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Un monde cassé

Dans le document Mon frère pour un royaume, Philippe GERDAY (Page 81-86)

Depuis une heure, Martin roule en direction de la mer. Malgré un ciel serein, ses pensées restent sombres, car il ne peut s’enlever de la tête qu’il y a exactement deux semaines ce vendredi, Olivier vidait ses comptes. Une question obsédante l’habite : pourquoi son frère ne lui a-t-il rien dit ? Il déprime, se remet en cause puis part en silence en gommant des années de complicité, Martin n’arrive pas à comprendre. Il a beau se dire qu’il a manqué d’intérêt, d’empathie et de réelle présence, Olivier n’a pas pu lui en vouloir à ce point. Ce n’est pas un revanchard, il doit y avoir autre chose.

Le village côtier se profile. À l’approche des premières maisons, Laussart prend une petite rue à droite. Il connaît ce raccourci depuis toujours. Il mène à une place discrète, bien à l’abri des ardeurs du soleil et de la cohue estivale. Il immobilise son véhicule, et coupe le moteur. Il faut que je sorte, se dit-il, que je cesse de gamberger, et que j’aille marcher sur la plage. Il ouvre le coffre, et saisit ses chaussures de marche, prêt à se mesurer à la plage des heures durant. Le vent est soutenu, vivifiant. Martin se dirige vers le sentier qui conduit à la plage. Les dunes ont un reflet doré qu’il ne connaissait pas. Pourtant, les dunes, c’est toute son enfance, quand il jouait avec Olivier aux chevaliers errants et aux bâtisseurs de châteaux forts.

Les séjours à la mer étaient les vacances préférées de ses parents. Olivier et lui ont sillonné le littoral dans tous les sens. Leur père n’aurait raté pour rien au monde une bonne marche dans le sable humide des petits matins. Leur chienne Laïka était de toutes les randonnées. Elle prenait un malin plaisir à courir dans l’écume fuyante des vagues, aboyait à la vue du moindre crabe, et devait être solidement tenue en laisse à l’approche de cavaliers. Une année, elle s’est mise à courir, laisse abattue, aux côtés d’une jeune cavalière. Il a fallu deux heures pour la retrouver. La laisse s’était prise dans les ramifications d’un tronc échoué sur la plage. Laïka les attendait fièrement, assise sur le bois, contente de son équipée.

Martin ne se lasse pas de ces virées au grand air. Il s’enivre d’iode et de vent frais. Le bruit des vagues le berce dans ses réflexions. Il lui arrive, par temps clair, de rester immobile de longs moments à toiser l’horizon. Il est comme absorbé par l’immensité. Les gens autour, le ricanement des mouettes n’ont plus prise sur lui. Il se fond dans le bleu du ciel et de l’océan, et se vide de tous ses maux.

La mer, c’est aussi le visage rayonnant de Mireille. Martin l’emmenait souvent sur la terre de ses exploits. Il lui racontait comment, gamin, il avait mis le village en émoi après avoir déterré une mine de la dernière guerre, qui n’était en réalité que la coiffe métallique d’un piquet de plage qu’il avait pris à tort pour un détonateur rouillé. Il lui expliquait comment son frère et lui étaient devenus des spécialistes de la flore côtière. Il lui apprenait comment reconnaître les coquillages, consolider un château de sable, profiter du vent pour faire virevolter un cerf-volant. Mireille l’écoutait, patiemment, simplement heureuse d’être à ses côtés.

C’est aussi à la mer, un soir d’été, à l’abri des dunes, loin des regards indiscrets, que Mireille a pris Martin par la main, et l’a entraîné doucement dans les plaisirs de l’amour. Ce soir-là est à jamais gravé dans sa mémoire. Elle lui a fait découvrir son corps, lentement, et l’a aidé à découvrir le sien. Plus jamais, il n’a connu un moment d’une telle intensité. Inconsciemment, chaque fois qu’il accourt sur le sable, c’est peut-être ce bonheur perdu qu’il tente de retrouver, et son amour envolé par-delà les eaux, quand il scrute l’horizon.

garçons enjoués à qui le monde appartient. Ils s’amusent sans retenue, courant dans les vagues, shootant dans les bouts d’algues, et tirant des langues aux nuages. Martin se revoit avec Olivier, dans la joyeuse insouciance de leurs dix ans, et repense à Amandine, la fille de l’épicier. Elle était de leur âge. Son père avait quitté l’intérieur des terres pour reprendre l’épicerie du village, pensant que le bon air du large ferait du bien à sa fille asthmatique. Olivier et lui l’avaient adoptée. Elle n’avait ni frère ni sœur, et s’embêtait beaucoup pendant la période d’été. Son père travaillait dur pour nourrir les vacanciers. Elle s’était vite liée d’amitié avec les frères Laussart, ravis de bénéficier d’une petite sœur d’emprunt. Amandine était espiègle, mais avait le cœur sur la main. Tous les trois, ils passaient des journées entières à jouer sur la plage, dans les dunes ou dans la remise de l’épicerie par temps de pluie. Amandine n’était pas très forte pour résoudre les énigmes, mais elle avait beaucoup de chance aux jeux, et malgré son asthme, il lui arrivait souvent de battre Olivier et Martin au tennis de table ou à la course à pied. Martin a toujours pensé qu’elle avait un petit faible pour son frère, sans jamais le lui avoir déclaré.

Cette terrible lettre, deux jours avant le Noël de ses douze ans, il s’en souvient comme si c’était hier. L’épicier du village avait écrit à ses parents pour leur annoncer l’effroyable nouvelle. Sa fille Amandine n’avait pas survécu à une crise d’asthme. Elle était morte dans ses bras, juste après lui avoir dit qu’elle l’aimait très fort. L’homme ne s’en est jamais remis. Après avoir vendu l’épicerie, il a quitté le village sans laisser d’adresse, et personne ne sait ce qu’il est devenu. Le jour de cette lettre, Olivier et Martin furent inconsolables. Ils pleurèrent sans arrêt, un abominable Noël dans la vie de Martin, qui pense aujourd’hui encore que beaucoup de ses illusions sont parties avec Amandine. Ce goût amer de la mort injuste, cette saveur qu’il retrouvera avec le décès de ses parents, il les a éprouvés avec la disparition tragique de sa petite sœur d’emprunt. Elle était la joie de vivre, sa maladie ne comptait pas. Elle semait du bonheur partout où elle passait. S’il y avait quelqu’un qui ne méritait pas de mourir, c’était elle. Martin a vécu son départ comme la pire des injustices. Malgré son jeune âge, il a bien senti que quelque chose n’allait pas, qu’il vivait dans un monde cassé. Les yeux pour toujours éteints

d’Amandine lui ont laissé au cœur une plaie qui ne s’est jamais refermée.

Il marche depuis une heure et commence à ressentir les bienfaits de sa promenade. Il devait venir ici, retrouver ses marques. Son escapade est un retour aux sources, un pèlerinage sur la terre des bienfaits. Ses parents, son frère, Mireille et Amandine l’ont chéri et protégé. Partout transpire la réminiscence de leur amour, et les coups de vent frais sur son visage n’en sont que des rappels. Aimer est bien la voie, se convainc Martin, celle qu’ils ont emprunté, celle sur laquelle il aimerait s’engager davantage. Envers ses parents, ce serait un hommage posthume, et envers Amandine, une manière de poursuivre son œuvre. Pour Mireille, ce serait une façon de lui demander pardon. Quant à Olivier, ce serait l’humble aveu, tardif mais sincère, qu’il a toujours eu raison. Les larmes s’invitent aux coins des yeux du marcheur. Comme il se l’est promis, il ne les sèche pas, laissant le vent s’en charger. Il regarde ses pas dans le sable, et s’encourage à faire le bon choix. Jésus, cet ami de fraîche date, ne le démentirait pas. Royaume ou pas, on n’a pas d’autre choix que l’amour.

Le pèlerin des sables termine sa balade. Les jambes fatiguées, il quitte la plage pour s’enfoncer dans les rues du village, et pousser la porte du seul café-restaurant ouvert en cette saison. Il s’assied à la fenêtre, et se débarrasse de ses vêtements trop lourds. Avec le tenancier, il échange quelques mots convenus, et commande un repas léger. Seuls deux habitués sont au comptoir, amarrés à leur bière. Martin regarde dehors, et contemple le peu d’animation. Il pense à ses collègues, au journal. Il pense surtout à Marianne, qui représente une épreuve dans son nouvel engagement. Il l’apprécie beaucoup, mais l’aime-t-il au point de vouloir partager sa vie ? Olivier l’aiderait sur ce coup, comme il l’a fait avec Mireille, mais son frère n’est pas là. Il lui rappellerait sans doute que tout n’est pas prévisible dans la vie. Il lui conseillerait peut-être de lâcher du lest, de se laisser faire, de s’ouvrir à Marianne, et de lui dire ce qu’il a sur le cœur. Finalement, se dit Laussart, aimer n’est pas si simple.

Le patron apporte du potage et un sandwich au fromage. Martin n’a pas très faim, mais se force à manger. Une des paroles fétiches de son frère lui revient à l’esprit : « Aime et fais ce que tu veux. » C’est

un précepte célèbre d’Augustin, un des premiers philosophes chrétiens. Olivier le lui a souvent commenté. Ce n’est pas une incitation à la débauche, à l’égoïsme et au laisser-faire, c’est au contraire la toute grande exigence morale de l’amour. Il n’y a qu’un commandement, celui d’aimer, mais il demande beaucoup. Quoi qu’on fasse, cela doit être par amour, et si c’est par amour, on peut faire ce qu’on veut, car tout ce qu’on fera sera bon. Rien de mauvais ne peut sortir d’un cœur qui aime vraiment. Martin revoit Olivier lui expliquer cette vérité avec fougue. C’était du Jésus concentré, se dit-il, mais maintenant, que doit-il faire pour aimer, reculer ou avancer ?

C’est décidé, conclut-il en avalant sa dernière cuillerée, quand l’occasion se présentera, il parlera à Marianne. Il n’y a pas de raison d’avoir peur, c’est une femme intelligente. Elle comprendra, et ils verront ensemble ce qu’il y a lieu de faire… Cette décision soulage Laussart, qui s’offre un café bien serré puis règle l’addition, heureux d’avoir passé cette première épreuve. La route l’attend pour rentrer chez lui.

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Dans le document Mon frère pour un royaume, Philippe GERDAY (Page 81-86)