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Montage vertical dans História do Brasil et Triste Trópico : croisement de temporalités et anachronisme et anachronisme

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 99-110)

La première image d’História do Brasil est une carte de l’Amérique du Sud, suivie d’un mouvement de zoom in sur le Brésil. Pendant ce temps, la voix du narrateur annonce le titre et les crédits du film : « História do Brasil, réalisé par Marcos Medeiros et Glauber Rocha ; narration de Jirgis Ristum ; Rome, octobre, 1974 ». De la carte, la bande-image coupe et nous passons à un plan rapproché d’un jeune homme au torse nu, qui semble abattu et qui parle à un microphone les yeux rivés vers le sol (fig. 11). La bande-son du discours de cet homme a été supprimée et substituée par la narration de faits historiques : « Le capitalisme mercantile européen, instauré au XIe siècle, provoque une révolution culturelle dont l’apogée est la Renaissance au XVe siècle ». Le locuteur continue de parler du contexte historico-politique de l’époque des grandes navigations portugaises, alors que le plan de l’homme continue, avec un cadrage plus rapproché. Les trente premières secondes du film indiquent clairement au spectateur que le montage des images ne suit pas la chronologie de la voix du narrateur, de même qu’il n’illustre pas nécessairement ce qui est dit. Alors que la voix off, actuelle, nous renvoie au siècle des navigations, nous voyons un homme malade, de la deuxième moitié du XXe siècle.

Au sujet de la scène d’ouverture du film, Anita Leandro nous dévoile qu’il s’agit d’un plan de Maranhão 66 (Glauber Rocha, 1966), dans lequel un homme malade, dans un lit d’hôpital, donne une interview dénonçant la situation d’abandon des patients et les mauvais services fournis par l’institution296. Par conséquent, pour ceux qui identifient le film original, le plan en question est déjà rempli de certaines significations. Dans ce cas, la reconnaissance de l’image consolide le caractère de dénonciation sociale d’História do Brasil et il devient alors possible d’élaborer une connexion entre l’expérience de la colonisation, fruit des navigations et conquêtes portugaises, et la situation actuelle d’inégalité vécue par le pays. Dans tous les cas, que l’origine de cette image soit connue ou ignorée par le spectateur, le montage de celle-ci

296 Voir Anita Leandro (dir.), História do Brasil, op. cit., p. 11-12.

98 avec la voix off établit une connexion entre passé et présent, entre les origines du Brésil et les jours ou les enjeux d’alors.

Fig. 11 : Photogramme d’História do Brasil. Plan extrait du film Maranhão 66 (Glauber Rocha, 1966).

Il est possible de voir la séquence initiale d’História do Brasil, commentée dans cette partie, dans le DVD en annexe, item 2A : História do Brasil – Ouverture.

Dans son analyse d’História do Brasil, Maurício Cardoso s’intéresse à la présence dans ce plan d’un intervieweur hors-champ, qui tient le microphone et sert de médiateur au discours de l’homme interviewé. Selon Cardoso, le film questionnerait, par le biais de cette image, les relations entre intervieweur et interviewé dans le cinéma documentaire, soulevant ainsi des questions telles que : « Qui possède, de fait, le droit de parole ? Quels sont les termes réels de la négociation entre interviewé et intervieweur ?297 ». Intervieweur et interviewé suggéreraient

« ainsi les termes d’une relation entre un intellectuel et le peuple, où incombe au premier d’être le médiateur du second298 ». Il nous semble possible d’aller plus loin dans l’analyse de cette image dans le film. Plus que la présence hors-champ de l’intervieweur, c’est, dès l’ouverture du film, le processus de réduction au silence d’un homme qui parle, ainsi que la substitution de sa voix par une narration au style académique, de caractère sociologique, qui attaque de front et de manière délibérément ambiguë le problème de la relation, alors amplement discutée, entre l’intellectuel et le peuple. Le film s’assumant ainsi à la fois comme lieu de parole de l’intellectuel qui parle pour l’autre et comme lieu de critique de ce procédé. Plus que le pouvoir de médiation de l’intervieweur, le silence de cet homme, alors que nous écoutons une voix qui n’est pas la sienne, peut soulever la question de savoir qui possède vraiment le droit de parole au Brésil.

Comme nous le voyons, on peut opérer de nombreux développements sur les intentions du film à partir d’une unique relation verticale entre image et son. Indépendamment des possibles interprétations, il semble évident que le corps sans voix et la voix sans corps produisent

297 Maurício Cardoso, O Cinema Tricontinental de Glauber Rocha, op. cit., p. 167. Notre traduction. « Quem teria, de fato, direito à fala? Quais os termos reais da negociação entre entrevistado e entrevistador? »

298 Ibid., p. 167. Notre traduction. « Assim, os termos de uma relação entre intelectual e povo, na qual cabe ao primeiro mediar a fala do segundo. »

99 ensemble un effet de faux doublage, à première vue, et causent un effet immédiat de distanciation. História do Brasil, contrairement à Triste Trópico, suit dans sa plus grande partie une chronologie rigide avec une narration linéaire et logique. Cependant, au long des plus de deux heures et trente minutes de film, les diverses formes par lesquelles la bande-image s’associe à la bande sonore déstabilisent constamment la linéarité du récit et compromettent ce qui, d’un premier abord, peut sembler être un documentaire didactique traditionnel, où la voix off explicative est illustrée et légitimée par les images.

Continuons l’analyse de la séquence initiale du film299. Après l’image du jeune homme interviewé, nous voyons un plan en mouvement d’un lever de soleil derrière les montagnes.

Ensuite, nous observons une séquence de plans qui nous renvoient à l’arrivée des portugais sur les terres brésiliennes : un plan général en plongé de trois personnes – une d’elles portant un grand drapeau – qui marchent de la mer en direction d’une croix en bois plantée dans le sable ; le plan moyen d’un Indien portant une coiffe aux grandes plumes et fixant la caméra ; et le plan moyen d’un homme blanc à la barbe noire, vêtu d’un costume noble européen et qui, lui aussi, fixe son regard sur le spectateur. Il s’agit ici de plans bien particuliers puisqu’ils sont issus d’un des films les plus connus de Glauber Rocha, Terra em Transe (Terre en Transe, 1967). On peut observer que le plan fictionnel de la croix sur la plage fait référence aux représentations bien connues de ce qui est considéré comme la première messe réalisée au Brésil, au moment de l’arrivée des portugais sur le continent, comme par exemple la peinture « Première messe au Brésil », de Victor Meireles (1860). Une reproduction de celle-ci sera incluse quelques minutes plus tard dans le montage du film, renforçant ainsi la liaison entre ces images d’origines différentes. Pendant que nous voyons les plans de Terra em Transe, nous écoutons le narrateur qui nous parle de l’expédition commandée par Christophe Colomb qui « découvre l’Amérique le 12 octobre 1942 ». On remarque immédiatement le ton ironique de la représentation, déjà présent dans les plans originaux, du fait de l’irrévérence et de l’aspect caricatural du jeu des acteurs et de la caractérisation allégorique de l’européen et de l’Indien dans Terra em Transe.

Dans le montage réalisé, le ton satirique de l’image s’oppose au sérieux de la voix off. En reprenant les images de Terra em Transe – images facilement reconnaissables, surtout dans les années 1970 –, História do Brasil nous renvoie tout particulièrement à cette même œuvre. Dans Terra em Transe, ces plans articulent symboliquement l’expérience de la colonisation et le régime dictatorial de la fictive République d’Eldorado, exposant ainsi les origines lointaines de la domination des élites, qui continuent de faire écho dans cette société. Dans História do Brasil, les plans de Terra em Transe préservent leur signification originelle, permettant ainsi au

299 Voir la séquence initiale de História do Brasil, commentée dans cette partie, dans le DVD en annexe, item 2A : « História do Brasil – Ouverture ».

100 montage de mettre en relation, une fois de plus, passé et présent. En parlant (par le biais du narrateur) du passé de la colonisation, le documentaire évoque par l’image la République d’Eldorado, qui reflète allégoriquement le présent de la dictature vécue par le pays en 1974, lorsque le film fut réalisé.

Comme nous pouvons déjà l’observer, en relation à l’emploi d’images d’archive, le montage, lorsqu’il est pensé dans sa verticalité, peut apporter des contributions spécifiques. En mettant simultanément en relation des matériaux hétérogènes, originaires de temporalités différentes, et qui peuvent représenter et renvoyer à d’autres époques historiques, on peut créer de complexes réseaux de temporalités. Dans le cas d’História do Brasil, les croisements de temporalités présentés par les images dans leurs relations à la narration, rendent souvent verticale la lecture horizontale de la chronologie du texte, compromettant ainsi le temps du récit apparemment chronologique. C’est, par exemple, la relation entre image et son qui produit un détournement du sens des images extraites du film historique Independência ou morte! (Carlos Coimbra, 1972), dans la séquence analysée dans le chapitre précédent. C’est l’expérimentation du montage vertical, des multiples stratégies de coprésence entre bandes visuelle et sonore qui est donc la principale force créative d’História do Brasil. Nous sommes d’accord avec l’analyse de Maurício Cardoso lorsqu’il argumente que « les fluctuations entre ces deux vecteurs » – ce qui est dit et ce qui est vu – « donne forme au principe essentiel du film, marqué par la tension permanente entre les divers éléments qui composent le discours filmique300 ». Tension qui, comme l’observe par la suite l’historien, bien que présente tout au long du film, voit son intensité varier. Cardoso indique qu’il existe une opposition entre les axes vertical et horizontal du montage, en concluant que « ces tensions dans la composition globale du film comportent une “forme latente” verticale qui parcourt le film comme une colonne vertébrale, en opposition à une “forme ostensible”, marquée par le trajet chronologique et par le parcours linéaire de la narration301 ».

En ce sens, Triste Trópico est bien plus radical, chaque plan du film pouvant être analysé à partir de la fructueuse relation verticale qu’il établit avec la bande sonore, produisant ainsi différents niveaux de disjonction et de connexion. La séquence finale du film302, qui narre la mort du protagoniste, est particulièrement emblématique lorsque l’on cherche à souligner la complexité des relations établies au montage entre la voix du narrateur, la piste sonore et les

300 Maurício Cardoso, O Cinema Tricontinental de Glauber Rocha, op. cit., p. 176. Notre traduction. « O andamento entre estes dois vetores » - o que é dito e o que é visto – « dá forma ao princípio geral do filme, marcado pela tensão permanente entre os vários elementos que compõem o discurso fílmico. »

301 Ibid., p. 177. Notre traduction. « Estas tensões na composição geral do filme comportam uma “forma latente”, vertical, que atravessa o filme como uma espinha dorsal, por oposição à “forma ostensiva”, marcada pelo trajeto cronológico e pelo percurso linear da narrativa. »

302 Voir cette séquence de Triste Trópico dans le DVD en annexe, item 2B : « Triste Trópico – partie finale ».

101 images. Nous voyons premièrement le plan, d’une durée supérieure à une minute, d’un homme couvert d’un déguisement noir avec des illustrations blanches de crânes, revêtu d’un masque noir possédant de grandes dents blanches et de petites croix blanches aussi. Filmé en gros plan, le caméraman se déplace autour du personnage, qui se déplace lui-aussi. Nous écoutons une piste de sons distordus et perturbateurs. L’image carnavalesque est ainsi théâtralisée par le montage. La forme avec laquelle le personnage est filmé, son jeu face à la caméra et, surtout, la piste musicale qui accompagne l’image, la séparent de son contexte original, la transformant ainsi en une véritable scène d’épouvante. Cependant, la situation originale – le carnaval de rue de Rio de Janeiro – reste présente du fait de l’apparition éventuelle de gens en arrière-plan, qui regardent en direction de la caméra en riant ou qui simplement marchent dans la rue, rompant ainsi le jeu théâtral dans lequel le personnage et la caméra sont plongés. La figure personnifiée de la mort – à la fois jeu et phantasme – est le présage de la mort éminente et tragique du Dr.

Arthur. D’une coupe franche, la musique s’arrête et nous voyons un carton où l’on peut lire

« L’unique film du Dr. Arthur en personne ». Commence alors un chant a cappella de style arabe, qui s’apparente à des cris de lamentation. Sur la bande-image, nous voyons des plans en noir et blanc d’un film de famille des années 1930 : une petite fille, identifiée au début du film comme étant la fille du docteur Arthur, envoie des baisers à la caméra, puis embrasse un homme adulte, qui serait le Dr. Arthur en personne. S’en suit une nouvelle coupe franche, nous passons à une image contemporaine, en couleur, d’un enfant noir criant et pleurant désespérément, serrant dans ses bras un autre enfant un peu plus vieux, peut-être son frère. Le plan commence en gros plan, nous voyons les détails du visage du petit garçon, puis petit à petit, dans une échelle de plan plus large, nous révélant la situation. La musique continue. Le montage établit ainsi un contraste, ou, en utilisant le vocabulaire eisensteinien, un choc ou contrepoint, entre l’image en noir et blanc de la petite fille bourgeoise heureuse et l’image colorée du petit garçon pauvre et en souffrance (fig. 12). Si le chant, mis en relation avec le premier plan, nous semblait étrange, apparaissant en contraste total avec l’image, une fois mis en relation avec le second plan, image et son se font mutuellement écho autour du thème de la douleur. Mais alors que le plan continue, le chant s’interrompt et commence une nouvelle musique, une sorte de salsa, joyeuse, en espagnol. La dissonance que la piste musicale provoque, renforce la mise au silence de l’image originale. Ici, rien ne semble indiquer un effet de doublage, la voix et l’image ne rencontrent aucune syntonie possible. Comme dans un cauchemar, la voix du petit garçon ne s’échappe pas, n’est pas écoutée, le geste d’imposition du silence effectué par le montage renforce la sensation d’angoisse provoquée par l’image. Toutefois, malgré le conflit entre image et son, entre la musique joyeuse et l’image triste, il existe aussi des liens subtils entre les bandes.

En prêtant attention aux paroles de la musique, nous entendons : « No cunda el pánico / Viejo

102 maldito me hala los pelos / Y si grito y si grito / Cállate soldado que te voy a matar ». La musique, dont les paroles parlent de panique et de cris, renforce la thématique évoquée par l’image, bien que la sensation provoquée détonne complètement.

Fig. 12 : Photogrammes de Triste Trópico. Il est possible de voir cette séquence de Triste Trópico dans le DVD en annexe, item 2B : Triste Trópico – partie finale.

Dans une interview de 1974 sur le film, Omar souligne la « structure contrapuntique » du montage de Triste Trópico, liée à la forme avec laquelle l’image et le son entrent en relation dans le film. Il argumente :

Le fil conducteur est simplement un des éléments du film, se limitant à la voix du locuteur, alors que la bande-image, œuvrant dans une autre zone, n’illustre pas ce que compte la voix off, mais réagit contre elle.

Une structure contrapuntique, où la musique et les bruits collaborent au conflit général de tous les éléments filmiques entre-eux. […] L’image affronte le son – mais dans un régime inversé, où la piste sonore est le corps principal, auquel vient se soumettre l’image303.

Dans cette interview, l’auteur souligne à l’aide d’un vocabulaire eisensteinien une des dimensions du montage vertical, telle qu’elle est entreprise par le film, qui est celle du contrepoint. Le film crée des effets à partir du conflit entre les bandes, de la mise en opposition de l’image et du son – joie et angoisse, érudit et populaire, passé et présent, ancien et moderne304. Cependant, cette dimension contrapuntique est souvent complexe dans le film.

Comme dans l’exemple de la séquence citée ci-dessus, en même temps que le montage de Triste Tropique construit des incompatibilités, il établit des liens entre les bandes. Mais ce n’est pas uniquement la relation verticale du contrepoint qui est explorée par le montage. La bande-son joue, à différents moments du film, un rôle de resignification et de détournement des images, les éloignant de leurs contextes d’origines et créant, pour elles, de nouveaux contextes ou univers de réexistence.

303 Arthur Omar, « Entrevista a M. », op. cit. Notre traduction. O fio narrativo « é apenas um dos elementos do filme, limitando-se à voz do locutor, enquanto a banda de imagens trabalha numa outra faixa, não ilustrando o que a locução conta, mas reagindo contra ela. Estrutura contrapontística, onde música e ruídos vêm colaborar no conflito geral de todos os elementos fílmicos entre si. [...] A imagem afronta o som — mas num regime invertido, onde a trilha sonora é o corpo principal, onde vem submeter-se a imagem. »

304 Cette dimension contrapuntique du montage image-son se fait aussi présente en de nombreux moments de História do Brasil, constituant la « structure dialectique » du film, selon la description de Glauber Rocha, lui aussi inspiré par Eisenstein.

Mais nous reviendrons sur le film de Rocha dans le prochain chapitre.

103 À la suite de la séquence de Triste Trópico examinée, la voix off reprend annonçant l’assassinat du Dr. Arthur commis par son épouse, Grimanesa Le Petit. Le narrateur dit : Grimanesa,

« dissimulée derrière une tête mécanique possédant barbe et moustache, ainsi qu’une mâchoire articulée, inventée par le célèbre Bustefanini de Veneza, dans un excès de jalousie qui n’avait aucunement à voir avec la lutte, tua son mari de trente-cinq tirs dans la tête. Nombre qui laisse supposer qu’elle fut aidée par d’autres personnes305 ». De nombreuses images fixes et courtes accompagnent la narration, certaines photographies se démarquent de l’ensemble, notamment celles de femmes qui, au montage, représentent Grimanesa. Au moment où les tirs sont évoqués, une photographie de la silhouette d’un bras qui tient une arme de feu est intercalée avec une image historique de la tête décapitée de Jean-Baptiste sur un plateau, puis, avec des fragments de gravures sur lesquels nous voyons des anges munis d’épées et des visages d’hommes qui crient en désespoir (fig. 13). L’image de la tête décapitée de Jean-Baptiste reproduit la peinture de la Renaissance de l’italien Giovanni Bellini, datée de 1468. Nous n’avons pu reconnaitre l’origine des gravures suivantes, mais la plus grande partie des gravures utilisées dans le film et qui ont été identifiées, proviennent du XVIe siècle, et il est possible que ce soit aussi le cas de ces images. Bien qu’il puisse ne pas en reconnaître la référence, le spectateur peut percevoir qu’il s’agit de gravures historiques qui, une fois de plus, nous présentent des cris de douleur et de peur.

Fig. 13 : Photogrammes de Triste Trópico, dans l’ordre de la séquence.

Fig. 13 : Photogrammes de Triste Trópico, dans l’ordre de la séquence.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 99-110)