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Le modèle d’horloge interne de Gibbon, Church et Meck (1984) : la théorie du temps scalaire 33

Chapitre II. Les modèles d’estimation du temps

2.1. Les modèles d’Horloge interne

2.2.2. Le modèle d’horloge interne de Gibbon, Church et Meck (1984) : la théorie du temps scalaire 33

Pour rendre compte des conduites d’estimation du temps chez l’animal, dans les années 70, Gibbon et Church ont repris le modèle d’horloge interne de Treisman (1963) pour

le développer (Gibbon, 1977 ; Gibbon, Church, & Meck, 1984). En l’occurrence avec Warren Meck, ils ont intégré ce mécanisme d’horloge interne sous forme de pacemaker à un système de traitement de l’information temporelle (Gibbon, Church, & Meck, 1984). Au système d’horloge, ils ont donc ajouté des processus mnésiques et des processus décisionnels (voir Figure 6).

Figure 6. Représentation schématique du modèle d’horloge interne de Gibbon, Church et

Meck (1984).

Les processus mnésiques impliquent une mémoire immédiate stockant le nombre d’impulsions comptabilisées pour la durée en cours de traitement ou qui vient juste d’être traitée, par exemple la durée de comparaison dans la tâche de bissection temporelle ou de généralisation temporelle. Les processus mnésiques impliquent également une mémoire de référence qui stocke à long terme les durées importantes qualifiées de durées de référence, par exemple les deux durées standard en bissection temporelle (la durée standard courte (SC) et la durée standard longue (SL)), ou la durée standard (S) en généralisation temporelle.

ce n’est pas une seule valeur qui est stockée en mémoire, mais une distribution de valeurs (*) correspondant à la durée standard, notée SC*, SL* pour la bissection temporelle, et S* pour la généralisation temporelle.

Quant aux processus décisionnels, il s’agit d’un système de comparaison comparant la durée de comparaison t à la moyenne de la distribution de la durée standard ou à un échantillon de durées tiré de cette distribution. Ainsi, en bissection, quand la différence entre la durée de comparaison et la durée standard courte est inferieure à la différence entre la durée de comparaison et la durée standard longue, le sujet tend à répondre plutôt court, et dans le cas inverse plutôt long. Toutefois, tout dépend du critère de décision (paramètre b) adopté par le sujet. Le sujet peut en effet être plus ou moins conservateur, tolérant une plus ou moins grande différence dans les différences de durées (Figure 7).

L’augmentation du critère de décision (paramètre b) sans modification de la représentation en mémoire de référence des durées (paramètre c) est responsable de l’augmentation « oui, les durées sont les mêmes ». Cependant, cette augmentation est légèrement plus grande pour les durées de comparaison plus longues que le standard, comparativement aux durées de comparaison plus courtes que le standard. Ceci se traduit par l'inclinaison plus grande vers la droite avec la valeur plus importante du critère de décision.

Figure 7. Illustration de l’effet de variation du critère de décision (paramètre b) (reproduit de

Droit-Volet & Izaute, 2005)

Quelques rares études ont essayé de directement manipuler ce seuil de décision avec l’utilisation de feedback (Droit-Volet & Izaute, 2005, 2009 ; Wearden & Grindrod, 2003). Par exemple, dans une tâche de généralisation temporelle, Wearden et Grindrod (2003) ont constitué deux groupes de sujets. Dans un groupe « encouragement » (« encourage »), plus de points étaient accordés pour les réponses correctes « oui, les durées sont les mêmes » que pour les réponses correctes « non, elles sont différentes »; et dans l’autre groupe « découragement » (« discourage »), plus de points étaient donnés pour les réponses correctes « non » que pour les réponses correctes « oui ». Cela change alors l’allure des courbes de généralisation (voir Figure 8). Les sujets répondent plus souvent « oui » dans la condition « encourage » que dans la condition « discourage », et cela quelle que soit la durée réelle. De plus, la modélisation des données avec le modèle modifié de Church et Gibbon (1982) par Wearden (1992) (modified Church and Gibbon MCG) révèle que la modification de cette courbe est directement liée à une modification du critère de décision (paramètre b), la représentation en mémoire de référence des durées restant inchangée

Figure 8. Proportion de réponses « oui, les durées sont les mêmes » selon la durée du

stimulus pour le groupe « encourage » et « discourage » (reproduit de Wearden & Grindrod, 2003).

Enfin, il est important de noter que selon les modèles basés sur la théorie du temps scalaire, la règle de comparaison / de décision, peut changer, se rapportant à la durée standard ou à la durée de comparaison (Gibbon et al., 1984 ; Wearden, 1999). Par exemple, dans la tâche de généralisation, sur la base de leurs données chez l’animal, Church et Gibbon (1982) concluent que la règle de décision est :

s* correspond à une valeur tirée de la distribution en mémoire de référence de la

durée standard, t correspond à la durée de comparaison présentée, et c correspond au seuil décisionnel.

En revanche, Wearden (1992) opte pour une autre règle de décision à partir de ses données chez l’homme. Selon lui, la règle est :

Abs (s*-t)/t<b*

Quoiqu’il en soit, la justification du choix des règles de décision n’est pas très claire selon moi. L’objectif des auteurs semble être un meilleur ajustement possible de leur modèle à leurs données, aux données chez l’animal pour Gibbon et Church (1982) et aux données chez l’homme pour Wearden (1992). Pour une discussion des règles de décision, on peut se référer à l’article de Allan (1998) ou aux articles ou à l’ouvrage récent de Wearden (2016).

2.2. Des modèles d’horloge interne plus plausibles au niveau

neurobiologique : les modèles de détection de coïncidences

Les modèles d’horloge interne, dont ceux tirés de la théorie du temps scalaire, sont les modèles les plus populaires et les plus utilisés par les psychologues dans le domaine du temps, car ils permettent des prédictions expérimentales précises qui peuvent être validées sur le plan comportemental. Cependant, tous les chercheurs s’accordent à dire que ce système est peu plausible sur le plan neurobiologique. En effet, dans notre cerveau, nous n’aurions pas un seul « pacemaker » qui sert de base de temps. Plusieurs chercheurs ont bien tenté de rechercher ce pacemaker, ce « donneur unique de temps ». Certains par

al., 2015 ; Meissner & Wittmann, 2011 ; Wittman, 2009, 2013), d’autres encore que le rythme alpha cortical pouvait assurer un tel rôle (Treisman, Cook, Naish, & MacCrone, 1994). Cependant, ils ont tous échoué à mettre en évidence un lien direct entre ces rythmes et leurs variations et l’estimation du temps, même si l’on reconnait actuellement que ces rythmes peuvent jouer un rôle dans l’estimation du temps (e.g., Wiener & Kanai, 2016). Meissner & Wittman (2011) ont par exemple montré dans une étude récente que plus les sujets sont conscients de la fréquence de leur rythme cardiaque, meilleurs ils sont dans leur estimation du temps. Devant cet échec à trouver une source unique à la base de l’estimation du temps, des chercheurs ont supposé qu’il ne devait y avoir pas une, mais plusieurs sources de base de temps distribuées dans tout le cerveau. Miall (1989, 1992) a alors supposé qu’un ensemble d’oscillateurs corticaux actifs pendant la présentation du stimulus pouvait servir à l’estimation du temps (Figure 9). Comme on peut voir sur la Figure 9, un sous groupe d’oscillateurs (par exemple N=6) serait remis à 0 au début de la durée du stimulus à estimer (t0). Puis, à la fin de ce stimulus (t1), seul un sous groupe d’oscillateurs se retrouve en phase, produisant une activité maximale coïncidente à ce moment. Selon Miall (1989), la durée serait alors constituée sur la base du plus petit multiple commun de ces oscillateurs coïncidents (voir Droit-Volet & Wearden, 2003, pour une présentation détaillée du modèle en français).

Figure 9 : Le modèle de détection de coïncidences de Miall (1989), the Beat Frequency

model (reproduit de Droit-Volet & Wearden, 2003).

The striatal beat frequency (SBF ; Mattel & Meck 2004)

L’idée d’un ensemble d’oscillateurs à la base de l’encodage du temps a été reprise par Mattel et Meck (2004) dans leur modèle de détection de coïncidences appelé « the Striatal Beat Frequency model » (SBF ; Mattel & Meck 2004). Ce modèle intègre ces oscillateurs à la base de l’encodage du temps dans un processus global de traitement de l’information temporelle, comme pour la théorie du temps scalaire dont Meck est à l’origine (Figure 10).

Figure 10. Représentation schématique du modèle de détection de coïncidence de Matell et

Meck (2000, 2004).

L’objectif de Mattel et Meck (2004) était d’identifier les différentes régions du cerveau impliquées dans chaque processus du traitement de l’information temporelle. Ils ont alors mis en évidence une boucle dite cortico-striato-thalamo-corticale impliquée dans le jugement temporel. Au niveau cortical, on retrouve alors les oscillateurs corticaux décrits par Miall (1989) qui déchargent à leurs propres fréquences (entre 8 et 12HZ) et servent de base

de temps lors de l’encodage de l’information temporelle, de la durée du stimulus. Chaque durée serait donc associée à un pattern d’activité oscillatoire corticale. Au niveau striatal, on trouve les neurones striataux qui auraient pour fonction de détecter les patterns d’oscillations correspondant aux durées importantes qui ont été apprises et mémorisées au préalable. Au niveau thalamique, on retrouverait la mémorisation des durées et les sorties conduisant aux comportements.

De plus, et ce qui nous intéresse plus particulièrement dans nos études concernant les émotions, le système dopaminergique (substance noire) – qui joue un rôle important dans les émotions comme la peur – jouerait un rôle modulateur dans le jugement du temps en agissant à la fois sur le striatum et les oscillateurs corticaux. On envisage alors deux types d’action dopaminergique : une action de type phasique et une action de type tonique. Le relâchement de dopamine de type phasique servirait au déclenchement du processus de traitement conduisant à la synchronisation des oscillateurs corticaux. Il jouerait un rôle de «start gun», comme le suggèrent Meck, Penney et Pouthas (2008). Son action consisterait en quelque sorte à fermer le système de « switch » (interrupteur) situé entre le pacemaker et l’accumulateur, tel que proposé dans la théorie du temps scalaire. Dans le cas par exemple de la perception d’un stimulus effrayant, il y aurait alors une décharge dopaminergique qui conduirait à un traitement plus tôt de la durée du stimulus, liée au déclenchement plus rapide de la fermeture du switch. Or, comme nous le verrons par la suite à propos des distorsions émotionnelles du temps, si le switch ferme plus tôt, alors le temps parait plus long. En revanche, le relâchement de dopamine de type tonique change la fréquence des oscillateurs corticaux, autrement dit ce qu’on appelle la vitesse de l’horloge interne. Dans le

Ce modèle de perception du temps a été en partie validé dans les études d’imagerie cérébrale, d’électrophysiologie, de pharmacologie et comportementales (voir par exemple Allman & Meck, 2012 ; Buhusi & Meck, 2005 ; Coull, Cheng, & Meck, 2011 ; Gu, Van Rijn, & Meck, 2015 ; Harrington & Jahanshahi, 2016 ; Harrington, Zimbelman, Hinton, & Rao, 2010 ; Kononowicz, Van Rijn, & Meck, 2016 ; Matell & Meck, 2000, 2004 ; Meck, 1996, 2003, 2006 ; Meck, Penney, & Pouthas, 2008 ; Merchant, Harrington, & Meck 2013 ; Oprisian & Buhushi, 2011 ; Van Rijn, Gu, & Meck, 2014). Bien que les résultats changent selon les études utilisant différentes tâches d’estimation du temps, les résultats font régulièrement état de l’activation du striatum ainsi que celle du cortex frontal lors du jugement temporel chez l’homme (e.g., Coull & al., 2011 ; Harrington & al, 2010 ; Wiener, Turkelbaud, & Coslette, 2010). En 2010, Wiener, Turkelbaud et Coslette ont réalisé une méta-analyse des études menées en imagerie sur le temps et ont confirmé que seules ces deux structures cérébrales sont toujours, ou plutôt souvent, impliquées dans le jugement du temps. Néanmoins, selon les tâches et les gammes de durées utilisées – courtes ou longues – d’autres structures peuvent être activées : 1/ l’aire motrice supplémentaire (AMS) (Coull, Chang, & Meck 2011 ; Macar, Coull, & Vidal, 2006 ; TIpples, Brattan, & Johnston,, 2013, 2015 ; voir aussi Coull, Vidal, & Burle, 2016 ; Harrington & al, 2010 ; Kononowicz & al, 2016 ; Van Rijn, Kononowicz, Meck, Ng, & Penney, 2011 ; Van Rijn, Kononowicz, Vidal, Casini, Wiener, Penney, & Ng, 2014 ; Wiener, Turkelbaud, & Coslette, 2010), dont la fonction serait pour certains liée plutôt à la mémoire à court terme ou à l’attention (Coull, 2004), 2/ le cervelet (pour une revue, voir Ivry, Spencer, Zelaznik, & Diedrichsen, 2002), plutôt impliqué dans les processus de mémoire à long terme et décisionnels (Gibbon, Malapani, Dale & Gallistel, 1997), 3/ ou encore le cortex pariétal responsable du processus de représentation des grandeur (Bueti & Walsh, 2009). Pour cette raison, la boucle du traitement du temps a été élargie. On parle

alors de boucle cerebro-striato-thalamo-parieto-coricale. Une telle étendue des aires cérébrales impliquées dans le traitement du temps conduit à se poser la question suivante. Le système de traitement du temps, n’est-il pas finalement partout dans le cerveau, et ainsi nulle part de manière spécifique ? Autrement dit, est-il une propriété émergente du fonctionnement cérébral ? Cependant, les recherches que j’ai réalisées lors de ma thèse ne permettent en aucune mesure de trancher cette question. Je n’ai du reste aucune ambition de trancher un jour cette question qui me dépasse, n’utilisant pas dans mes travaux de mesure de l’activité cérébrale. Ce qui m’importe, en tant que psychologue, tient à l’étude des conduites d’estimation chez l’homme et ses variations suivant les contextes notamment émotionnels, et d’essayer d’expliquer pourquoi on observe des distorsions temporelles. Or, les modèles d’horloge interne, comme ceux issus de la théorie du temps scalaire, me permettent d’expliquer ces distorsions temporelles par des mécanismes simples, que nous allons envisager plus en détails maintenant. De plus, comme le rapporte Cheng et collaborateurs (2016), que ce soit des impulsions, des tics ou des fréquences d’oscillation ou l’accumulation de quelque chose d’autre, les prédictions restent les mêmes : plus de … sous l’effet par exemple de la peur est égal à plus long sur le plan temporel.