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Eucher exégète : l’interprétation de la Bible en Gaule du Sud dans la première moitié du V e siècle

III. Du monachisme à la pastorale : l’importance de l’exégèse 1 Philosophia caelestis

Dans le De laude eremi (§ 32), le désert de Lérins est présenté comme le lieu idéal pour vaquer à l’étude de la sagesse107

. On sait que les auteurs anciens ont souvent vanté la vie

comprend vraiment qu’en se reportant au long commentaire du verset dans PHIL. In Iob 39, PL 26, 769 A-D, qui est la source d’Eucher.

103 AVG. Doctr. 3, 26, 37 ; Retract. 1, 80.

104 Th. O’LOUGHLIN, Teachers and Code-breakers. The Latin Genesis Tradition, 430-800, Turnhout 2000, p. 254.

105 S’il est diacre au concile d’Orange, il doit avoir au moins 30 ans en 441.

106 Th. O’LOUGHLIN, « The Symbol gives Life » (cf. n. 38), p. 246 ; L. R. WICKAM, « Eucherius von Lyon », TRE 10, 1982, p. 524.

107 C’est également à la vraie philosophie qu’est convié Valérien dans le De contemptu mundi. Sur ce thème à Lérins, voir C. M. KASPER, Theologie und Askese (cf. n. 1), p. 173-181.

à l’écart des affaires du monde, l’otium qui libère l’esprit et lui permet de s’adonner à la philosophie, traditionnellement divisée en trois parties : la physique ou science naturelle, la science éthique ou morale, la connaissance logique ou rationnelle108

. Pour Eucher, « la céleste philosophie des Écritures » n’est sur ce point guère éloignée de « la philosophie de ce monde »109

.

Ces trois niveaux de la philosophie constituent pour les anciens trois degrés de l’ascension du sage vers la vérité110

. Eucher reprend ce schéma tripartite dans la préface des Formulae, et considère comme eux que la « logique », que Jérôme, à la suite d’auteurs grecs comme Évagre, avait préféré appeler science (théo)logique111

, est le sommet de la connaissance. Le Lérinien en donne cette définition : « La logique discute des sujets plus élevés et montre en Dieu le créateur (pater) de tout »112

. La science logique concerne les raisons du monde, c’est-à-dire en dernière analyse, Dieu. Cette connaissance est le but de la vie du moine, et c’est l’Écriture qui révèle à l’homme le chemin de la vérité. Aux trois divisions traditionnelles de la philosophie correspondent donc pour Eucher trois sens de l’Écriture, et l’on s’accorde à lui attribuer la paternité de cette correspondance113

. Ces trois sens sont pour notre moine, qui reprend ce vocabulaire à Jérôme, la lettre ou

historia, le sens moral, ou tropique ou encore tropologie, et l’anagogie. Le Lérinien

s’emploie dans la préface des Formulae à définir ces termes : l’historia se rapporte à l’étude littérale du texte, la tropologia à l’interprétation symbolique appliquée à la vie morale, l’anagogia ouvre aux réalités du monde divin114

.

Pour le chrétien, toute connaissance parfaite passe par les Écritures. Dans les Formulae,

scientia et autres termes désignant la connaissance concernent presque toujours la

Bible115

, et les savants (docti), plusieurs fois mentionnés, sont toujours ceux qui ont la science des Écritures116

. Cette connaissance acquise dans les Écritures est déclarée supérieure aux fausses lueurs de la philosophie profane dont parle le De contemptu mundi117

. Car, tel l’autruche, le philosophe possède tout ce qu’il faut pour prendre son envol vers les réalités célestes, mais en est incapable : bien qu’on lui voie « le pennage de la sagesse », il

108 Sur les divisions de la philosophie dans l’antiquité, cf. P. HADOT, « Les divisions de la philosophie dans l’Antiquité », Museum Helveticum 36, 1969, p. 218-219 (repris dans Études de philosophie ancienne, Paris 1998).

109 CSEL 31, p. 5, 6-7 : « hanc caelestem philosophiam scripturarum » ; p. 4, 24 : « mundi huius philosophiam ». 110 P. HADOT, Études de philosophie ancienne, p. 31-32.

111 HIER. Ep. 30, 1, Labourt 2, p. 31, 9 ; In Eccl. 1, 1, CC 72, p. 251, 27-34. Cf. EVAGR. Pract. 1, 1, SC 171, p. 498.

112 CSEL 31, p. 5, 4 : « …rationalem autem, quae de sublimioribus disputans, Deum omnium patrem esse

confirmet » ; la rationalis est connaissance du Dieu créateur, puisqu’il s’agit des idées des philosophes (cf. ORIG. Hom. Gen. 14, 3, SC 7 b, p. 342, 44).

113 H. de LUBAC, Exégèse médiévale, Paris 1959, t. 1, p. 197-198 ; T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della

scrittura in Eucherio di Lione (cf. n. 4), p. 62 ; C. CURTI, « Spiritalis intelligentia. Nota sulla dottrina

esegetica di Eucherio di Lione », Kerygma und Logos, Mélanges Andresen, Göttingen 1979, p. 111.

114 CSEL 31, p. 4, 17-19 ; 5, 7-12 ; sur les sources d’Eucher, voir T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della scrittura in Eucherio di Lione (cf. n. 4), p. 81-96.

115 Scientia : CSEL 31, p. 42, 5 ; 56, 1 ; 45, 19 ; intellectus : p. 3, 6. 10 ; 4, 19 ; 5, 11 ; intellegentia : p. 3, 4 ;

6, 4 ; 23, 15.

116 CSEL 31, p. 65, 7 ; 199, 14 etc.

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ne sait pas user des ailes des deux Testaments118

. Le texte biblique est une médiation indispensable.

De même que le sage antique gravit en trois étapes le chemin de la vérité, les trois sens de l’Écriture balisent pour Eucher l’itinéraire de l’âme vers Dieu : l’anagogie, qui en constitue l’étape ultime, introduit aux secrets célestes, à Dieu même. C’est là la plénitude de la connaissance, symbolisée dans les Formulae par la lumière éclatante de midi119

; elle est rencontre de l’Époux du Cantique (1, 6), selon la doctrine déjà développée dans le

De laude eremi, où Eucher écrit : « Les habitants du désert, qui ont reçu la blessure de

l’amour, le contemplent en disant : “nous avons trouvé celui qu’aime notre âme, nous le tiendrons et nous ne le laisserons pas aller” »120

. La rencontre de Dieu au désert se fait par le texte sacré, objet par excellence de la connaissance ici-bas.

2. Le mystère caché des Écritures

L’Écriture est vie pour l’homme ; Eucher l’exprime à travers de nombreuses images empruntées à des traditions diverses. Don gratuit venu d’en haut, elle est rosée et pluie pour cette terre qu’est l’homme ; elle est une plaine féconde et nourricière où paissent les âmes121

. Ses paroles sont les feuilles de l’arbre de vie, dont elles revêtent et protègent les fruits122

. L’Écriture est pour l’homme pain et vin, nourriture et boisson, miel même123

. Simple lait pour qui ne sait pas la lire, elle est un aliment complet pour qui la comprend en profondeur124

. A travers la Bible, une fenêtre s’ouvre sur le mystère divin, car elle est la parole fulgurante de Dieu, qui troue l’obscurité du monde. « Le tonnerre représente les paroles de l’Évangile, du fait qu’il retentit depuis le ciel », les éclairs manifestent « les splendeurs de l’Évangile », et la foudre, « les paroles de Jésus Christ »125

. Cette parole fracassante que répercute la trompette de la prédication126

, est encore figurée par les flèches rapides qui ne manquent pas leur but et savent toucher le cœur de l’homme, ou encore par l’épée à double tranchant, dont elle dépasse la redoutable efficacité127

.

Tel le chandelier à sept branches, l’Écriture permet à la clarté divine de rayonner sur le monde128

. Mais cette lumière vive et précieuse est aussi une lumière cachée : « L’Écriture irradie à l’intérieur comme les perles les plus précieuses, qui attirent dans la profondeur

118 CSEL 31, p. 22, 22 : « pinnis sapientiae » ; 22, 7 : « Alae : duo testamenta ». 119 CSEL 31, p. 13, 5.

120 Laus 38, CSEL 31, p. 191, 4 : « …habitatoresque deserti caritate uulnerati contemplantur eum dicentes :

“Inuenimus quem diligit anima nostra, tenebimus eum et non dimittemus” ».

121 CSEL 31, p. 10, 17-23 ; 14, 16-18.

122 CSEL 31, p. 18, 17-19 ; cf. HIL. In Ps. 1, 16, CC 60, p. 30, 8. 123 CSEL 31, p. 39, 11-15 ; 41, 6-12 ; 40, 12.

124 CSEL 31, p. 40, 5-7.

125 CSEL 31, p. 9, 15 : « Tonitrua : uoces euangelii, eo quod de caelo intonent » ; p. 9, 17 : « Coruscationes :

splendores euangelii » ; p. 9, 19 : « Fulgura : uirtutes uel uerba Iesu Christi ».

126 CSEL 31, p. 57, 8.

127 CSEL 31, p. 8, 11 ; 8, 13-15 (Hé 4, 12). Dans un registre plus quotidien, elle est aussi la charrue qui

laboure le cœur pour que lève la semence divine : CSEL 31, p. 27, 17-19 ; 15, 4.

128 CSEL 31, p. 45, 14 (la citation illustrant ce thème est un mixte de Za 4, 2 et Ap 11, 4, où il est bien

de leur éclat le regard de qui les considère »129

. On touche là un thème fondamental aux yeux du Lérinien : l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, la dialectique du manifeste et du caché, de la révélation et du voile, qui domine la préface des Formulae. « Il fallait, écrit Eucher, qu’à la manière de la colombe argentée dont la gorge resplendit de la beauté de l’or étincelant (Ps 67, 14), dans l’Écriture aussi, tout ce qui est en vue brille de l’éclat de l’argent, et que ce qui est plus caché flamboie de l’éclat de l’or. Ainsi, par une juste disposition, la pureté des paroles a été protégée des regards profanes de la foule par

ce qu’elle a d’hermétique, comme par un voile de pudeur »130

. Une des fonctions du style mystérieux de la Bible est en effet de tenir les profanes à distance : « Il ne fallait pas que la majesté des secrets célestes fût à découvert pour tous, indifféremment et sans distinction, et que “ce qui est saint fût livré aux chiens et les perles aux pourceaux” (Mt 7, 6) »131

.

Les Écritures saintes ont l’opacité des forêts et la profondeur de l’abîme132

. Une grande abondance de métaphores fait ressortir dans la Préface des Formulae le caractère mystérieux des livres bibliques. Il existe dans les deux Testaments un sens caché, dont la réalité est garantie par le Christ lui-même, explique Eucher, dans la ligne d’Origène et de ses utilisateurs ; c’est ce sens spirituel qu’il est vital pour l’homme de pénétrer, car « la lettre tue, mais l’esprit vivifie », et il mène à Dieu et aux secrets célestes133

. Mais il n’est pas immédiatement accessible : il faut, pour y être introduit, posséder « les clés de la science », symboles de « l’ouverture du sens spirituel »134

.

Mais pourquoi cette obscurité dans ce qui se présente comme une révélation ? C’est parce que les Écritures sont parole de Dieu et parole sur Dieu que leur style s’écarte de celui du reste de la littérature : « Il n’est pas surprenant que la parole divine proférée par la bouche des prophètes et des apôtres soit grandement éloignée du style habituel des hommes, mettant à la portée de tous des choses faciles, mais contenant en son intime de grandes choses, car il convenait en vérité que les paroles sacrées de Dieu se distinguent de tous les autres écrits, par leur aspect autant que par leur valeur intrinsèque »135

. Le sens profond de la Bible ne peut être autrement que mystérieux et caché, parce que Dieu est transcendant et échappe aux prises de l’homme : « Une économie divine a excellemment pourvu à ce que ces écrits fussent recouverts par l’ombre des mystères célestes, tout comme la divinité elle-même s’enveloppait de son secret »136

.

129 EUCH. De contemptu mundi, éd. S. Pricoco, p. 110, 787-790 : « Ita scriptura, dum intrinsecus radiat, uelut pretiosissima quaeque gemma in profundum fulgorem considerantium demittit oculos. » ; cf. Form.,

CSEL 31, p. 4, 1-2. 130 CSEL 31, p. 4, 2-7.

131 CSEL 31, p. 4, 1-2 : « …ne illa caelestium arcanorum dignitas passim atque indiscrete cunctis pateret,

sanctumque canibus et margaritas porcis exponeret. »

132 CSEL 31, p. 18, 1-2 ; 44, 1 (forêt) ; 6, 7 ; 10, 16 (abîme). 133 CSEL 31, p. 4, 15-19.

134 CSEL 31, p. 45, 19 ; cf. aussi p. 53, 8-10, où Eucher parle d’un « enseignement fort secret et profond »

figuré par la tunique de dessous du grand-prêtre.

135 CSEL 31, p. 3, 18 s. : « …et re uera fuit congruum ut sacra Dei dicta a ceteris scriptis sicut merito ita et

specie discernerentur ».

136 CSEL 31, p. 4, 8-10 : « Ac diuina optime dispensatione prouisum est ut scripta ipsa ita tegerentur

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L’analogie du Saint des Saints du Temple de Jérusalem, où les fidèles n’entraient pas, figure du monde céleste dans l’Épître aux Hébreux (ch. 9), fait comprendre que le sens

spirituel ne sera pleinement ouvert que dans l’au-delà137

. Dieu étant par nature inaccessible à l’homme, l’Écriture l’est nécessairement aussi. Là également, la connaissance humaine a ses limites : « Altiora ne quaesieris », l’adage du Siracide (3, 21) est appliqué par Eucher, après bien d’autres, à l’Écriture138

.

3. Intellegentia spiritalis : le sens des hésitations de la Préface des Formulae

Sans reprendre une analyse systématique de la Préface des Formulae, qui a déjà été menée plusieurs fois de façon convaincante139

, il faut revenir sur ce qui paraît en être la clé. Le Lérinien y expose une doctrine des trois et même quatre sens des Écritures, alors que, dans l’introduction et la conclusion de la préface, il parle seulement de sens littéral (ou « historique ») et sens spirituel (ou allégorique). On a souvent accusé Eucher d’être inconséquent voire de n’avoir guère compris les sources auxquelles il a eu recours140

. Il y a probablement là un malentendu : on pense à tort qu’il expose la méthode herméneutique qu’il a l’intention de mettre en œuvre dans la suite de l’ouvrage, alors qu’il se contente de présenter les théories existantes.

Quand il écrit que l’Écriture recèle trois sens, Eucher ne fait que rappeler l’enseignement qu’il a reçu (traditur) : elle a trois sens, parce qu’elle est parole du Dieu Trinité, adressée à l’homme, lui-même constitué de trois éléments, corps, âme et esprit, selon 1 Thess 5, 23 ; l’Écriture, elle aussi, possède un corps, une âme, un esprit ; il y a une certaine co- naturalité entre le Dieu trine et l’homme tripartite, entre l’homme et l’Écriture, et la structure totale de la connaissance humaine est trine, ce qui recoupe les spéculations des philosophes sur les trois parties de la philosophie141

. Les considérations sur les trois sens ne sont pas sans portée aux yeux d’Eucher : elles permettent de situer l’intellegentia

spiritalis dans un contexte ontologique et épistémologique plus large.

Dans cet ensemble cohérent, construit sur la base de propos de Jérôme, Ambroise et Augustin, Eucher introduit ensuite les conceptions de Cassien, qui ajoute un quatrième sens de l’Écriture, l’allegoria, prise dans l’acception de Paul en Gal 4, 24, autrement dit, le sens que nous appelons typologique, qui « présente l’ombre des choses à venir à travers le récit d’événements historiques »142

. « Sunt etiam qui putent » : il y a même des auteurs pour penser qu’il en va ainsi. On a trop vite jugé qu’Eucher acceptait cette façon 137 CSEL 31, p. 4, 15-16 ; 54, 5-6. C’est aussi ce qu’affirme le contexte de l’Épître 120, 2 de Jérôme à laquelle est

reprise l’image.

138 CSEL 31, p. 40, 12-16. ORIG. Hom. Reg. 1, 13, SC 328, p. 142 ; AVG. In Ioh. 53, 7.

139 H. de LUBAC, Exégèse médiévale, t. 1, p. 193-198 ; C. CURTI, « Spiritalis intelligentia. Nota sulla dottrina esegetica di Eucherio di Lione », (cf. n. 113), p. 108-122 ; T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della

scrittura in Eucherio di Lione (cf. n. 4), p. 29-31 ; 50-77 ; Th. O’LOUGHLIN, Teachers and Code-breakers

(cf. n. 104), p. 172-180 ; Y. M. ESCHER, « Eucher de Lyon et l’exégèse spirituelle », dans Lérins,

Connaissance des Pères de l’Église 79, 2000, p. 54-57.

140 Ainsi De Lubac (p. 198), Curti (p. 111 ; 114-115) ; O’Loughlin (p. 172 ; 174 ; 180) ; Skibinski, (p. 48, n. 2 ; 60) ; Kasper ((cf. n. 1), p. 13-14 ; A. PENNA, Principi e caratteri dell’esegesi di S. Gerolamo, Rome 1950, p. 47.

141 Y. M. ESCHER, « Eucher de Lyon et l’exégèse spirituelle » (cf. n. 139), p. 54-57, a eu le mérite de mettre l’accent sur l’importance de la mention de la Trinité (p. 4, 20), trop peu remarquée.

de voir. En fait, il la mentionne pour marquer ses distances, parce qu’il est impossible à un auteur qui écrit à Lérins et pour Lérins d’ignorer la doctrine de Cassien, d’autant qu’elle est exposée dans la seconde partie des Conférences, expressément dédiée à l’abbé Honorat143

.

Triple ou quadruple sens des Écritures ? Il semble que notre auteur ne veuille pas qu’on prenne de façon trop absolue toutes ces spéculations. L’expérience lui a fait prendre conscience qu’on ne saurait appliquer cela systématiquement à tout passage de la Bible, voire qu’il n’est pas très éclairant de tenter de faire entrer dans ce cadre les sens multiples (jusqu’à cinq) qu’il propose pour un verset144

. Aussi satisfaisantes qu’elles soient pour l’esprit, et éclairantes au plan théologique, les divisions classiques ne doivent pas devenir un carcan pour l’exégète. Eucher, quant à lui, reconnaît essentiellement deux sens à l’Écriture, comme on le voit par sa pratique exégétique dans le corps des Formulae et dans les Instructiones145

. La figure en est le couple humain, où le mari et la femme représentent « l’intelligence spirituelle et le sens historique des Écritures »146

, paire inséparable par laquelle on peut accueillir la vérité entière. Ces deux sens sont complémentaires, comme l’or et l’argent qui rehaussent les ailes de la colombe, symbole de la Parole de Dieu, et figurent respectivement « le sens caché des Écritures » et « la compréhension du sens littéral ou historique »147

.

Dans les pages denses de la préface, il ne faut pas voir la juxtaposition plus ou moins cohérente d’éléments divers reçus de la tradition, et qu’Eucher aurait empilés sans choisir et même sans les harmoniser. Ce qui intéresse notre moine, on le voit dans le corps de l’ouvrage, est le sens spirituel dans tout son déploiement sur divers plans, métaphysique, anthropologique, moral, christologique, ecclésial et eschatologique ; et, dans la pratique, seuls lui paraissent vraiment opérationnels les deux sens fondamentaux reconnus depuis toujours à l’Écriture : littéral et symbolique.

4. De la contemplation à la prédication

En reprenant quasi littéralement des phrases de Cassien — le procédé est encore plus visible dans la fin de la préface des Formulae —, Eucher donne un coup de chapeau à celui que d’aucuns considèrent comme le maître des moines de Provence, mais cela n’implique pas de sa part une adhésion sans réserve à ses idées. A propos de la relation qu’entretiennent connaissance de la Bible et contemplation, Eucher semble encore prendre ses distances par rapport aux conceptions de Cassien. Dans la Préface des Formulae, il 143 Cf. CASS. Conf. 11, Praef., SC 54, p. 98 ; 14, 8, p. 189-190.

144 Un détail qu’on lui a beaucoup reproché oriente vers cette conclusion : pour illustrer l’idée que les Écritures ont divers sens, au lieu de reprendre l’exemple simple et concluant de Cassien dans le même contexte, qui énumère les quatre sens du mot Jérusalem (la ville historique, l’Église, la cité céleste et l’âme), Eucher préfère donner deux exemples où l’on trouve à chaque fois deux sens : le ciel (ciel physique ou uita caelestis, c’est-à-dire la vie monastique, puisqu’il s’agit de tropologie), et les eaux (baptême selon l’allegoria, anges selon l’anagogie) Il est vrai que, dans l’interprétation patristique, ciel et eau ne sont pas toujours très différents, puisque la Bible parle des « eaux par-dessus le ciel » ; mais le changement d’exemples est certainement voulu.

145 Voir C. MANDOLFO, « Osservazioni sull’esegesi di Eucherio di Lione », ASE 6, 1989, p. 218-219, et l’article de C. Curti cité note 139.

146 CSEL 31, p. 31, 15 : « Vir et uxor … intellectus spiritalis et historia scripturarum. »

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lui reprend presque littéralement une vision bipartite de l’activité humaine quand il écrit : « Tout l’enseignement de notre religion découle d’une double source de connaissance, dont la première est appelée pratique (practicè) et l’autre théorétique (theoreticè), c’est-à- dire active et contemplative, l’une qui a pour but de porter à sa perfection la vie active par l’amendement des mœurs, l’autre qui consiste en la contemplation des réalités célestes et en l’étude des divines Écritures »148

. La formulation de Cassien est très proche, à ceci près que la theoretice est définie plus vaguement comme « contemplation des choses divines et connaissance des significations les plus sacrées »149

. C’est sur ce point qu’Eucher va apporter un correctif aux Conférences.

Chez Cassien, en effet, contemplatio a un double sens150

. Le mot recouvre à la fois la connaissance de Dieu, sommet de la scientia spiritalis, ou connaissance mystique, à laquelle même des analphabètes peuvent prétendre151

, et celle de l’Écriture. C’est ainsi qu’il peut écrire plus loin dans le ch. XIV des Conférences : « La practicè se partage en beaucoup de professions et d’états de vie. La theoreticè se divise en deux parties, c’est-à-dire l’inter- prétation historique et l’intelligence spirituelle »152

. Cette formule aussi est reprise par Eucher immédiatement après celle que nous avons précédemment citée : « La science pratique se déploie en différentes activités, mais la contemplative se divise en deux parties, c’est-à-dire qu’elle comprend l’étude du sens historique et l’interprétation du sens spirituel »153

. L’exacte juxtaposition des deux définitions de Cassien, dont la contradiction n’éclatait pas au regard du lecteur parce qu’elles étaient séparées par plusieurs pages, introduit chez Eucher un sens différent : l’étude des Écritures semble ne faire plus qu’un avec la recherche du sens historique, tandis que la connaissance du sens spirituel est assimilée à la contemplation. « La contemplation des réalités célestes » s’efface au profit de la méditation de la Bible, qui devient le seul moyen d’accès possible au mystère divin, alors que Cassien laisse entendre dans les Conférences que le moine peut dès ici bas