• Aucun résultat trouvé

Eucher exégète : l’interprétation de la Bible en Gaule du Sud dans la première moitié du V e siècle

I. Les circonstances entourant l’œuvre exégétique d’Eucher

Eucher fut un membre influent du mouvement monastique lérinien6

. A-t-il toujours vécu dans l’île de Léro (Sainte-Marguerite), où Paulin de Nole atteste sa présence7

, ou a-t-il d’abord vécu à Lérins (Saint-Honorat), on en discute8

, mais cela importe peu : il a la conviction de faire partie de la communauté de Lérins, dont il vante les attraits dans le De laude eremi9

. Il n’est pas impossible que Léro ait été le lieu d’installation des couples

4 I. OPELT, « Quellenstudien zu Eucherius », Hermes 91, 1963, p. 474-483 ; C. MANDOLFO, « L’influsso delle “Hebraicae Quaestiones in libro Geneseos” di Girolamo sulle “Instructiones” di Eucherio di Lione », dans C. Curti, C. Crimi (éd.), Scritti classici e cristiani offerti a Francesco Corsaro, t. 2, Catania 1994, p. 435-453 ; Ead., « Le Regole di Ticonio e le Quaestiones et responsiones di Eucherio », ASE 8, 1991, p. 535- 546 ; Ead., « Sulle fonti di Eucherio di Lione : l’influsso dei Commentarioli in Psalmos di Girolamo sul I Libro delle Instructiones », dans Cl. Moreschini, Esegesi, parafrasi e compilazione in età tardo-antica, Naples 1995, p. 249-271 ; Ead., « L’influsso geronimiano sulla terminologia del « De uestibus » (Instr. II) di Eucherio di Lione », Orpheus, N. S., 16, 1995, p. 441-448 ; Ead., « L’influsso di Girolamo sul “De locis” e sul “De fluminibus uel aquis” di Eucherio di Lione (Instr. II) », Orpheus, N. S., 18, 1997, p. 504-520 ; Ead., « L’influsso di Girolamo sul “De idolis” (Instr. II), di Eucherio di Lione », Siculorum Gymnasium, N. S., 49, 1997, p. 127-131 ; C. M. KASPER, Theologie und Askese (cf. n. 1), p. 386-387 ; T. SKIBÍNSKI,

L’interpretazione della scrittura in Eucherio di Lione, Rome, Istituto Patristico Augustinianum 1995, a

repris et enrichi les travaux précédents, mais l’absence d’index ne facilite pas l’utilisation du livre. 5 CSEL 31, p. 65, 6-7 : « non ex meo ingenio sed ex illustrium doctorum iudicio. »

6 CASS. Conf. 18, Praef., SC 64, p. 8, le qualifie de famulus Christi ou encore l’appelle sanctus frater (Conf.

11, Praef., SC 54, p. 98 ; 17, 30, p. 283 ; 18, 1, 1, SC 64, p. 11). On peut se demander si la différence entre moine et conuersus, sur laquelle insiste R. Nürnberg, a vraiment un sens à l’époque (R. NÜRNBERG,

Askese als sozialer Impuls, Monastisch-ascetische Spiritualität als Wurzel und Triebfeder sozialer Ideen und Aktivitäten der Kirche in Südgallien im 5. Jahrhundert, Bonn 1988, p. 122-123).

7 PAVL. N. Ep. 51, CSEL 29, p. 423-425 ; la lettre est placée entre 412 et 420 par S. PRICOCO, L’isola dei santi, p. 36 s. (cf. n. 1) ; elle est en tout cas antérieure à la fin 427, puisque Honorat y est encore

mentionné comme abbé de Lérins. J. T. LIENHARD, Paulinus of Nola, Köln-Bonn 1977, p. 190, parle de 423-426.

8 S. PRICOCO, L’isola dei santi (cf. n. 1), p. 25, n. 2 souligne justement que le schéma qui montre Eucher

se retirant dans un second temps à Lero en quête de vie solitaire manque de fondement. M. E. BRUNERT,

Das Ideal der Wüsteaskese und seine Rezeption in Gallien bis zum Ende des 6. Jahrhunderts, Münster 1994,

p. 181, rappelle que Lero n’était pas plus désert que Lérins ; peut-être même l’était-elle moins : cf. R. NOUAILHAT, Saints et patrons. Les premiers moines de Lérins (cf. n. 1), p. 143-144.

MARTINE DULAEY – EUCHER EXÉGÈTE : L’INTERPRÉTATION DE LA BIBLE 69

membres de la communauté et qu’Eucher soit devenu le responsable du groupe10

. Cette hypothèse a l’avantage d’expliquer pourquoi Cassien dédie la seconde partie des Conférences non seulement à l’abbé Honorat, mais aussi à Eucher, que le Marseillais offre comme

exemple aux autres moines au même titre que le fondateur de Lérins11

; pourquoi Eucher est pratiquement le seul Lérinien à être mentionné par Hilaire dans la Vita d’Honorat en 430 ; pourquoi, vers 428, alors que déjà Maxime a succédé à Honorat devenu évêque d’Arles, c’est Eucher qui prend sur lui d’adresser à Hilaire un vibrant panégyrique de Lérins pour y rétablir fermement le moine qui avait suivi Honorat son parent à Arles ; pourquoi enfin d’étroites relations d’amitié le liaient à Salvien, lui aussi, passé du mariage à la prêtrise12

.

Où ont été rédigés les ouvrages bibliques ? On suppose souvent qu’Eucher les composa une fois devenu évêque de Lyon, donc après 43413

. La raison en est que les billets reçus par Eucher en remerciement pour l’envoi de ses ouvrages sont tous adressés à Eucher évêque (papa ou episcopus), que ce soit celui d’Hilaire d’Arles, celui de Salvien de Marseille, ou celui du prêtre Rusticus14

. Mais cette datation se heurte à plusieurs difficultés : dans les préfaces des Instructions et des Formulae, Eucher exprime le souci d’instruire ses fils, ce qui laisse à penser qu’ils sont encore jeunes ; surtout, on n’y trouve aucune allusion au fait qu’ils soient déjà clercs, ce qui suggère une date assez haute, Salonius étant déjà évêque lors du concile d’Orange en 441. Comment harmoniser les différentes données ?

Tout d’abord, les Formulae ont toutes chances d’être postérieures aux Instructiones. Il est vrai que, dans la tradition manuscrite, les Formulae précèdent souvent les Instructiones, mais il n’en a peut-être pas été ainsi au point de départ15

. Le prêtre Rusticus et Salvien,

10 Je partage sur ce point l’opinion de C. M. KASPER, Theologie und Askese (cf. n. 1), p. 211-212. Il me paraît toutefois hasardeux de tirer argument du billet de Paulin, où l’on voit que les envoyés d’Honorat à Nole sont partis à l’insu d’Eucher, pour souligner l’indépendance des deux installations.

11 CASS. Conf. 11, 1, SC 54, p. 98. A. DE VOGÜÉ, Histoire littéraire du mouvement monastique. Les

derniers écrits de Jérôme et l’œuvre de Jean Cassien, t. 6, Paris 2002, p. 278, remarque qu’en Conf. 18, 1, 1,

Cassien laisse entendre que la demande de rédiger la seconde partie des Conférences émanait du seul Eucher ; et d’autre part, qu’il est donné en exemple à la communauté au même titre qu’Honorat (p. 283). 12 HIL. A. V. Hon. 19. Le ton de la lettre d’Hilaire est amical, mais solennel, en dépit des liens des deux

hommes que suggère le De laude eremi (CSEL 31, p. 178, 30-31). Hilaire étant alors évêque d’Arles, on a du mal à penser que cela tient à leur différence d’âge (Eucher était son aîné). En revanche, le billet qu’adresse Salvien à Eucher pour le remercier de l’envoi de ses ouvrages exégétiques (SALV. Ep. 8, SC 176, p. 118), adressée à « domino et dulci suo Eucherio », est beaucoup plus affectueux ; leur itinéraire spirituel, et peut-être aussi le lieu, les avait rapprochés. Dans la Lettre 2 de Salvien à Eucher (SC 176, p. 84), je vois de l’amitié blessée plutôt que l’indice d’une brouille entre les deux hommes.

13 Manuels composés quand Eucher est évêque : R. ÉTAIX, « Eucher de Lyon », DHGE, c. 1316 ; T. SKIBÍNSKI, L’interpretazione della scrittura in Eucherio (n. 4), p. 22. Pour C. M. KASPER, Theologie und

Askese (cf. n. 1), p. 3-4, n. 19, Eucher a dû écrire ses ouvrages à destination de Lérins entre 430 et 440,

sans qu’on sache si c’est en tant qu’évêque ou moine. 14 CSEL 31, p. 198-199.

15 C. MANDOLFO, Eucherii Lugdunensis. Formulae spiritalis intellegentiae. Instructionum libri 2, edizione critica, Università di Catania 2001, p. XIV-XV : dans le groupe des manuscrits gaulois de sa première famille, deux manuscrits du XIIe -XIIIe s., qui ne sont pas copiés sur le même exemplaire que le manuscrit du VI-VIIe s., présentent les Formulae après les Instructiones. De toute façon, le fait que les Instructiones viennent souvent après les Formulae n’est pas forcément significatif : on sait que les anciens classaient volontiers les textes en fonction de leur longueur.

dans les billets de remerciement qu’ils adressent à Eucher, font état des Instructiones avant les Formulae16

. De fait, il paraît normal qu’Eucher ait d’abord écrit à l’intention de l’aîné ; de plus, il est naturel que les Instructiones, qui s’intéressent davantage au sens littéral des textes, viennent avant les Formulae, qui concernent exclusivement le sens spirituel17

. Enfin, les Formulae apparaissent comme le prolongement de ce qu’avait ébauché le livre II des Instructiones dans les pages concernant l’interprétation allégorique des noms propres de la Bible.

On peut admettre que les Instructiones ont été écrites les premières. A quelle date ? La lettre adressée à Salonius qui sert d’introduction aux Instructiones atteste qu’Hilaire est déjà évêque d’Arles quand Eucher achève l’ouvrage, donc qu’on est au plus tôt en 43018

. A cette époque, Eucher considère que la formation première de Salonius est finie19

. Voici en effet ce qu’il lui écrit : « Venu au désert à l’âge de dix ans à peine, tu as reçu dans cette compagnie de saints non seulement l’éducation de base, mais ton instruction, au temps de l’abbé Honorat, cet homme qui fut le maître des îles avant d’être aussi celui des Églises ; là, l’enseignement du très bienheureux Hilaire, qui était alors une jeune recrue dans l’île, mais est désormais un très grand évêque, t’a formé dans toutes les disciplines spirituelles ; par la suite, les saints hommes Salvien et Vincent, remarquables tant par leur éloquence que par leur science, ont achevé ta formation »20

. Hilaire, Salvien et Vincent, donc, ont terminé leur mission : de fait, Salonius, né probablement vers 405, doit avoir alors au moins 25 ans21

. En regroupant, selon un plan qui suit l’ordre des livres de la Bible, les réponses aux questions que son fils lui a posées au fil des temps22

, Eucher lui offre donc un complément de formation, à une époque où Salonius a peut-être quitté Lérins. En effet, la lettre préface, qui cite trois des Lériniens les plus célèbres, ne fait pas mention de celui qui est alors l’abbé du monastère, Maxime, le successeur d’Honorat. On peut difficilement mettre cela au compte du peu de sympathie qu’aurait éprouvé Eucher pour l’abbé qui a remplacé Honorat, car c’est sous son abbatiat que, dans le De laude eremi et le De contemptu mundi, il décrit Lérins comme

16 CSEL 31, p. 198, 19 : « aenigmatum aperiens quaestiones » ; l. 20 : « spiritalis intellegentia lumen » : les deux expressions font allusion aux titres respectifs des deux opuscules ; cf. aussi SALV. Ep. 8, SC 176, p. 10-11. Hilaire d’Arles, qui mentionne les deux livres, fait allusion au contenu des seules Instructiones :

CSEL 31, p. 198, 5 : instructionum.

17 C. MANDOLFO, « Osservazioni sull’esegesi di Eucherio di Lione », ASE 6, 1989, p. 217-233, a fait justement remarquer que dans le livre I le sens spirituel domine (p. 233) ; mais c’est l’inverse au livre II. 18 CSEL 31, p. 66, 3 : « beatissimi Hilarii… nunc summi pontificis ».

19 Ou, à la rigueur, qu’il est en train de la parachever ; CSEL 31, p. 66, 5 : « ad hoc etiam postea consummantibus sanctis uiris Saluiano atque Vincentio » ; postea, c’est-à-dire après le départ d’Hilaire pour Arles avec Honorat en 427, ou même après l’élévation d’Hilaire à l’épiscopat d’Arles, en 430. 20 CSEL 31, p. 65, 20-66, 6 : « qui uixdum decem natus annos heremum ingressus inter illas sanctorum

manus non solum inbutus uerum etiam enutritus es sub Honorato patre, illo, inquam, primo insularum, postea etiam ecclesiarum magistro ; cum te illic beatissimi Hilarii tunc insulani tironis sed iam nunc summi pontificis doctrina formaret per omnes spiritalium rerum disciplinas, ad hoc etiam te postea consummantibus sanctis uiris Saluiano atque Vincentio eloquentia pariter scientiaque praeeminentibus. »

21 S. PRICOCO, Eucherii. De laude eremi, Catania 1965 ; Id., « Una nota biografica su Salviano di Marsiglia »,

Siculorum Gymnasium (Catania), N. S., 29, 1976, p. 366.

22 CSEL 31, p. 65, 4-6 : « Je vais réunir, selon qu’elles me reviendront en mémoire tes nombreuses et pertinentes questions » : « colligam, prout redierint in memoriam quae a te, mi Saloni, studio cognoscendi sedule copioseque prolata sunt. »

MARTINE DULAEY – EUCHER EXÉGÈTE : L’INTERPRÉTATION DE LA BIBLE 71

un vrai paradis23

. Si Salonius devait recevoir le volume des Instructiones à Lérins, l’absence du nom de Maxime dans la préface était impensable. Il est donc probable que Salonius ne se trouve plus alors dans les îles.

Quant aux Formulae, elles sont composées après 427, et très probablement même après 431. Après 427, car Eucher y fait usage de la seconde livraison des Conférences de Cassien24

(celles-là même que le moine marseillais lui avait dédiées en même temps qu’à l’abbé Honorat)25

. Après 431, car j’ai montré par ailleurs que les propos d’Eucher sur le buisson ardent, figure de la naissance virginale, étaient influencés par la doctrine de Cyrille d’Alexandrie, qu’il a dû connaître à travers les traductions latines des textes de Cyrille inclus dans le dossier du concile d’Éphèse26

, et qui ont été très vite connues dans le monastère de l’île, puisque Vincent de Lérins en a adjoints des extraits à son

Commonitorium27

. On en déduira que les Formulae ne sont pas antérieures à la fin de 43128

. Mais elles ne sont probablement pas de beaucoup postérieures à cette date : Veranus est encore jeune. La fourchette de 430-434 est vraisemblable pour les deux ouvrages. Ils ont sans doute encore été rédigés dans la paix de Lérins. Plusieurs faits corroborent l’idée qu’ils n’ont pas été composés une fois Eucher devenu évêque de Lyon : les Instructiones et surtout les Formulae sont des ouvrages de longue haleine qui supposent du temps libre et une riche bibliothèque ; les deux livrets accordent une place de choix à l’interprétation des Psaumes, base de la culture monastique ; enfin, dans la préface des Formulae, comme on le verra plus loin, Eucher a ressenti le besoin de prendre ses distances vis-à-vis d’un ouvrage qui jouit certainement à Lérins d’une grande autorité, les Conférences de Cassien.

Mais comment concilier cette datation avec les données des billets de remerciement adressés à Eucher ? Un examen attentif de ces lettres conduit à distinguer l’époque où le Lérinien a rédigé les volumes à l’intention de ses fils encore jeunes (il n’y a aucune raison de ne pas prendre au sérieux ce qu’il déclare dans les préfaces) et la date à laquelle il s’est

23 C’est probablement fin 427 que Maxime succède à Honorat. Le panégyrique de Maxime par Fauste de Riez évoque un personnage peu sympathique, fort différent d’Honorat : EVS. GALL. [=FAVST.], Hom. 35, 7, CC 101, p. 406. On peut d’ailleurs se demander s’il n’y a pas eu des départs de Lérins quand Honorat est parti à Arles en 426-427 : Hilaire a failli ne pas revenir (et l’importance qu’Eucher attache à son retour peut être lue sur fond de crise dans la communauté) ; c’est aussi l’époque où Loup s’en va à Troyes (cf. I. CRÉTÉ-PROTIN, Église et vie chrétienne dans le diocèse de Troyes du IVe au IXe s.,

Villeneuve d’Ascq 2002, p. 144-145 ; 154-155). 24 Sur cet usage de Cassien, voir la troisième partie.

25 Sur la date de Conf. XI-XVII, voir O. CHADWICK, « Euladius of Arles », JThSt 46, 1945, p. 200-205 (la date est liée au problème de la succession de Patrocle d’Arles). Selon la préface du livre XI des

Conférences (SC 54, p. 98), et encore dans celle du livre XVIII, Honorat est encore abbé de Lérins ;

Helladius est évêque, et son nom précède celui de Léonce de Fréjus, parce que le siège d’Arles a la primatie ; or, en 426 ou fin 427, Honorat est élu évêque d’Arles. Sur la date de l’élévation d’Honorat et de son successeur Hilaire à l’épiscopat, voir la Prosopography of the Late Roman Empire et le DHGE, s. v. Hilaire. 26 M. DULAEY, « La Vierge au rosier. Les origines patristiques d’un thème iconographique médiéval »,

annuaire de l’EPHE, Ve Section, 108, 1999-2000, p. 311. Parmi les textes de Cyrille où l’on trouve les

idées reprises par Eucher (Form., CSEL 31, p. 19, 19-20, 4), il y a la Lettre Festale 17, 3, 120-122, SC 434, p. 283, dont la traduction latine ancienne a été préservée dans la Collectio Palatina (Acta Conciliorum IV, 1, vol. 3 ; cf. PG 77, 78-9-800) ; cf. SC 372, p. 132 (je remercie M. O. Boulnois pour ces indications). 27 Voir à ce sujet DSp, s. v. Vincent de Lérins, c. 824 (J. P. Weiss).

28 Eucher dit qu’il a envoyé les Formulae à Veranus ; le verbe peut très bien s’expliquer par le fait que Veranus est à Lérins (l’île Saint-Honorat), tandis que son père est à Lero (l’île Sainte-Marguerite), et n’oblige pas à penser qu’Eucher est déjà évêque de Lyon ou que Veranus a quitté Lérins.

décidé à les diffuser. On en a un indice dans le fait qu’Hilaire d’Arles, Salvien et Rusticus disent tous qu’ils ont reçu en même temps les Formulae et les Instructiones, en deux volumes, alors que rien ne porte à croire que les deux volumes ont été écrits d’un même jet29

. Les trois billets ne sont pas exactement contemporains. Le plus ancien, qui est postérieur à 434, puisqu’ Eucher y est appelé évêque, est celui d’Hilaire. Il a reçu, par l’intermédiaire d’un serviteur d’Eucher, un manuscrit qu’il lui est demandé de rendre au plus vite, parce que son auteur n’en possède pas encore de copie (necdum descripta)30

; on est donc exactement à l’époque où le Lérinien songe à divulguer les livres. Salvien, quant à lui en a reçu une copie, ce qui implique que son mot de remerciement est quelque peu postérieur au précédent. Ses propos montrent que, tout comme Hilaire, absent de Lérins depuis 430, Salvien découvre seulement alors ces écrits d’Eucher, sans doute parce qu’il a déjà quitté l’île, quand son ami les a écrits31

; sa lettre succède sans doute de peu à celle d’Hilaire. Or, quand Salvien reçoit les deux livres, il n’est plus le maître des deux fils d’Eucher (« fuerunt discipuli quondam mei »), et ces derniers sont devenus tous deux des magistri ecclesiae, c’est-à-dire qu’ils sont prêtres, voire évêques32

. Enfin, le prêtre Rusticus a pris lui-même l’initiative de demander à Eucher le prêt de ses livres pour les donner à copier, ce qui suggère que les ouvrages ont déjà acquis une certaine notoriété, et donc que cette lettre est plus tardive que les deux autres33

. Ces échanges épistolaires sont non seulement postérieurs à 434 (Eucher est évêque), mais peut-être aussi à 441, si l’on admet que magistri ecclesiae désigne des évêques ; or, au concile d’Orange, Veranus n’est encore que diacre34

.

Dans un premier temps, donc, les livres ont été écrits à l’usage personnel des fils d’Eucher, ainsi qu’il est indiqué dans les préfaces ; c’est après 430 pour les Instructiones, antérieures aux Formulae ; après la fin 431, sans doute entre 432 et 434, pour les Formulae, quand leur formation de base est achevée, même s’ils ne sont pas clercs. Une fois devenu évêque, Eucher s’interroge sur l’opportunité de diffuser plus largement les livres, et c’est

29 Qu’il s’agisse bien des deux livres est prouvé d’une part par l’usage du pluriel (libri, libelli : SALV. Ep. 8,

SC 176, p. 118, 3 et 13 ; CSEL 31, p. 198, 26), voire par utrumque uolumen dans la lettre de Rusticus, qui

dit renvoyer utrumque uolumen (p. 198, 17). Il est vrai qu’à l’époque, uolumen ne renvoie pas forcément au support concret et peut signifier seulement « un ouvrage », mais, à côté d’un verbe concret comme envoyer, le fait est peu vraisemblable.

30 Hilaire voulait attendre de rencontrer Eucher pour le lui remettre en mains propres, mais le serviteur insiste pour récupérer l’ouvrage avant son départ, malgré les remarques d’Hilaire qui craint pour la sécurité du manuscrit en une période de pluies diluviennes : CSEL 31, p. 198, 25 - 199, 3 ; l’échange se fait entre Lyon et Arles, car les deux hommes sont évêques (l. 23-24).

31 SALV. Ep. 8, SC 176, p. 118 ; sur la date du départ de Salvien (vers 430), voir DSp, s. v. Vincent de

Lérins, c. 822 (J. P. Weiss) ; S. PRICOCO, « Una nota biografica su Salviano di Marsiglia », Siculorum Gymnasium, N. S., 29, 1976, p. 351-368.

32 SALV. Ep. 8, SC 176, p. 118 : « Etiam magistri ecclesiae esse coeperunt » ; on voit mal comment on peut faire dire à coeperunt esse qu’elle signifie justement qu’ils ne seraient pas encore évêques, comme le dit C. MANDOLFO, « Le Regole di Ticonio… » (cf. n. 4), p. 538 (à la suite d’une note de la Patrologie Latine). Quant au fait qu’à la fois Hilaire et Salvien qualifient les deux fils de iuuenes, cela ne veut pas dire qu’ils sont adolescents, mais plutôt qu’ils ont entre 30 et 40 ans.

33 Sur cette lettre, voir M. VESSEY, « The Epistula Rustici ad Eucherium. From the Library of Imperial Classics to the Library of the Fathers », dans R. W. Mathisen, D. Schanzer, Society and Culture in Late

antique Gaul. Revisiting the Sources, Ashgate, Burlington 2001, p. 278-297.

MARTINE DULAEY – EUCHER EXÉGÈTE : L’INTERPRÉTATION DE LA BIBLE 73

à cette occasion qu’il les envoie à Hilaire d’Arles, sans doute pour avoir son avis sur l’intérêt de la chose, et à Salvien, à qui le lie une longue amitié, et à qui il veut exprimer sa reconnaissance pour les enseignements qu’il a dispensés à ses fils35

. Il faut probablement situer cela après 441, peut-être même entre 442 et 450, si les deux fils sont déjà évêques.

La lettre de Rusticus montre qu’on est alors passé au stade de l’édition à l’antique, avec prêt de l’ouvrage en vue de la transcription. L’idée d’une édition en deux temps permet de rendre compte des apparentes contradictions des textes, et notamment de l’opposition entre le De uiris illustribus de Gennade, qui affirme que les fils d’Eucher n’étaient pas encore évêques à l’époque où leur père a écrit les deux livres, et la lettre de Salvien, qui voit en eux des magistri ecclesiae36

. C’est donc bien en tant qu’évêque de