moment de conce

-voir quelques années plus lard le projet de la Sainte-Geneviève de Paris (actuellement Panthéon).

La reconstruction de la façade moderne de Saint-Pierre relève d'une pratique courante de l'architecture internationale; de la Renaissance au XIX' siècle, ce «morceau d'architecture» qu'est la façade d'apparat est l'un des lieux porteurs de la démonstration architecturale3Venant clore l'espace de la nef, comme un écran représentatif, elle pennet à l'archi-tecte de donner libre cours à sa créativité. Tradillonnellement dissociée du reste de l'église, parce que n'étant pas indispensable au fonctionne-ment liturgique, la façade d'apparat est considérée dans la théorie

architecturale du XVIII' siècle comme une entité architecturale à part entière.

La théorie classique française, qui la désigne sous les noms de portail ou de frontispice, nous fait bien comprendre qu'elle obéit à ses propres règles de composition, largement indépendantes de la façade d'attente qu'elle vient recouvrir. En regard d'autres programmes les contraintes morphologiques sont peu nombreuses, dictées essentiellement par le gabarit de l'église, les portes et les prises de jour. Dans ses recueils de planches regroupés sous l'intitulé L'Architecture française (dès 1727), Jean Mariette accorde une part importante à la publication de portails d'églises, réalisés ou non'.

Dans son Mémoire[. .. } sur l'achèvement du grand portail de l'église de Saint Sulpice1, l'ingénieur français Pierre Patte met bien le doigt sur le caractère d'entité architecturale de la nouvelle façade inventée par le scénographe italien Giovanni Niccolo Servandoni: «On ne peut discon-venir que la composition du grand portail de Saint-Sulpice, considéré indépendamment de sa relation avec l'église & de son couronnement, ne soit une des mieux ordonnées de celles que l'on connaisse. Ce mor-ceau est à la fois majestueux, par son élévation prodigieuse; superbe, par la riche simplicité de son architecture colossale; noble par la mâle fierté de ses ornements; il égale enfin, par sa masse, ce que les Anciens

& les Modernes ont exécuté de plus grand & de plus remarquable en ce genre.»

Tout comme à St-Pierre, plusieurs projets de façades d'une diversité considérable voient le jour et ce dès la fin des années 1720, de l'extra-vagant projet baroque et romanisant de Jules-Aurèle Meissonier au pro-jet primé de Servandoni, en passant par les inventions de Gilles-Marie Oppenord. Le long chantier qui s'en suit occupe les esprits pendant plus de quarante ans durant lesquels le projet évolue d'un palladianisme mâtiné de baroque à un néo-classicisme sévère et précurseur, caractéri-sé par deux robustes portiques superpocaractéri-sés d'ordre dorique et ionique, destinés à être surmontés d'un fronton monumental, fronton auquel on renoncera finalement pour des raisons statiques. Quatremère de Quincy fera l'éloge de ce morceau d'architecture d'un style novateur, mais sans commune mesure avec le reste de l'édifice.

Lors de la mise au point de son projet pour St-Sulpice, Servandoni est, on le sait, influencé par la façade de Sir Christopher Wren pour St-Paul de Londres. Mais peut-être a-t-il aussi l'occasion de voir des gravures de ce que fut le portique classique monumental d'lnigo Jones, commencé en 163<1 et appliqué contre l'ancienne façade du Saint-Paul gothique

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d'avant l'incendie de Londres'. Ce portique sans fronton, qui était constitué d'une colonnade corinthienne colossale, inspirée à la fois de la proposition de reconstruction par Palladio du temple de Vénus et Rome et par le temple d'Antonin et Faustine, est du reste à mettre en rapport avec le portique de St-Pierre.

Le XVIII' siècle présente beaucoup de cas intéressants de (re)construc-tions de façades d'église, qu'il s'agisse de simples achèvements d'édi-fices ou de reconstructions pour des raisons statiques ou esthétiques.

Ce sont généralement des façades modernes qui sont accolées à des églises plus anciennes, soit classiques, soit gothiques. L'unité de style n'est pas encore vraiment recherchée. Le cas de la nouvelle façade de Ste-Croix d'Orléans fait exception, puisque Louis XIV encourage en 1708 sa reconstruction en style gothique sur les plans de Guillaume Hénault et de Robert de Cotte. Le chantier de cette réalisation flam-boyante sera repris sous Louis XV par Jacques V Gabriel. La décision du choix stylistique est largement motivée par un souci religieux, l'église ayant été en 1568 gravement endommagée par les huguenots et sa reconstruction ayant débuté au XVII" siècle déjà sur «le desseing à la gothique» du frère Etienne Martel lange'. En pleine époque classique, le style gothique est en l'occurrence délibérément choisi pour être celui dans lequel s'incarnent les valeurs religieuses et patriotiques du Royaume catholique de France.

Le principe de l'unité de style, qui sera généralement admis au XIX' siècle dans le cas d'interventions modernes sur un bâtiment ancien, commence a être discuté et théorisé au XVIII' siècle. Mais le débat demeure ouvert et les architectes ne mettent pas toujours en pratique ce qu'ils préconisent dans leurs traités. Ainsi, dans son Livre d'architec-ture (1745), Germain Boffrand considère-t-il important de sauvegarder l' «unité de style»: «A un bâtiment commencé, il ne faut pas joindre une partie de construction & une décoration différente: on ne doit pas dans une même façade mettre un ordre corinthien à côté d'un ordre dorique, ni dans une même continuité de bâtiments placer à même hauteur des croisées ceintrées et des croisées carrées; il ne faut pas que la moitié d'un corps de logis soit couvert d'un comble & que l'autre le soit en ter-rasse [ ... ] toutes ces choses sont opposées & ne peuvent s'unir ensemble. [ ... ] Il est plus difficile qu'on ne pense, de joindre en Architecture une partie à l'autre; en sorte qu'elles s'accordent par la forme et par la proportion; qu'elles ne se détruisent point & qu'au contraire elles se fassent valoir l'une l'autre. [ ... ] Le premier ordre de ce portail d'Eglise est magnifique; il est d'ordre Dorique; il est bien pro-portionné: l'Architecte est mort, cet ordre étanl à l'enlablernenl. Un autre Archilecle a continué cel ouvrage; il a mis au-t.lessus un ordre

composite qui n'a aucune liaison avec l'ordre qui est au-dessous; ces deux parties ne sont point un seul et même tout.» Cela n'empêche tou-tefois pas Boffrand de baroquiser une dizaine d'années plus tard, avec l'aide des frères Slodtz, l'église Saint-Merry (1754), ce qui fera dire à Louis Ré au qu'on a désormais à faire à «Un travesti de style jésuite».

Dans son fondamental Cours d'architecture, le directeur de l'Ecole des Arts et gardien de la tradition classique française Jacques-François Blondel précise pourtant de ne pas «ajouter à des monuments gothiques des additions d'un genre moderne, usage toujours révoltant chez les bons esprits.» Cette position est une réponse à un questionne-ment propre aux hommes de goût du XVIII' siècle dont le graveur Charles-Nicolas Cochin se fait l'écho: «Il est délicat de décider si, ayant une église gothique à décorer, on doit volontairement et sûrement cher-cher une décoration dans le goût manifestement mauvais de ces archi-tectes gothiques ou s'il est plus convenable de négliger les rapports du tout ensemble et de faire une belle architecture dans la partie qui nous est confiée.»"

Toutefois, lorsqu'on s'adresse à Blondel pour réaliser la nouvelle façade de la cathédrale de Metz, dont l'essentiel de l'architecture remonte au moyen âge, il est contraint pour des raisons économiques à renoncer à son projet gothique qui eût été beaucoup trop coûteux. Il dessine alors en 1764 un portail moderne, à colonnes corinthiennes et fronton cintré, d'un seul niveau, qui vient s'accoler à l'ancienne façade sans prétendre ni la dissimuler, ni la remplacer; de sorte que, comme on peut le voir sur une gravure ancienne, on percevait en un même regard l'ajout classique et la structure aux allures médiévales. Cette collision stylistique parut insupportable à l'époque de Guillaume Il et le portail classique de Blondel fut remplacé par un portail néo-gothique (1898).

Au XVIII' siècle, le thème de la façade d'église comme morceau d' archi-tecture fait l'objet d'études dans les différentes écoles et académies, que ce soit l'Académie d'Architecture de Paris ou I'Academia di San Luca de Rome. A Rome précisément où, un siècle plus tôt, la façade apposée par Carlo Maderno à la basilique St-Pierre a soulevé une vague de contestations, l'Académie de St-Luc propose au début du siècle à ses élèves de plancher sur un sujet d'actualité: le projet d'une nouvelle façade pour l'église Saint-Jean de Latran. Sur ce même thème, un concours, le concorso clementino, est ouvert à l'intention des archi-tectes chevronnés; y participent notamment G. A. Bianchi, Pierre-Adrien Pâris et Fernando Fuga. C'est finalement Alessandro Galilei qui empor-te le morceau avec un projet de façade-écran d'un grand académisme classiqtte (1735).

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Fernando Fuga, quant à lui, obtient du pape Benoît XIV la reconstruc-tion de la façade de Sainte-Marie Majeure dont le portique du XVI' siècle menace ruine. En lieu et place du portique renaissant, Fuga pro-pose une pittoresque façade baroque à deux étages, faisant office au niveau supérieur de loggia de bénédiction. On lui reprochera de dissi-muler sous cette façade aux allures profanes le précieux mur ecclésias-tique médiéval revêtu de mosaïques. La formule d'une loggia superpo-sée au portique pourrait toutefois avoir nourri l'imagination de Benedetto Alfieri, lorsqu'il reprend pour St-Pierre de Genève le principe d'une façade à deux étages de loggias aux accents rococo, solution qui sera écartée par les autorités genevoises au profit d'une réplique du Panthéon de Rome.

Notes

' Jean MARIEnE (dès 1727) reproduit la façade de St-Gervais , pl 5, vol. 1 de l'édition de Louis HAurECŒUR, Paris, 1929. Le recueil de Mariette faisait partie de la bibliothèque de Jean-Louis Bovet père cf. Barbara RooTH-LOCHNER et Livio FoRNARA, «Bibliothèques d'architectes genevois au XVIII' siècle>>, in Des Pierres et des Hommes, Lausanne, 1995, pp 347-355, 358-360.

' Leïla EL-WAKIL, Marie-Félicie PEREZ, «L'architecture, domaine privilégié des relations Genève-Lyon dans la deuxième moitié du XVIII' siècle?», in Actes du colloque Genève-Lyon-Paris, juin 2002, à paraître.

3 Sur ce sujet cf. Leïla EL-WAKIL, «Quelques incursions sur le thème de la façade rapportée dans l'architecture classique», Faces, no 44, 1998, pp.58-64.

' La planche 5 du vol. 1 est leSt-Gervais de Si'!lomon de Brosse de 1616.

La planche no 4 du même vol. 1 est le portail de l'église St-Roch de Monsieur de Coste de 1739 sous la conduite de Monsieur Gabriel, premier architecte.

' Pierre PAnE, Mémoire sur les objets les plus importants de l'architec-ture, Paris, 1769.

6 John SuMMERSON, lnigo Jones, New Haven-London, 2000 (1966), pp.

91-101.

7 Le «Gothique» retrouvé avant Viol/et-le-Duc, Paris, 1979, p. 51, en particulier Maryse BIDF.AULT, «Sainte-Croix d'Orléans».

' Charles-Nicolas COCHIN, Mémoires inédits, éd. Ch. Henry, p. 32 cité par Louis HAUTECŒUR, Histoire de l'architecture classique en France, Paris, 1950, t. 3, pp. 348-349.

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l'opinion du ministre du saint Evangile

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