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Le dernier sourire

Dans le document Mon frère pour un royaume, Philippe GERDAY (Page 195-200)

La voiture de Martin s’avance avec précaution sur le chemin de la digue, cette immense retenue d’eau destinée à l’irrigation des cultures. Le mur de barrage est à plusieurs kilomètres en aval, et les eaux prisonnières serpentent entre les flancs de collines pour remonter vers Borgo Libertà, le village voisin de Stornarella. Olivier se rend avec plaisir sur les bords de ce lac, trouvant l’endroit propice à la méditation. Massimo l’y a emmené souvent. Ce matin, c’est à son tour d’y conduire son frère. Il veut lui faire goûter la surprenante sérénité du lieu.

— Après ce virage, il y a un grand trou au milieu de la chaussée. — Où m’emmènes-tu ? demande Martin, avec un brin d’appréhension.

— Rassure-toi, pas en enfer. Cette route manque cruellement d’entretien, mais tu vas bientôt découvrir le spectacle qui t’attend…

Martin navigue entre les nids de poules. Son attention est accaparée par le bitume défaillant, il ne voit pas le paysage qui l’entoure. Seul Olivier peut en apprécier la singulière beauté.

Les deux frères quittent le chemin, et dévalent une pente étroite. De longs tuyaux d’irrigation squattent les bas-côtés, semblant leur indiquer la direction du lac. Après quelques mètres, une vieille

barrière rouillée met fin à leur mouvement d’approche. Martin gare la voiture en contrebas du sentier. Il y a de l’herbe verte partout, des collines douces à la ronde, et quelques arbres perdus comme des sentinelles oubliées.

— Alors, qu’en dis-tu ? demande Olivier, d’un air satisfait.

— C’est grandiose. On se croirait dans les Highlands d’Écosse, en plus petit et moins sauvage.

— Regarde comme l’eau est claire…

— Ces petites maisons, là-bas, qu’est-ce que c’est ?

— Je crois qu’il s’agit d’anciens abris pour la transhumance. Les bergers et leurs troupeaux devaient s’y réfugier durant leurs longs déplacements.

— Tu avais raison. L’endroit est magnifique, et cette quiétude m’impressionne.

— Viens. Suivons ce sentier le long du lac…

Olivier entraîne son frère sur un chemin de terre. Il attendait ce moment depuis son lever, avec une impatience mêlée d’anxiété. Il doit révéler un secret à Martin. Marcher dans cet environnement magique l’aidera à trouver ses mots.

— J’ai quelque chose de lourd à te confier, dit Olivier à mi-voix, sans regarder son frère.

— Je suis là pour ça.

Il prend une grande respiration, et se tourne vers Martin.

— J’ai assisté impuissant au suicide d’un ami, et j’en suis encore ravagé aujourd’hui.

Il s’interrompt, et détourne le regard. Ses yeux rougissent. Peiné par son émotion, Martin se rapproche d’Olivier, et le prend par l’épaule.

— C’est ça qui m’a détruit. Je n’ai pas supporté son geste, et j’ai voulu tout quitter.

Martin s’arrête, fait face à Olivier, et le serre contre lui.

— Tu es mon frère, lui glisse-t-il à l’oreille. Je ne t’abandonnerai plus jamais.

À la recherche d’un peu d’ombre, ils s’asseyent sous un arbuste aux feuilles maigrichonnes. Martin regarde son frère en silence, les yeux remplis de douceur.

— C’est le prénom de ton ami ?

— Oui, répond Olivier en respirant profondément, il était infirmier au grand hôpital de la ville. On s’était rencontrés, il y a quelques années, lors d’un cycle de conférences philosophiques, et on avait très vite sympathisé. C’était un homme profond et sincère. Il lisait beaucoup, se documentait sur de nombreux sujets. Il avait une curiosité sans limite, mais ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’est la question du sens, le sens de la vie, de la mort, la raison d’être des choses qui nous entourent.

— C’était un homme triste ?

— Pas du tout. Il avait beaucoup d’humour, et il aimait rire en toutes circonstances. Professionnellement, il n’avait pas choisi la facilité. Il avait commencé sa carrière comme infirmier au service des urgences, puis il avait opté pour le service pédiatrique. Il nous en parlait souvent dans le groupe de prière.

— Tu l’avais invité dans ton groupe ?

— Il était venu de lui-même. Jacques n’était pas croyant, mais il était très ouvert. Il adorait discuter, échanger des arguments, confronter les points de vue. Il nous expliquait que le plus dur dans son métier, c’était de garder le sourire. Aux urgences, il avait vu passer des cas effroyables, comme cette jeune femme sauvagement agressée par son mari à coups de marteau et de couteau de cuisine. Il avait passé la nuit entière à lui tenir la main, lui parler doucement et lui sourire, pendant que les médecins s’affairaient à la sauver. Cette femme a survécu, et chaque année, à l’anniversaire de son admission aux urgences, elle venait offrir une rose à Jacques. Elle était convaincue que ce qui l’avait sauvée, c’était le sourire et la gentillesse de son infirmier.

— Impressionnant, commente Martin à voix basse.

— Jacques n’a plus quitté ce sourire. Quand il est passé en pédiatrie, il a compris que c’était la meilleure façon d’aider les enfants à guérir. Il souriait, encore et toujours, même quand le moral était bas. Le visage, m’a-t-il dit un jour, est la plus belle thérapie. Les yeux, la bouche, les joues forment un langage simple et universel pour communiquer sa sympathie et son envie d’aimer. De nombreuses fois, il a été révolté par la mort de jeunes enfants, mais il se consolait à l’idée qu’il les avait accompagnés, jusqu’au bout, de sa

voix douce et de son sourire sincère. Puis il a quitté notre groupe de prière, sans pourtant perdre le contact avec moi. Il m’invitait de temps en temps chez lui, pour partager un repas avec des amis ou discuter d’un livre.

— A-t-il dit pourquoi il voulait te garder parmi ses proches ? — Parce qu’on était faits du même bois, m’a-t-il confié un jour. Il pensait que seule la foi nous distinguait, lui et moi. Pour le reste, il nous trouvait semblables, désireux d’aller au fond des choses, de se préoccuper de l’essentiel.

— C’est étonnant que tu ne m’en ais jamais parlé… — Tu es sûr ?

— Je ne m’en souviens pas, en tout cas.

— On ne se voyait pas souvent, car il avait une vie sociale très chargée.

Un petit vent vient subitement rafraîchir les abords du lac, sans perturber les deux frères. Olivier, qui sait que le moment le plus douloureux de son récit est arrivé, appelle Martin d’un regard triste.

— Et le mardi noir m’est tombé dessus… Jacques m’avait téléphoné la veille pour me demander de passer chez lui. J’avais volontiers accepté, sans en demander la raison, pensant que ce serait une soirée ordinaire avec quelques amis, mais quand je suis entré dans son appartement, j’ai tout de suite senti quelque chose d’inhabituel. Tout était parfaitement rangé, propre, comme s’il s’apprêtait à partir en voyage ou à déménager. Jacques m’a fait asseoir au salon, sur un fauteuil à côté de son divan, et m’a servi un verre d’eau. Il s’est assis en face de moi, et m’a remercié d’être venu. Il m’a dit que j’étais la seule personne qui pouvait lui rendre ce service.

— Quel service ? interroge brusquement Martin.

— C’est ce que je lui ai demandé. Il m’a répondu que je devais d’abord lui promettre de l’écouter jusqu’au bout, sans l’interrompre, ce que j’ai fait, ignorant de quoi il pouvait s’agir. D’une voix posée et sur un ton qui sentait le texte appris et répété, il m’a longuement expliqué qu’il était arrivé au bout de son existence, qu’il ne supportait plus de vivre. L’idée du suicide m’a alors traversé l’esprit, et j’ai voulu intervenir, mais il m’a rappelé ma promesse de silence. Il m’a dit comprendre ma réaction, mais il m’a supplié de

comprendre la sienne. Je le regardais sans rien dire, les yeux insistants. Je me préparais à argumenter dès qu’il aurait fini de parler, mais il ne m’en a pas laissé le temps. Il s’est levé, s’est dirigé vers la cuisine, a pris quelque chose dans son réfrigérateur, puis est venu se rasseoir, un petit flacon à la main. J’ai commencé à parler, mais il m’a mis la main sur la bouche, et m’a demandé de l’écouter une dernière fois.

Olivier s’interrompt un instant, revivant difficilement la scène. — Il m’a dit qu’il avait écrit à ses parents, le matin même, pour expliquer son geste, les remercier de tout ce qu’ils avaient fait, et leur demander pardon pour la peine qu’il allait leur faire. Il avait aussi écrit à la police, pour donner des explications détaillées, et à la direction de l’hôpital, pour s’excuser du vol des produits dangereux qui avaient servi à son cocktail létal. Mes larmes coulaient sur sa main, qu’il maintenait sur ma bouche. Il m’a dit que cela se passerait très vite, et qu’il ne souffrirait pas. Alors il m’a demandé ce service, qui serait pour lui le signe de mon amitié. Il voulait que je lui tienne la main, et que je lui sourie une dernière fois, car il souhaitait emporter avec lui l’image d’un visage aimant. L’ultime visage qu’il voulait voir, c’était le mien.

Olivier se recroqueville sur ses genoux. Martin pose sa joue sur son épaule, et se balance lentement avec lui pour le réconforter. La gorge serrée, il fait corps avec sa souffrance. Il repense à ses heures tragiques au parc, quand il a tant souhaité retrouver son frère, vivant, et le prendre dans ses bras. C’est ce qu’il fait maintenant, mais le frère qu’il a retrouvé est encore plus grand, en tendresse et en humanité.

— Que s’est-il passé, alors ? demande Martin, délicatement. — Tout est allé très vite. Il a bu le contenu de son flacon, m’a pris la main, s’est allongé sur le divan, et m’a regardé en souriant. Il m’a dit « merci » d’une voix douce, et a fermé les yeux. J’ai senti sa main lâcher la mienne. J’ai compris qu’il venait de mourir… Je me suis levé du fauteuil, et ma tête s’est mise à tourner. Je ne savais plus quoi faire. J’ai essayé de sentir son pouls sous la gorge, mais plus rien ne bougeait. J’ai pris un petit cadre sur la table du salon, et j’ai placé la vitre sous son nez, espérant voir de la buée, mais il ne respirait plus. Il était mort, parti sous mes yeux, et je n’avais pas pu m’y opposer.

J’ai pris sa main qui pendait le long du divan, et je l’ai placée sur l’autre, à hauteur de son ventre. J’ai longuement regardé son visage, qui était apaisé, puis je me suis éloigné très lentement, à reculons. Avant de quitter le salon, je lui ai lancé : « Merci pour tout. J’espère qu’on se reverra. » Puis j’ai tourné les talons, et j’ai fermé doucement la porte de son appartement derrière moi. Arrivé sur le palier, je me suis effondré en pleurs, et je suis rentré chez moi comme un zombie.

— Quel jour était-ce exactement ?

— Le mardi avant mon départ. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai fait les cent pas dans tout l’appartement. Tout se bousculait dans ma tête, je n’arrivais ni à dormir ni à raisonner. Je revoyais sans arrêt ce qui s’était passé chez Jacques, j’avais comme l’impression d’étouffer.

— Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ?

— Franchement, je n’ai pensé ni à toi ni à personne d’autre. J’étais seul, comme prisonnier d’un délire. Quand le jour s’est levé, je n’ai eu qu’une seule envie : partir loin, et tout quitter. Je suis allé à la banque, demander qu’on solde mes comptes, puis au collège, mais je ne me rappelle même plus comment s’est passée la journée.

— Tu n’es pourtant parti que le lundi suivant.

— De retour du travail, j’étais mort de fatigue, et je me suis affalé sur le lit. Le lendemain, au réveil, j’avais l’esprit plus clair. Je me suis dit que c’était peut-être une folie de vouloir tout abandonner. Je me suis convaincu de rester, d’essayer de revenir à la normale. La banque m’a téléphoné, pour me signaler que l’argent était disponible. J’y suis passé le vendredi, j’ai tout retiré, mais j’ignorais toujours si j’allais vraiment partir. Puis le week-end fut catastrophique.

— Que s’est-il passé ?

— Les images du suicide de Jacques sont venues me hanter. J’avais des palpitations et des nausées. J’avais beau m’atteler à des tâches domestiques, pour m’occuper l’esprit, rien n’y faisait. Je suis sorti me promener, mais arrivé au parc, ma tête virevoltait. De retour à l’appartement, je me suis forcé à manger, et j’ai tout vomi. Le pire, c’est que je n’avais plus de raisonnement cohérent. J’essayais chaque fois de revenir en arrière, de reconstruire la chronologie des derniers jours, mais je n’y arrivais pas.

Dans le document Mon frère pour un royaume, Philippe GERDAY (Page 195-200)