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3. La philosophie morale contemporaine

3.3. Au-delà des trois théories monistes de l’éthique normative

3.3.2. Morales minimales et maximales

À la question de savoir si l’on doit opter pour le conséquentialisme, le déontologisme ou l’éthique des vertus, Ruwen Ogien propose d’en substituer une autre : faut-il être maximaliste ou minimaliste en morale ? Selon lui, l’histoire de l’éthique contemporaine peut en effet se résumer à cette opposition binaire. Qu’entend-il précisément par ces mots ? Les lignes d’ouverture de L’éthique aujourd’hui nous offrent un premier éclaircissement :

Imaginez un monde dans lequel on pourrait vous juger « immoral », non seulement pour vos actions, mais aussi pour vos pensées, vos désirs, vos fantasmes ou vos traits de « caractère ». Non seulement pour ce que vous faites aux autres, mais aussi pour ce que vous vous faites à vous-même. Non seulement pour ce que vous faites délibérément, en toute connaissance de cause, mais aussi pour ce qui vous

52 arrive un peu par hasard. […]. J’appelle « maximaliste » un tel monde moral et, par contraste, « minimaliste » des mondes moraux moins envahissants, dans lesquels, par exemple, toute l’éthique se résume au souci d’éviter de nuire délibérément à autrui. (2007, p. 11-12)

Ainsi, pour Ruwen Ogien, l’opposition classique entre morales déontologiques et morales téléologiques apparaît comme secondaire. Ce qui compte, selon lui, c’est l’extension que les différentes théories normatives donnent au domaine de l’éthique, et plus précisément, l’importance qu’elles accordent au rapport à soi-même. La distinction entre morales maximaliste et minimaliste repose alors sur un principe central, celui de l’asymétrie morale entre le rapport à soi et le rapport aux autres :

De ce point de vue, écrit Ruwen Ogien, il n’y a pas de différence profonde entre les théories téléologiques inspirées par Aristote et les morales déontologiques inspirées par Kant. Les deux sont maximalistes en ce sens qu’elles accordent autant d’importance au rapport à soi-même qu’au rapport à autrui, et que, au nom de la « nature humaine » ou de la « perfection humaine » pour les unes et de la « dignité humaine » pour les autres, elles contestent notre liberté de faire ce que nous voulons de notre vie et notre corps, même lorsque nous ne nuisons à personne, ou à personne d’autre que nous-même. (2007a)

Dans L’éthique aujourd’hui, Ruwen Ogien défend l’idée d’une éthique minimale qui « nous demande d’éviter de juger "moral" ou "immoral" tout ce qui, dans nos façons de vivre ou nos actions ne concerne que nous-mêmes » (2007, p. 197). Cette vision de l’éthique s’inspire à la fois du principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien, développé notamment par John Rawls dans Théorie de la justice (1971 [2009]), et du principe de non-nuisance à autrui (no harm principle) auquel John Stuart Mill tente de réduire la totalité de sa théorie dans De

la liberté :

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. Un homme ne peut être légitimement contraint d’agir ou de s’abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste. Ce sont certes de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non pour le contraindre ou lui causer du tort s’il agit autrement. La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire

53 détourner cet homme risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain. (1859 [1990], p. 74-75)

Dans le cadre de cette conception minimaliste, il ne s’agit donc pas de chercher à régenter tous les aspects de notre vie, mais d’affirmer des principes élémentaires de coexistence des libertés individuelles. Si les conceptions minimalistes défendues par John Stuart Mill ont inspiré de nombreux philosophes contemporains dits « libéraux », beaucoup parmi eux considèrent toutefois que ces idées doivent être limitées au domaine politique et qu’elles ne peuvent être appliquées telles quelles au domaine moral (voir par ex. : Rawls, 1995 ; Larmore, 1993).

Partant de ce constat, Ruwen Ogien défend, au contraire, la thèse que le principe de non- nuisance à autrui peut et doit être étendu au domaine moral :

Je ne vois pas pourquoi il serait immoral de participer à des échanges auxquels tout le monde a consenti, de se livrer à des activités solitaires (sexuelles ou autres) qui, au pis, ne causent des dommages directs qu’à soi-même ou d’offenser des choses abstraites comme Dieu, la patrie, la société. Bref, de même qu’il ne devrait pas y avoir dans nos lois de crimes sans victime, il ne devrait pas y avoir dans notre éthique de crimes moraux sans victime. De cela, il semble suivre que tout ce qui relève du rapport à soi-même (devoirs envers soi-même comme celui de ne pas suicider, quête de la vie « bonne » ou d’une vie personnelle « réussie ») n’a aucune importance morale, et que le principe central de l’éthique est de ne pas nuire à autrui. (2012, p. 148)

L’éthique minimale formalisée par Ruwen Ogien correspond donc à une conception morale plutôt que politique. En étendant le principe de liberté aux relations privées entre personnes, elle se donne pour objectif de combattre le maximalisme moral, c’est-à-dire cette conception intrusive de la morale qui se manifeste sous trois formes conjointes (Ogien, 2007a, p. 122‑143) : le moralisme, qui veut nous convertir à ses choix au nom de principes dominants dans une société particulière ; le paternalisme, qui nous pousse à vouloir décider pour les autres ce qui est bon pour eux au nom de grands principes tels la dignité ou le respect de la nature humaine ; et le perfectionnisme, qui prétend détenir les critères de l’excellence humaine.

54 Dans sa forme la plus radicale, le minimalisme propose de réduire l’éthique au seul principe de non-nuisance à autrui. Toutefois, comme le note Ruwen Ogien, une telle conception peut apparaître comme contre-intuitive :

Pensez à un automobiliste qui passe devant un amas de ferraille ou gémissent des personnes gravement blessées, et qui ne s’arrête pas pour leur venir en aide ou, au moins, pour prévenir un service d’urgence médical, alors qu’il en a les moyens et qu’il n’est pas particulièrement pressé d’accomplir un autre devoir plus important. Commet-il une faute morale ? Il pourrait estimer que si la seule chose que la morale nous demande, c’est de ne pas nuire directement et intentionnellement à autrui, il n’a rien fait d’immoral, puisque personnellement, il n’a causé aucun tort direct aux accidentés. » (2007a, souligné dans le texte).

Pour éviter d’en arriver à ce genre de conclusion difficilement défendable, Ruwen Ogien propose d’ajouter au principe négatif de non-nuisance à autrui un principe d’égale considération de chacun. Inspiré de la distinction opérée par Thomas Nagel (1993) entre les raisons « impersonnelles » et les raisons « propres à l’agent », ce principe évite d’adopter une attitude paternaliste, car il ne consiste pas à vouloir le bien d’autrui contre son gré, mais à répondre à une demande d’aide que n’importe qui pourrait formuler dans la même situation. Au final, Ruwen Ogien (2007, p. 153-160) propose trois principes d’éthique minimale : un principe de considération égale de la voie et des revendications de chacun dans la mesure où elles possèdent une valeur impersonnelle ; un principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel (ou principe d’indifférence morale du rapport à soi-même) ; et un principe de non-nuisance à autrui. Une telle conception de l’éthique prend ses distances vis-à-vis des morales kantiennes ou aristotéliciennes, sans toutefois rallier les thèses des penseurs les plus libéraux dans le domaine politique. Par ailleurs, si Ruwen Ogien n’endosse pas les thèses utilitaristes, les références à John Stuart Mill indiquent que l’éthique minimale trouve en partie son origine dans ce mouvement philosophique, notamment dans l’idée d’une indifférence morale du rapport à soi-même.

Afin de résumer et de clarifier notre présentation du minimalisme et du maximalisme en éthique, nous proposons deux tableaux. Le premier expose les traits saillants de l’opposition entre ces deux visions de l’éthique, conçues ici comme deux pôles antagonistes. Le second, situé dans le prolongement du premier, présente la conception minimaliste de Ruwen Ogien qui, comme on l’a vu, correspond à une version légèrement enrichie par rapport à l’idée d’une morale minimaliste qui serait uniquement fondée sur le principe de non-nuisance à autrui.

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Tableau 3 : Pôle maximaliste et pôle minimaliste

Pôle maximaliste Pôle minimaliste

Non-nuisance à autrui + +

Valeur du rapport à soi-même + –

Promotion d’un bien personnel + –

Existence de crimes moraux sans victimes + –

Responsabilité non limitée envers nos

émotions, notre caractère et nos intentions + –

Tableau 4 : L’éthique minimale de Ruwen Ogien

Les trois principes Les trois objectifs

1) Principe de non-nuisance à autrui ; 2) Principe d’indifférence morale à

l’égard de soi-même ;

3) Principe de considération égale.

1) Combattre le moralisme qui veut nous convertir à ses choix au nom de principes dominant dans une société particulière ; 2) Combattre le paternalisme qui nous pousse

à vouloir décider pour les autres ce qui est bon pour eux ;

3) Combattre le perfectionnisme qui prétend détenir les critères de l’excellence humaine.

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