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LE MONTAGE VERSUS LE PLAN

Dans le document Transcénique stéréo : paysages mobiles (Page 34-43)

CHAPITRE 4: LES MODES DE PRÉSENTATION

4.2 LE MONTAGE VERSUS LE PLAN

Il existe deux positions diamétralement opposées quant à la « nature » du cinéma ; elles s'incarnent cinématographiquement et théoriquement dans les films et les écrits des deux réalisateurs russes importants du vingtième siècle soit Sergei Eisenstein et Andréï Tarkovski. Le premier considère que le montage est l'étape de production qui différencie le médium des autres formes d'art, le second considère que c'est le plan cinématographique qui joue ce rôle. Le montage cinématographique consiste à couper, réorganiser, assembler les images captées à la prise de vue. Avant l'arrivée des suites de montages numériques, le montage était réalisé sur un banc de montage, une pellicule de travail était physiquement coupée, déplacée puis recollée. Lorsque le montage final était approuvé,

les négatifs étaient coupés conformément à la copie de travail et une version finale du film était imprimée en laboratoire pour diffusion. Aujourd'hui, ces étapes préparatoires sont effectuées dans des suites de montage vidéo et un négatif du film est généré à la fin du processus ou encore, une copie numérique est mise en circulation. Il est intéressant de noter que plusieurs termes techniques utilisés en montage traditionnel, comme les expressions « couper », « coller », « insérer » par exemple, ont leur pendant virtuel et sont conservés pour décrire une action dans les programmes informatiques de montage. Les techniques de montage ont changé, mais pas les principes qui les régissent. Les théories de montage de Sergei Eisenstein ont eu une influence marquante dans l'histoire du cinéma et sont encore enseignées de nos jours. En réponse à un texte publié par N. Kaufman, Eisenstein rédigea en 1929 un article sur le cinéma intitulé Japanese Cinema, ce dernier est encore considéré aujourd'hui comme l'un texte des textes fondateurs dans l'histoire de cette discipline. Eisenstein, voulant jeter les bases de sa théorie de montage, trace un parallèle entre différents aspects de la culture japonaise, comme les idéogrammes du système d'écriture japonais, qui contiennent, selon lui, l'idée de montage et de montage cinématographique. Pour Eisenstein, le montage est un conflit, c'est-à-dire que les tensions formelles ou narratives contenues dans un plan, ou une série de plans, doivent exploser à l'étape du montage, se résoudre donc, par leurs juxtapositions. Eisenstein applique au montage les principes de la dialectique, ceux-ci peuvent se résumer dans l'équation suivante : thèse + antithèse = synthèse. Pour ce cinéaste, c'est le montage qui fait avancer le film : « if montage is to be compared with something, than a phalanx of montage pieces, of shots, should be compared to the series of explosions of an internal combustion engine, driving forward its automobile or tractor: for, similarly, the dynamics of montage serve as an

impulse driving forward the total film.42» Pour le réalisateur du Cuirassé de Potemkine, les conflits

inclus dans un plan peuvent prendre différentes formes. Il peut y avoir des conflits de direction du mouvement, des conflits d'échelle, des conflits de volume, des conflits de masse et des conflits narratifs, par exemple. Pour Andréï Tarkovski, cette approche théorique du montage et du cinéma de Eisenstein est une aberration : « the idea of 'montage cinema'- that editing brings together two concepts and thus engenders a new, third one – again seems to me to be incompatible with the nature of cinema. Art can never have the interplay of concept as it ultimate goal.43» Tarkovski considère le plan cinématographique, et non le montage, comme étant le matériel de base du cinéma. Dans sa conception du médium, l'esthétique du cinéma réside dans sa capacité de saisir le temps qui passe :

42 Sergei Eisenstein (1949), p.95. 43 Andréï Tarkovski (1986), p.116.

The dominant, all-powerfull factor of the film image is rhythm, expressing the course of time within the frame. The actual passage of time is also made clear in the caracters' behavior, the visual treatment and the sound – but these are all accompagning features, the absence of which, theoretically, would in no way affect the existance of the film. One cannot conceive of a cinematic work with no sens of time passing through the shot, but one can easily imagine a film with no actors, music, décor or even editing. The Lumière brother's Arrivée d'un Train, already mentioned, was like that. 44

Pour Andréï Tarkovski, l'art du cinéma réside dans la prise de vue et non dans le scénario ou encore dans le montage. Cette conception du cinéma peut s'appliquer autant pour le médium vidéo que pour tout type d'image en mouvement qui aspire à devenir film :

I still cannot forget that work of genius, shown in the last century, the film with which it all started – L'arrivée d'un train en Gare de La Ciotat. That film made by Auguste Lumière was simply the result of the invention of the camera, the film and the projector. The spectacle, which only lasts half a minute, show a a section of railway and the train coming from the depths of the frame and heading straight for the camera. As the train approched panic started in the theatre: people jumped and run away. That was the moment when cinema was born; it was not simply a question of technique, or just a new way of reproducing the word. What came into being was a new aesthetic principle.

For the first time in the history of the arts, in the history of culture, man found the means to take an impression of time. And simultaneously the possibility of reproducing that time on screen as often as he wanted, to repeat, to go back to it. He acquired a matrix for actual time. 45

Pour le réalisateur de Solaris, parce qu'il capture le temps qui passe, le plan cinématographique est ce qui définit le cinéma, ce qui le différencie des autres formes d'art. Pour lui, le montage est subordonné à la prise de vue, au plan donc, et consiste seulement à harmoniser les différents rythmes d'une œuvre afin de lui donner un sens. Pour Tarkovski, le cinéma, c'est la capacité de capter le temps, des temporalités.

44 Ibid., p.113.

Fig. 12: Christian Baron, Transcénique stéréo (2011), image tirée de la vidéo « Le traversier ». Les projections qui forment le corpus de l'exposition Transcénique stéréo se situent à mi-chemin entre ces deux conceptions du cinéma. D'un côté, les images juxtaposées s'entrechoquent constamment, si bien qu'elles semblent être les avatars de la théorie d'Eisenstein tant elles incarnent visiblement la dynamique dialectique qu'il accorde au montage invisible. Dans Le traversier, les conflits d'échelle sont fréquents par exemple. L'un d'eux est particulièrement évident lorsque le navire arrive au port de Sorel-Tracy. Dans l'écran de gauche, le quai semble défiler beaucoup plus rapidement que le navire accosté de l'écran de droite, et ce, même si les deux plans sont captés à partir du même véhicule et donc filmés à la même vitesse. Cette illusion optique, issue d'un conflit d'échelle de plan, illustre bien le type de conflits auxquels Eisenstein fait référence dans ses théories du médium cinématographique. De l'autre, les longs et lents travellings présentés sans montage dans leurs écrans respectifs semblent valider la thèse de Tarkovski, car ces plans, pris isolément, pourraient constituer une histoire à eux seuls. Au-delà de leurs aspects narratifs, ces travellings paraissent capter une ambiance, un moment; comme si la machine à vue, mue par la machine en mouvement, révélait quelque chose de notre humanité, ou du moins, de cette relation étrange que l'homme entretient avec ses créations qui le transportent dans l'espace et lui retransmettent des paysages. Ces plans font écho à la pensée de Cézanne telle que paraphrasée par Deleuze et Guattari

: « l'homme absent, mais tout entier dans le paysage 46».

4.3 TRANSCÉNIQUE

Traverser un paysage n'est pas la même chose que de traverser un espace. Traverser un espace, c'est

se déplacer physiquement dans la Nature, faire l'expérience physique d'un déplacement. Traverser un paysage, c'est parcourir un concept, une notion de l'esprit, un monde colonisé par l'homme et qui lui renvoie constamment sa propre image. Le paysage le conforte sur sa propre puissance. Marc Augé écrit à ce sujet :

Le voyage […] construit un rapport fictif entre regard et paysage. Et, si l'on appelle « espace » la pratique des lieux qui définit spécifiquement le voyage, il faut encore ajouter qu'il y a des espaces ou l'individu s'éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui importe vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l'essentiel du spectacle, comme si en définitive, le spectateur

en position de spectateur était à lui-même son propre spectacle.47

En définitive, le spectateur ne fait pas l'expérience de l'espace, il fait l'expérience du paysage comme construction intellectuelle. Il se perçoit lui-même dans le paysage comme devant un miroir. Lorsque ce paysage est médiatisé par la photographie, la peinture, ou la vidéo, il peut, dans certaines circonstances, s'offrir comme un élément critique de cette posture. Les vidéos de

Transcénique stéréo, dans lesquels les captations sont juxtaposées, pointent sur le caractère

construit du paysage, ici, paysages médiatiques. Maurizia Natali explique :

À présent, selon Alain Roger, le suffixe – age du mot « paysage » - le « scape » de landscape - « ne désignera(it) plus une unification panoramique, mais une condensation du mécanisme des rêves. L'économie de la Veduta, centrée sur un point unique, est remplacée par ce « palimpseste surchargé d'écriture multiple »

qu'est le paysage-vitesse des médias.48

Ce double point de vue présenté en galerie n'aurait aucun sens à l'époque du point de vue unique. À l'air du multitâche et des écrans multiples, où notre attention est fragmentée, où les frontières entre travail, loisir et intimité sont floues, ces points de vue multiples agissent comme un miroir brisé renvoyant l'image de nos temporalités et spatialités multiples. Ils pointent vers le côté construit du paysage et soulignent la position particulière du spectateur. Le défilement d'images successives, semblable aux panoramas photographiques et similaire aux caractéristiques techniques de la vidéo, dont le faisceau lumineux balaie constamment l'écran, réécrit constamment le paysage. Non seulement une nouvelle image en remplace une autre, mais la combinaison des écrans réinvente une représentation paysagère anodine, voir cliché, et crée un espace complexe, multiple et impossible.

47 Marc Augé (1992), p.109 et 110. 48 Maurizia Natalia (1996), p.17.

Fig. 13: Christian Baron. Transcénique stéréo (2011), image tirée de la vidéo « La Gondole ».

Aujourd'hui, des logiciels de traitement de l'image permettent la création de panoramas interactifs qui offrent la possibilité à l'utilisateur de naviguer virtuellement dans l'espace. Le programme informatique Google Earth, avec sa fonction Street View est un bon exemple de ce type de panoramas. Ces derniers sont constitués à l'aide d'une multitude d'images indépendantes reliées ensemble numériquement et qui forment un panorama de 360 degrés de l'espace photographié. En plus d'offrir la possibilité d'effectuer un zoom numérique dans l'image, une vue en contre-plongée des environnements cartographiés est aussi possible. La rapidité des processeurs informatiques permet de naviguer facilement dans ces environnements virtuels si bien que la transition entre les images est pratiquement invisible, et ce, même si le point de fuite de la perspective change constamment. Ces transitions invisibles, comme celle du montage invisible cinématographique, peuvent faire oublier à l'utilisateur/spectateur que ces images sont une construction visuelle tellement la transition entre celles-ci est fluide. Cependant, contrairement au travelling cinématographique, ces panoramas numériques ne racontent pas une histoire. Issu d'un montage de photographies numériques que plutôt d'une captation unique, il s'agit dans ce cas plutôt d'une accumulation d'images, celles-ci s'inscrivent dans une logique de conquête du territoire, et non, dans celle de la narrativité.

CONCLUSION

En abordant le médium vidéo comme un cinéaste, j'ai fait rapidement l'expérience des limites de cette approche. Certes, les vidéos présentées en galerie racontent une histoire simple, celui d'un déplacement, entre autres. Les dispositifs de captation et de diffusion mis en place m'ont servi de guide dans l'approche du médium vidéo et de ses modes de présentations. Cependant, cette démarche encadrée par un mode d'emploi strict a révélé que la mécanisation de la vision et des transports peuvent rapidement se transformer en mécanisation des récits. Il semble que le premier travelling réalisé par Eugène Promio, effectué en posant simplement le cinématographe sur une gondole en mouvement, servait déjà cette mise en garde.

Le récit est au cœur de l'expérience cinématographique; comme si ce médium ne pouvait faire autre chose que de raconter des histoires. Par ce qu'elle raconte, l'image cinématographique s'offre comme une réflexion critique de l'expérience humaine. Les images produites sont organisées, triées, assemblées afin de créer un sens. La vidéo, comme médium, possède également cette capacité de narrer; de plus, son accessibilité, sa flexibilité et sa convivialité en ont fait éclater les formes; ainsi, sa structure narrative n'est plus limitée à la linéarité que semblait imposer la pellicule. Combinée à la puissance des réseaux informatiques, il est aujourd'hui possible de raconter des histoires qui mettent en jeu l'interactivité, des écrans multiples, des plateformes mobiles, et autres. Seule l'imagination semble limiter les applications de la vidéo et sa manière d'organiser le récit. En contrepartie, le médium vidéo est de plus en plus utilisé comme instrument de contrôle. Ce contrôle rendu possible par le médium n'est pas, contrairement à la photographie, hypothétique, potentiel ou conceptuel. Comme extension de la vue, les caméras de surveillance, dont le nombre s'est multiplié ces dernières années, exercent un contrôle pratique et pragmatique des centre-villes, des commerces, des résidences privées et, avec la multiplication des réseaux sociaux, des personnes elles-mêmes. Les caméras de surveillance – même celle utilisée à des fins récréatives sur des téléphones intelligents - produisent une multitude de séquences vidéos. Ces images, lorsqu'elles ne sont pas organisées par un créateur, s'inscrivent dans la logique de la documentation et de la possession associées à celle de la photographie dans ce mémoire. Lorsqu'elles n'organisent pas le récit, les images vidéos échappent difficilement à la logique de possession et de contrôle.

non seulement en tant qu'images prêtes à être diffusées, mais aussi, et Time Square en est l'incarnation, comme éléments architecturaux. Aujourd'hui, non seulement l'image numérique est présente dans le paysage médiatique, elle constitue, dans certain cas, le paysage. L'image semble s'être fusionnée avec le paysage. Lorsque l'image colonise l'ensemble des territoires réels et virtuels, comment échapper à sa tyrannie ? Comment se définir autrement que par celle-ci?

Dans le document Transcénique stéréo : paysages mobiles (Page 34-43)

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