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3. La philosophie morale contemporaine

3.3. Au-delà des trois théories monistes de l’éthique normative

3.3.1. L’hétérogénéité de la morale

Faut-il être déontologiste, conséquentialiste ou adepte d’une éthique des vertus ? Face à cette question cruciale de l’éthique normative, la grande majorité des philosophes essaient d’établir un système de priorité, réduisant de fait le champ de la morale à l’une des trois grandes théories de l’éthique normative. D’autres, comme Charles Larmore et Thomas Nagel notamment, ont proposé une réponse différente. Selon eux, il n’est ni possible ni souhaitable d’essayer de réduire la morale à une perspective particulière ; l’hétérogénéité est au cœur de la morale.

Si l’on détache la moralité de la théologie, écrit Charles Larmore, il nous faut alors admettre une hétérogénéité fondamentale de la morale. J’entends par là que nous adhérons à plusieurs principes moraux différents qui nous imposent des exigences indépendantes (nous ne pouvons pas considérer un principe comme le moyen d’en servir un autre) et sont donc susceptibles de nous tirer dans des directions irréconciliables. Il n’y a pas une seule et unique source de la valeur morale, mais plusieurs. (1993, p. 105)

Là où Charles Larmore parle de « l’hétérogénéité de la morale », Thomas Nagel évoque « la fragmentation de la valeur » (1983). Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer la pluralité et l’irréductibilité des valeurs morales. Dans son ouvrage Questions mortelles, Thomas Nagel illustre cette fragmentation de la valeur en recourant à l’antagonisme entre le point de vue

impersonnel, fondateur des morales impératives, et le point de vue personnel, constitutif

50 Cette grande division entre des raisons personnelles et impersonnelles, ou centrées sur l’agent et centrées sur le résultat, ou subjectives et objectives, est si fondamentale qu’elle détruit la plausibilité de toute unification réductrice de l’éthique – ne serait-ce que celle du raisonnement pratique en général. Les différences formelles entre ces types de raisons correspondent à des différences profondes quant à leurs sources. (1983, p. 157)

Pour Thomas Nagel, le conflit entre les raisons personnelles et impersonnelles se situe au fondement même de la morale. Il importe dès lors de reconnaître cet antagonisme qui nous pousse à agir tantôt de manière partiale et subjective – en privilégiant nos propres intérêts et ceux de nos proches –, et tantôt de manière impartiale et objective en accordant à chacun d’entre nous une égale considération. Plutôt que de réduire la morale à l’une de ces dimensions particulières, Thomas Nagel invite à composer avec la complexité inhérente du raisonnement moral.

Cette prise en compte de la complexité est au centre de la conception de Charles Larmore qui dans Morale et modernité (1993, p. 95-119) décrit le fonctionnement d’une morale articulée autour de trois principes antagonistes – respectivement extraits des trois grandes théories de l’éthique normative : le principe de partialité, le principe conséquentialiste et le principe déontologique.

Le principe de partialité, nous dit Charles Larmore, sous-tend les obligations « particularistes » qui ne s’imposent à nous qu’en vertu d’un certain désir ou intérêt que nous nous trouvons avoir. […]. Les devoirs qu’il recouvre émanent d’engagement envers ce que l’on considère comme bon. […]. Le principe conséquentialiste exige que l’on fasse ce qui produira globalement le plus grand bien [...] eu égard à tous ceux qui sont affectés par notre action. Le principe déontologique exige que l’on ne fasse jamais certaines choses à autrui [...], même s’il doit en résulter globalement un plus grand bien ou un moindre mal. (1993, p. 96-97)

Pour Charles Larmore, il n’y a pas de raison a priori de hiérarchiser ces trois principes. Seule une analyse des circonstances particulières dans lesquelles s’opère l’action peut conduire à donner la priorité d’un principe sur un autre. De ce point de vue, il importe de faire une distinction entre le domaine politique (ou public) et le domaine extrapolitique (ou privé). Dans le domaine politique, écrit Charles Larmore, « l’idéal de neutralité doit toujours l’emporter sur les différentes conceptions controversées de ce qu’est la vie bonne » (1993, p.

51 98). De fait, les principes conséquentialistes et déontologiques prévalent sur le principe de partialité. En dehors du domaine politique, le principe de partialité doit en revanche être réhabilité :

Il n’y a aucune raison de penser que les devoirs universalistes doivent toujours l’emporter sur les devoirs particularistes. Ce que nous devons à notre famille ou à nos amis compte parfois plus que le respect d’une promesse ou l’accroissement du bien-être général. (Larmore, 1993, p. 98)

En ce qu’elles reconnaissent la complexité de nos expériences morales et refusent de les réduire au cadre d’une théorie « moniste », les conceptions plurielles de l’éthique, défendues par Thomas Nagel et Charles Larmore, nous semblent particulièrement bien adaptées aux exigences d’une éthique appliquée dont l’objectif, rappelons-le, consiste en l’analyse, la clarification, et la résolution de problèmes liés à des situations vécues. Dans le chapitre 2, nous verrons que l’hypothèse d’une hétérogénéité des repères moraux en éthique appliquée a d’ailleurs été déjà développée dans le cadre de recherches empiriques menées sur l’éthique professionnelle des enseignants.

Articulée autour du couple minimaliste versus maximaliste, la conception que propose Ruwen Ogien (2007a) du champ de l’éthique normative transcende, elle aussi, l’opposition entre le conséquentialisme, le déontologisme et l’éthique des vertus. Voyons donc à quoi correspond cette distinction entre le maximalisme et le minimaliste et en quoi elle offre un cadre d’analyse pertinent à notre étude.

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