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3.8 Application aux phénomènes d’agrégation et de construction

3.8.7 Modélisation du déplacement dans la phase initiale du processus d’agré-

Nous avons construit notre modèle de suivi de bord en nous appuyant uniquement sur des expériences avec soit des cadavres isolés, soit des tas circulaires. Cependant nous avons été attentifs à permettre son utilisation lors de l’étude du processus d’agrégation de cadavres et l’avons donc défini pour un champ de cadavres quelconque (cf. la définition du vecteur orientation ωn et du stimulus de bord s). Les configurations utilisées pour l’inversion du

modèle ne correspondent toutefois qu’à une partie de celles rencontrées par une fourmi lors du processus d’agrégation. Elles ne sont notamment pas représentatives de la phase initiale avec son champ de cadavres très dispersés (au début les cadavres ont été distribués aléa- toirement de la manière la plus uniforme possible). Or cette phase est essentielle dans le processus d’agrégation : Le caractère aléatoire du champ de cadavres et la stochasticité des comportements de dépôt et de prise conduisent à des fluctuations aléatoires de la densité spatiale de cadavres. Les petites zones où la densité de cadavres est légèrement plus grande que la moyenne, appelées “germes”, sont ensuite amplifiées et prédéterminent ainsi en partie la structure finale obtenue après 24h. Il est donc important de comprendre le déplacement dans ce champ de cadavres dispersés. L’approximation de diffusion tient souvent une place de premier plan dès que l’on aborde la question de l’analyse de la morphogenèse auto-organisée résultant des comportements individuels (c’est-à-dire après la phase de construction du mo- dèle comportemental, lorsque l’on cherche à utiliser ce modèle pour proposer une analyse du système complet). En effet, les analyses de mécanismes les plus convaincantes sont aujour- d’hui communément appuyées sur des approches dans lesquelles on établit d’abord un modèle “macroscopique” rendant compte de la dynamique aux grands temps, puis on fait appel aux techniques de la physique non linéaire (notamment aux analyses linéaires de stabilité) pour comprendre comment les ingrédients du comportement individuel influencent le nombre et la dimension des structures émergentes, les conditions requises pour que la morphogenèse soit amorcée, etc. A notre connaissance, tous les travaux en ce sens concernant les phénomènes d’agrégation et de construction chez les insectes se sont appuyés sur des modèles macrosco- piques appartenant à la famille des modèles réacto-diffusifs, les positions des insectes et celles des cadavres étant représentées par des champs de densité, avec comme justification l’ob- servation que le déplacement était compatible avec l’approximation de diffusion aux grands temps.

Pour la suite du présent travail, il est donc essentiel de comprendre si une telle hypothèse (l’approximation de diffusion) peut encore être défendue avec notre modèle de marche à fré- quence de changement de direction asymétrique. Dans le cas du champ de cadavres initial,

la distribution spatiale des cadavres est uniforme ce qui implique que le stimulus de bord s correspondant, d’un point de vue macroscopique, est nul. On est donc dans les conditions (s < st) pour lesquelles notre modèle de déplacement ajusté dans la section précédente prédit

une marche diffusive (de Pearson). Au niveau macroscopique le déplacement dans le champ de cadavres initial peut donc être décrit par un simple modèle de diffusion. Nous montre- rons par simulation de notre modèle de déplacement (avec une représentation explicite de tous les cadavres) que toutes les observables spatiales concernant le déplacement des fourmis (distribution gaussienne du déplacement net d’une fourmi, évolution temporelle linéaire du déplacement quadratique, densité de probabilité de présence uniforme, fonction de distri- bution isotrope, etc.) sont effectivement compatibles avec l’approximation de diffusion aux grands temps.

Ce résultat nous incite donc à considérer avec attention la possibilité d’utilisation d’une approche réacto-diffusive dès les premiers instants. Les observables spatiales que nous avons mentionnées sont cependant insuffisantes pour comprendre le rôle du déplacement dans le phénomène d’agrégation. La statistique des stimuli de bord s rencontrés par une fourmi, que nous appelons la statistique de visite, est également importante puisqu’elle détermine largement les comportements de dépôt et de prise (cf. Sec. 4.4). Dans le cas du champ initial, la statistique de visite conditionne la dynamique d’agrégation initiale en ce qui concerne le nombre, la taille et la densité des premier petits tas. Cette statistique de visite dépend des trajectoires des fourmis relativement aux positions des cadavres (notamment de la distance au cadavre le plus proche). Une zone de forte densité correspond à une accumulation de cadavres dans une petite zone de l’espace, ce qui permet de prédire la statistique de visite correspondante sans trop d’ambiguïté, à partir du seul champ de densité. De même une zone de très faible densité correspond à des cadavres isolés et la statistique de visite peut aussi être prédite sans difficulté. Ces deux cas permettent de représenter la plupart des configura- tions rencontrées lors du processus d’agrégation, mais pas les configurations typiques de la phase initiale. En effet on a dans le champ initial essentiellement des densités intermédiaires qui peuvent correspondre à plusieurs arrangements de cadavres très différents (il peut par exemple s’agir de quelques cadavres repartis uniformément dans l’espace ou alors de ces mêmes cadavres accolés deux par deux) et à ces arrangements différents correspondent des statistiques de visite très différentes (cf. Fig. 3.45e-f). Un modèle de dérive-diffusion utilisant uniquement un champ de densité pour représenter les cadavres du champ initial ne permet donc pas de rendre compte de la statistique de visite.

Nous montrerons par simulation numérique que la statistique de visite dans le champ initial résultant de notre modèle de référence de la marche aléatoire est très différente de

celle résultant d’une marche diffusive. La contradiction de ce résultat avec le fait que le modèle macroscopique (dérive-diffusion et densité de probabilité de présence d’un cadavre) est dans le cas du champ initial équivalent à un modèle de diffusion confirme que ce modèle macroscopique ne peut pas être utilisé pour étudier la phase initiale. Le seul champ de densité de cadavres est insuffisant pour prédire l’effet sur l’agrégation du champ de cadavres initial. Comme nous l’avons souligné, il faut également prendre en compte la distribution spatiale des cadavres à petite échelle pour définir la statistique de visite. Cette distribution peut être également décrite d’un point de vue macroscopique en utilisant les moments d’ordres supérieurs de la distribution (ce qui est l’approche mise en oeuvre en physique lorsque l’on passe d’une description mésoscopique, avec sa distribution des vitesses, à une description macroscopique où cette distribution des vitesses est résumée par ses moments : la densité, la vitesse moyenne, la température, etc.). Si l’on poursuit cette piste, il faut donc introduire un champ supplémentaire (en plus de la densité de cadavres), décrivant les caractéristiques de l’arrangement spatial des cadavres à petite échelle (un champ de “rugosité”, qui devrait être fourni par un moment d’ordre 2 de la distribution spatiale, qui reste à définir complètement dans ce contexte).

Déplacement net. Nous générons, avec un code Monte Carlo, des trajectoires de fourmis dans le champ de cadavres initial. Nous utilisons la variante du modèle sans réflexion avec inversion de la fréquence de changement de direction ν(θ) pour s > s?. Le champ de cadavres est généré en tirant la position du barycentre de chaque cadavre selon une densité de pro- babilité uniforme sur une surface suffisamment grande à l’échelle du déplacement pour que le champ puisse être considéré comme infini (une fourmi ne peut pas atteindre la frontière de la surface pendant la durée de simulation considérée). Le nombre de cadavres du champ est fixé de façon à reproduire la densité de cadavres du champ de cadavres initial dans les expériences d’agrégation (2.7 · 105 cadavres · m−2). Nous calculons pour chaque trajectoire le déplacement net Q(t), c’est-à-dire la distance entre la position de la fourmi à l’instant initial t = 0 et sa position à un instant ultérieur t. Nous observons que, pour des temps t suffisamment grands, la distribution de Q à l’instant t, pQ(q, t), est une fonction gaussienne

centrée sur le point de départ qui s’élargit progressivement et le déplacement quadratique moyen M2(Q) est une fonction linéaire du temps t (cf. Fig. 3.44). Ce résultat indique que le déplacement d’une fourmi se déplaçant selon notre modèle de référence dans le champ de cadavres initial est, à la limite des temps longs, compatible avec l’approximation de diffusion (définie dans la Sec. 3.4.2.3).

(a) (b) 0 2 4 6 8 10 0.00 0.10 0.20 0.30 longueur de la trajectoire l (m) déplacement quadr atique mo y en M 2

((

Q

))

(m) 0.0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 0.6 0 2 4 6 8 10 déplacement net q (m) pQ

((

q

))

((

m −− 1

))

l==1 m l==5 m l==10 m diffusif modèle de référence

Figure 3.44: Vérification de l’approximation de diffusion pour notre modèle de suivi de bord (variante du modèle sans réflexion avec une inversion de l’asymétrie de la fréquence de changement de direction ν(θ) pour s > s? ajustée dans la Sec. 3.8.6) dans un champ de cadavres de même densité que le champ de cadavres initial du processus d’agrégation étudié (une distribution aléatoire uniforme de densité surfacique 2.66·104m−2) mais dans un espace

géométrique infini. Les calculs ont été réalisés avec un code Monte Carlo. (a) Déplacement quadratique moyen M2(Q). A la limite des temps longs (l → ∞), M2(Q) est une fonction

linéaire du temps t comme le prédit l’approximation de diffusion (Eq. 3.33). (b) Distribution du déplacement net pQ(q, t) résultant de la simulation du modèle. A la limite des temps

longs, pQ(q, t) est une distribution gaussienne qui est aussi compatible avec l’approximation

de diffusion (Eq. 3.32, le coefficient de diffusion D a été estimé à partir du déplacement quadratique moyen de la figure a).

Statistique de visite. Nous simulons, avec un code Monte Carlo, la statistique de visite du champ de cadavres initial, c’est-à-dire la distribution des stimuli de bords s rencontrés par une fourmi se déplaçant dans ce champ. Nous utilisons toujours la variante du modèle sans réflexion avec inversion de l’asymétrie de la fréquence de changement de direction ν(θ) pour s > s?. Avec ce modèle nous nous attendons à une statistique de visite dans le champ de

cadavres décrit ci-dessus très différente de celle correspondant à un modèle diffusif. En effet, à cause de l’asymétrie de ν(θ) dans la zone de bord (st< s < s?), les zones où le stimulus de

bord s est petit devraient être très peu visitées (ηstat est très faible) alors que les zones où s

prend des valeurs intermédiaires et qui correspondent aux bords des “germes” (c’est-à-dire de zones où la densité est relativement forte comparé au reste du champ) devraient être plus visitées (ηstat est plus grande). A cause de l’ inversion de l’asymétrie de ν(θ) pour s > s?,

les zones où s est très grand, correspondant aux centres des “germes”, devraient aussi être moins visitées. La simulation de cette statistique de visite confirme ces prédictions même si la moindre visite des zones de très faible densité est peu visible car ces zones représentent une partie très faible du champ total (cf. Fig. 3.45a-b). L’impact de la marche sur la visite est important pour le processus d’agrégation car, comme les fréquences de dépôt et de prise définies dans le Chap. 4 dépendront de s, les taux de croissance (l’évolution de la densité de cadavres autour d’un point) seront également impactés. Les dépôts de cadavres auront plutôt lieu en périphérie qu’au centre des germes ce qui conduira à une dynamique d’agrégation différente dès la phase initiale (comparer les images du champ de cadavres pendant les premières heures du processus d’agrégation pour le modèle d’agrégation incluant le suivi de bord, Fig. 4.13, à celles pour le modèle diffusif, Fig. 4.11). La dynamique d’agrégation initiale prédétermine probablement en partie la structure finale obtenue après 24h. C’est en tout cas ce que suggère la différence que nous observerons dans le Chap. 4 entre les structures finales correspondant au modèle d’agrégation dans lequel nous utilisons le modèle de suivi de bord de base décrit dans ce chapitre (Fig. 4.12) et le modèle d’agrégation dans lequel nous utilisons une variante appelée modèle de suivi de bord “à seuil” (Fig. 4.13) : Dans ce modèle à seuil, le déplacement est identique au premier modèle pour kBk > 0.8 (ce qui est vérifié par quasiment toutes les configurations rencontrées par une fourmi autour des tas circulaires utilisés dans ce chapitre) mais il n’y a pas inversion de l’asymétrie de ν(θ) (ce qui revient à poser s? → +∞) pour kBk < 0.8 (de telles configurations sont typiques de la phase initiale).

Cette comparaison n’autorise cependant pas de conclusion définitive sur l’effet de la phase initiale car, s’il est vrai que les configurations où kBk < 0.8 sont négligeables pour des tas circulaires, il n’est pas sûr qu’ils le soient aussi autour des tas non circulaires résultant du processus d’agrégation.

(a) (c) (e) 0 1 2 3 4 0.0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 stimulus de bord s pdf(s) diffusif inversion de νν((θθ)) modèle à seuil 0 1 2 3 4 0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0 1.2 1.4 stimulus de bord s pdf(s) diffusif réflexion spéculaire test demi−tour 0 1 2 3 4 0.0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 stimulus de bord s pdf(s) lisse rugueux (b) (d) (f) 0 1 2 3 4 5 0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0 stimulus de bord s cdf(s) diffusif inversion de νν((θθ)) modèle à seuil 0 1 2 3 4 5 0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0 stimulus de bord s cdf(s) diffusif réflexion spéculaire test demi−tour 0 1 2 3 4 5 0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0 stimulus de bord s pdf(s) lisse rugueux

Figure 3.45: Statistiques de visite du champ de cadavres initial du processus d’agrégation. Les figures a, c et e indiquent les distributions pdf (s) des stimuli de bords s rencontrés par une fourmi se déplaçant dans un champ de cadavres de même densité que le champ de cadavres initial du processus d’agrégation étudié (densité surfacique 2.66 · 104 m−2) et dans

un espace géométrique infini. Les figures b, d et f montrent les distributions cumulées cdf (s) correspondantes. Tous les calculs ont été réalisés avec un code Monte Carlo. Sauf indication contraire, les barycentres des cadavres sont distribués selon une loi aléatoire uniforme. (a- b) Modèle diffusif (marche de Pearson), la variante de notre modèle de suivi du bord sans réflexion avec une inversion de l’asymétrie de la fréquence de changement de direction ν(θ) pour s > s? ajustée dans la Sec. 3.8.6 et le modèle de suivi de bord “à seuil”, qui est identique

à ce modèle de base pour kBk > 0.8 mais dans lequel il n’y a pas inversion de l’asymétrie de ν(θ) pour kBk < 0.8. Avec notre modèle de base, les zones où s est grand sont plus visitées qu’avec le modèle diffusif alors que les zones où s est petit le sont moins. Le modèle à seuil conduit à une statistique de visite quasiment identique au modèle diffusif. (c-d) Variante du modèle avec une réflexion totale et spéculaire sur la ligne iso-stimulus s = s? (ici s? = 0.87) et

test avec une réflexion de 180o (demi-tour). De façon surprenante il y a des fourmis dans les

zones où s > s? avec la réflexion spéculaire totale. Comme attendu, on a une absence totale

de fourmis dans ces zones dans le cas du demi-tour. (e-f) Le modèle de suivi de bord de base dans deux champs de cadavres de “rugosités” différente. La configuration “lisse” correspond à la distribution aléatoire uniforme de tous les cadavres (comme dans le champ de cadavres initial du processus d’agrégation). La configuration “rugueuse” correspond à une distribution aléatoire uniforme de la moitié des cadavres en plaçant deux cadavres à chaque position tirée. Ces deux configurations conduisent à des statistiques de visite différentes (les très petites et très grandes valeurs de s sont plus fréquentes pour la configuration “rugueuse”).

la ligne iso-stimulus s = s? devrait logiquement conduire à l’absence totale de fourmis pour

s > s? mais les simulations montrent que ce n’est pas le cas (cf. Fig. 3.45c-d). La raison

est que nous avons défini l’angle de réflexion non pas par rapport à la normale à la ligne iso-stimulus (dont le calcul numérique serait lourd) mais par rapport au vecteur orientation

ωn, en utilisant le fait que ces deux directions sont égales pour toutes les configurations où

la distribution des cadavres peut être décrite par un champ de densité de probabilité de présence de second ordre (cf. Sec. 3.8.5.1). Comme le champ de cadavres initial ne fait pas partie de ces configurations, les deux directions sont différentes et il en résulte que quelques trajectoires traversent la ligne iso-stimulus. Pour confirmer cette explication, nous avons aussi simulé la statistique de visite pour une réflexion de 180◦ (demi-tour) qui ne fait pas intervenir le vecteur orientation ωn. Comme attendu nous avons dans ce cas une densité de

probabilité de présence ηstat à l’état stationnaire nulle pour les zones où s > s?. A cause de ce

comportement inattendu de la variante avec réflexion spéculaire dans le champ de cadavres initial, nous utiliserons à partir de maintenant (et notamment dans le Chap. 4) uniquement la variante sans réflexion avec inversion de la fréquence de changement de direction ν(θ) pour s > s?.

N.B.2 : Nous avons montré dans cette section qu’une approche macroscopique utilisant l’équation de dérive-diffusion pour représenter le déplacement des fourmis, avec comme ob- servables les seuls champ de densité de probabilité de présence d’une fourmi et le champ de densité de cadavres, ne permet pas d’étudier la phase initiale du processus d’agrégation de cadavres. Elle pourrait toutefois être utilisable une fois qu’il y a des tas de cadavres clai- rement établis auquel cas le vecteur orientation macroscopique ωn n’est plus nul et on se

retrouve dans des configurations proches des bords droits et circulaires étudiés plus tôt dans ce chapitre.