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SUR LE MONT DES OLIVIERS

Dans le document Ainsi Parlait Zarathoustra Frederic Nietzsche (Page 126-131)

L'hiver, hôte malin, est assis dans ma demeure mes mains sont bleues de l'étreinte de son amitié.

Je l'honore, cet hôte malin, mais j'aime à le laisser seul. J'aime à lui échapper; et si l'on court bien, on finit par y parvenir.

Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi,—vers le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers.

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C'est là que je ris de mon hôte rigoureux, et je lui suis reconnaissant d'attraper chez moi les mouches et de faire beaucoup de petits bruits.

Car il n'aime pas à entendre bourdonner une mouche, ou même deux; il rend solitaire jusqu'à la rue, en sorte que le clair de lune se met à avoir peur la nuit.

Il est un hôte dur,—mais je l'honore, et je ne prie pas le dieu ventru du feu, comme font les efféminés.

Il vau encore mieux claquer des dents que d'adorer les idoles!— telle est ma nature. Et j'en veux surtout à toutes les idoles du feu, qui sont ardentes, bouillonnantes et mornes.

Quand j'aime quelqu'un, je l'aime en hiver mieux qu'en été; je me moque mieux de mes ennemis, je m'en moque avec le plus de courage, depuis que l'hiver est dans la maison.

Avec courage, en vérité, même quand je me blottis dans mon lit:—car alors mon bonheur enfoui rit et fanfaronne encore, et mon rêve mensonger se met à rire lui aussi.

Pourquoi ramper? jamais encore, de toute ma vie, je n'ai rampé devant les puissants; et si j'ai jamais menti, ce fut par amour. C'est pourquoi je suis content même dans un lit d'hiver.

Un lit simple me réchauffe mieux qu'un lit luxueux, car je suis jaloux de ma pauvreté. Et c'est en hiver que ma pauvreté m'est le plus fidèle.

Je commence chaque jour par une méchanceté, je me moque de l'hiver en prenant un bain froid: c'est ce qui fait grogner mon ami sévère.

J'aime aussi à le chatouiller avec un petit cierge: afin qu'il permette enfin au ciel de sortir de l'aube cendrée.

Car c'est surtout le matin que je suis méchant: à la première heure, quand les seaux grincent à la fontaine, et que les chevaux hennissent par les rues grises:—j'attends alors avec impatience que le ciel s'illumine, le ciel d'hiver à la barbe grise, le vieillard à la tête blanche,—le ciel d'hiver, silencieux, qui laisse parfois même le soleil dans le silence.

Est−ce de lui que j'appris les longs silences illuminés? Ou bien est−ce de moi qu'il les a appris? Ou bien chacun de nous les a−t−il inventés lui−même?

Toutes les bonnes choses ont une origine multiple,—toutes les bonnes choses folâtres sautent de plaisir dans l'existence: comment ne feraient−elles cela qu'une seule fois!

Le long silence, lui aussi, est une bonne chose folâtre. Et pareil à un ciel d'hiver, mon visage est limpide et le calme est dans mes yeux: —comme le ciel d'hiver je cache mon soleil et mon inflexible volonté de soleil: en vérité j'ai bien appris cet art et cette malice d'hiver!

C'était mon art et ma plus chère méchanceté d'avoir appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence.

Par le bruit des paroles et des dés je m'amuse à duper les gens solennels qui attendent: je veux que ma volonté et mon but échappent à leur sévère attention.

Afin que personne ne puisse regarder dans l'abîme de mes raisons et de ma dernière volonté,—j'ai inventé le long et clair silence.

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J'ai trouvé plus d'un homme malin qui voilait son visage et qui troublait ses profondeurs, afin que personne ne puisse regarder au travers et voir jusqu'au fond.

Mais c'est justement chez lui que venaient les gens rusés et méfiants, amateurs de difficultés: on lui pêchait ses poissons les plus cachés!

Cependant, ceux qui restent clairs, et braves, et transparents—sont ceux que leur silence trahit le moins: ils sont si profonds que l'eau la plus claire ne révèle pas ce qu'il y a au fond.

Silencieux ciel d'hiver à la barbe de neige, tête blanche aux yeux clairs au−dessus de moi! O divin symbole de mon âme et de la pétulance de mon âme!

Et ne faut−il pas que je monte sur des échasses, pour qu'ils ne voient pas mes longues jambes,—tous ces tristes envieux autour de moi?

Toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries— comment leur envie saurait−elle supporter mon bonheur?

C'est pourquoi je ne leur montre que l'hiver et la glace qui sont sur mes sommets—je ne leur montre pas que ma montagne est entourée de toutes les ceintures de soleil!

Ils n'entendent siffler que mes tempêtes hivernales: et ne savent pas que je passe aussi sur de chaudes mers, pareil à des vents du sud langoureux, lourds et ardents.

Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards:—mais mes paroles disent: “Laissez venir à moi le hasard: il est innocent comme un petit enfant!”

Comment sauraient−ils supporter mon bonheur si je ne mettais autour de mon bonheur des accidents et des misères hivernales, des toques de fourrure et des manteaux de neige?—si je n'avais moi−même pitié de leur apitoiement, l'apitoiement de ces tristes envieux?—si moi−même je ne soupirais et ne grelottais pas devant eux, en me laissant envelopper patiemment dans leur pitié?

Ceci est la sagesse folâtre et la bienveillance de mon âme, qu'elle ne cache point son hiver et ses vents glacés;

elle ne cache pas même ses engelures.

Pour l'un la solitude est la fuite du malade, pour l'autre la fuite devant le malade.

Qu'ils m'entendent gémir et soupirer à cause de la froidure de l'hiver, tous ces pauvres et louches vauriens autour de moi! Avec de tels gémissements et de tels soupirs, je fuis leurs chambres chauffées.

Qu'ils me plaignent et me prennent en pitié a cause de mes engelures: “Il finira par geler à la glace de sa connaissance!—c'est ainsi qu'ils gémissent.

Pendant ce temps, les pieds chauds, je cours çà et là, sur ma montagne des Oliviers; dans le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion.−

Ainsi chantait Zarathoustra.

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EN PASSANT

En traversant ainsi sans hâte bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait pas des détours vers ses montagnes et sa caverne. Et, en passant, il arriva aussi, à l'improviste, à la porte de la grande Ville: mais lorsqu'il fut arrivé là, un fou écumant sauta sur lui les bras étendus en lui barrant le passage. C'était le même fou que le peuple appelait “le singe de Zarathoustra”: car il imitait un peu les manières de Zarathoustra et la chute de sa phrase. Il aimait aussi à emprunter au trésor de sa sagesse. Le fou cependant parlait ainsi à Zarathoustra:

“O Zarathoustra, c'est ici qu'est la grande ville: tu n'as rien à y chercher et tout à y perdre. Pourquoi

voudrais−tu patauger dans cette fange? Aie donc pitié de tes jambes! crache plutôt sur la porte de la grande ville et—retourne sur tes pas! Ici c'est l'enfer pour les pensées solitaires. Ici l'on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.

Ici pourrissent tous les grandes sentiments: ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés!

Ne sens−tu pas déjà l'odeur des abattoirs et des gargotes de l'esprit? Les vapeurs des esprits abattus ne font−elles pas fumer cette ville? Ne vois−tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres?—et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.

N'entends−tu pas ici l'esprit devenir jeu de mots? il se fait jeu en de repoussants calembours!—et c'est avec ces rinçures qu'ils font des journaux! Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s'échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer−blanc et sonner leur or.

Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l'eau−de−vie; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides; l'opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents.

Tous les désirs et tous les vices ont élu domicile ici; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et occupées: —beaucoup de vertus occupées, avec des doigts pour écrire, des culs−de−plomb et des ronds−de−cuir ornés de petites décorations et pères de filles empaillées et sans derrières.

Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées.

Car c'est d'“en haut” que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats; c'est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.

La lune a sa cour et la cour a ses satellites: mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes élèvent des prières vers tout ce qui vient de la cour.

“Je sers, tu sers, nous servons”—ainsi prient vers le souverain toutes les vertus habiles: afin que l'étoile méritée s'accroche enfin à la poitrine étroite!

Mais la lune tourne autour de tout ce qui est terrestre: c'est ainsi aussi que le souverain tourne autour de ce qu'il y a de plus terrestre: —mais ce qu'il y a de plus terrestre, c'est l'or des épiciers.

Le Dieu des armées n'est pas le Dieu des lingots; le souverain propose, mais l'épicier—dispose!

Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ô Zarathoustra! crache sur cette ville des épiciers et retourne en arrière!

EN PASSANT 125

Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artères: crache sur la grande ville qui est le grand dépotoir où s'accumule toute l'écume!

Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des doigts gluants—sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés:—sur la ville où s'assemble tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur:—crache sur la grande ville et retourne sur tes pas!”—

Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.

“Te tairas−tu enfin! s'écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dégoûtent!

Pourquoi as−tu vécu si longtemps au bord du marécage, te voilà, toi aussi, devenu grenouille et crapaud!

Ne coule−t−il pas maintenant dans tes propres veines, le sang des marécages, vicié et mousseux, car, toi aussi, tu sais maintenant coasser et blasphémer?

Pourquoi n'es−tu pas allé dans la forêt? Pourquoi n'as−tu pas labouré la terre? La mer n'est−elle pas pleine de vertes îles?

Je méprise ton mépris; et si tu m'avertis,—pourquoi ne t'es−tu pas averti toi−même?

C'est de l'amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur: et non du marécage!—

On t'appelle mon singe, fou écumant: mais je t'appelle mon porc grognant—ton grognement finira par me gâter mon éloge de la folie.

Qu'était−ce donc qui te fit grogner ainsi? Personne ne te flattait assez:—c'est pourquoi tu t'es assis à côté de ces ordures, afin d'avoir des raisons pour grogner,—afin d'avoir de nombreuses raisons de vengeance! Car la vengeance, fou vaniteux, c'est toute ton écume, je t'ai bien deviné!

Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, même lorsque tu as raison! Et quand même la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison: toi tu me ferais toujours tort avec ma parole!”

Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps. Enfin il dit ces mots:

Je suis dégoûté de cette grande ville moi aussi; il n'y a pas que ce fou qui me dégoûte. Tant ici que là il n'y a rien à améliorer, rien à rendre pire!

Malheur à cette grande ville!—Je voudrais voir déjà la colonne de feu qui l'incendiera!

Car il faut que de telles colonnes de feu précèdent le grand midi. Mais ceci a son temps et sa propre destinée.−

Je te donne cependant cet enseignement en guise d'adieu, à toi fou: lorsqu'on ne peut plus aimer, il faut—passer!—

Ainsi parlait Zarathoustra et il passa devant le fou et devant la grande ville.

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Dans le document Ainsi Parlait Zarathoustra Frederic Nietzsche (Page 126-131)